L`Intermède
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4. Un Poitevin de poids

1929-2009. Quatre vingt-ans, l’an passé que la sculpture du Lanceur de poids fut conçue par le plus Français des Américains, Alexandre Calder (1898-1976). Du fil de fer - comme il se doit - pour façonner la silhouette du sportif et un modèle, Paul Poitevin, 17 ans à l’époque. Rencontre avec un plus que centenaire qui, de péripéties en épreuves, pioche avec une précieuse volubilité dans ses souvenirs à la pelle.


Impasse du Petit-Thouars, à deux pas de République. C’est là, derrière le porche dominé par un chiffre pair, que Paul Poitevin planque la palanquée de poids qu’il a été amené à projeter au cours de sa longue carrière de sportif. Pas dans un placard, non. Entre la patère, derrière la porte d’entrée, et le buffet bas praguois (sa mère était Tchèque), à l’autre extrémité du vestibule, ils composent comme une pyramide à une face qui va se rétrécissant du plancher au plafond et qui, à chaque pas que l’on ne peut s’empêcher de faire - car il faut bien rejoindre notre hôte qui s’impatiente au salon, immobile dans sa chaise à pot -, menace de nous aplatir à tout moment. Pour le coup, le corridor parait impraticable, presque interminable, et les plaintes du parquet, proprement insupportables. Pas de veine, comme il nous a fallu nous propulser du lit dès potron-minet, c’est passablement en aveugle qu’on a passé pull, pantalon et pompes. Et c’est ainsi que par mégarde, on se promène en pataugas, là où la prudence nous recommanderait plutôt d’avancer en pantoufle. On en est à pratiquer le pas de loup quand, à mi-parcours et provenant de la pièce à rallier, trompette la voix de Paul Poitevin, à peine altérée par le poids des années, et même pleinement goguenarde : "Pas de panique, jeune homme, ils sont collés à la paroi !" De nouveau raide comme un piquet, on hésite à lui chanter pouilles, puis on se ravise car même pervers peut-être, on ne saurait pourfendre le modèle de Calder.

Le pauvre homme avait beau nous avoir prévenu de son impotence : en pénétrant dans le dépotoir qui lui sert de pièce à vivre et dormir - sacs plastiques, mouchoirs en papier et pansements se partageant les surfaces planes -, on ne peut s’empêcher de ressentir un coup au plexus devant ce qui reste de la poitrine athlétique qui a inspiré le sculpteur, réduit à l’état d’épave depuis qu’une poliomyélite lui a ôté, il y a plus d’un demi-siècle, la possibilité de placer un pied devant l’autre, et que le pinard a fait le reste. "Entrez, entrez, n’ayez pas peur. Faites-vous une petite place près de la porte-portrait, interview, alexandre calder, lanceur, lanceur de poids, 1929, sculpture, fiction, nouvellefenêtre que je vous inspecte. Content de pouvoir vous épauler, ça fait un paquet d’années qu’on n’a pas pris la peine de pousser jusqu’à l’impasse pour palabrer. C’est épatant, vraiment épatant", se répand-t-il avec un empressement presque paralysant. Une fois la poussière prestement époussetée, il faut poser en partie son popotin sur un polochon au bord de l’expiration jeté en travers d’une chaise drôlement potelée des pattes. Lui déplace imperceptiblement son fauteuil roulant pour mieux potiner, le corps en complète capilotade mais la tête parfaitement pleine, comme il va le prouver.

Fils unique d’un perruquier et d’une péripatéticienne qui, "n’en déplaisent aux pipelettes qui ne se sont pas gêné pour pouffer quand les parents ont pris un petit appartement à Raspail où le paternel préparait ses postiches", se sont instantanément tapés dans l’œil, non pas sur une parcelle de bitume, mais de part et d’autre d’un comptoir en palissandre, près de Montparnasse. "Naturellement prune, ma mère pour épater ses copines restées au pays avait pensé se grimer en blonde platine. Elle avait projeté de se faire tirer le portrait chez le photographe réputé de la rue du Paradis, tout près du plain-pied où elle tapinait, et de le leur envoyer. En fait de photo, elle leur fit parvenir celle de son couple, queue de pie et bouquet de mariée en prime. Tout est parti d’une perruque, aussi plausible que je m’appelle Paul Poitevin…" Pendant qu’il pérore - ce qui ne l’empêche pas de picoler le Pouilly posé sur la nappe aux motifs pivoines -, nous picorons des sensations, in petto, impressionnés par la prestance de ce visage presque entièrement parcheminé, et pourtant si expressif. Sa pétulance de paradeur parvenant, aussi époustouflant que cela puisse paraitre, à repousser les assauts répétés de la puanteur qui remplit pesamment l’espace. Même son poncho pelucheux est parsemé d’empreintes de repas pris sur le pouce. Pour preuve, les plats tout préparés qui se répandent un peu partout, se partageant le peu de place avec l’imposante pharmacopée. Devant ce piteux spectacle, on pourrait éprouver compassion et épouvante, et cependant, à surprendre ce pékin-là se cramponnant à son récit préhistorique avec l’impétuosité d’un patron de parti politique, on pense paradoxalement à son passé d’apprenti lanceur sur tous les stades de la périphérie parisienne, à sa poigne de fer en extension pointant le ciel pendant que la sphère était (a priori) propulsée le plus loin possible.

"C’est à Pernety où je pratiquais mon passe-temps dans les pas d’un grand-père maternel que je n’avais jamais aperçu, mais dont ma pétroleuse de mère m’avait imposé l’image au dessus de mon plumard, qu’un type interlope plutôt court sur pattes et replet est parfois apparu, calepin et crayon de papier dans la poche. Il se promenait le front plissé, parlait peu, parcourait parfois une page de son carnet puis repartait. Il éprouvait quand même une probante préférence pour les expéditeurs de ma trempe. Javelot, disque ou poids, il prenait tout pourvu qu’on projette. Nous autres, on paniquait pas tant qu’il se tenait à sa place sans importuner. On avait tout imaginé, du reporter en quête d’un scoop au pratiquant du dimanche venu se perfectionner, de l’ex-sportif en plein psychodrame à l’amant trop ponctuel, mais pour rien au monde, on aurait parié sur un artiste", profère, appliqué, l'hôte. "Et puis, une après-midi, n’y tenant plus, je l’ai apostrophé sur le mode procédurier. Papier, motif, il allait devoir m’expliquer cette présence répétitive. Et là, mon petit, quand il a poursuivi le propos, j’en aurais presque perdu mon patois. Après, mon poids, je ne l’ai plus contemplé pareillement."

Perturbé à l’énoncé de cet épisode, Paul Poitevin fait une pause, prétexte à agripper le Pouilly et s’humecter le palais. Une poignée de secondes plus tard, retapé, il repart plein pot : "Avec un accent pas d’ici, il m’a parlé de sculpture par le vide et de dessin dans l’espace, et comme il a vite pigé que je ne comprenais goutte à son prologue, il m’a passé son adresse. C’était à Montparnasse, à deux pas. Epaté par le type, je n’ai pas joué les prolongations. J’ai même carrément speedé. A peine le caleçon de sport replié, je suis parti illico presto à la pêche aux explications." Sous la calotte poil-de-carotte, le regard de l’ex-lanceur se perd en introspections comme s’il contemplait de nouveau dans la pénombre lointaine de ses souvenirs la panoplie des pièces primitives que lui a présentées Calder par une après-midi de septembre pas même pluvieuse. "Papier peint défraîchi aux murs, poêle à charbon, du linge qui pendouillait, une étagère pratiquement pliée sous la charge des bouquins, des tabourets, à première vue, ça payait pas de mine mais dans le palace, c’est pas ce qui captivait l’œil. Prenant toute la place, il y avait Helen Wills plus vraie que nature avec son petit chapeau, en pleine extension, pied droit en l’air et bras opposé tout accaparé à récupérer une balle de tennis imaginaire et, plus épatant encore, Romulus et Rémus sous la louve, et pas en bronze les deux pièces, non en fil de fer ! C’est simple : j’en ai perdu la parole." On se serait senti dépossédé pour moins, d’autant que Paul Poitevin connut, ce jour-là, une après-midi décidément propice aux surprises.

Le promenant entre ses planches, ses petits jouets peints et ses sculptures pas banales, Calder le plante sans préambule devant… Paul Poitevin en personne, ou plutôt son personnage de lanceur de poids que lui, le modèle pourtant exemplaire, n’aurait jamais été capable de se représenter avec autant de potentiel. "Ça m’a procuré un effet spécial de me contempler à la fois si plein et si transparent. Les épaules corpulentes, les pattes costaudes, la taille de guêpe, le poids sur le départ… par un improbable tour de passe-passe, il avait saisi tous les paramètres. J’étais devenu une parabole. J’aurais reçu un coup de poing dans le plastron que le choc n’aurait pas été plus puissant. Et à l’époque, Calder c’était peut-être un expert, mais c’était encore personne. Quand j’ai appris, bien des années plus tard, que mon spectre était à Pompidou, j’en ai éprouvé une espèce de joie explosive. Je me suis époumoné comme un perdu. Vous comprenez, je n’ai jamais rien remporté avec les poids, j’ai toujours été une espèce de pitre, alors quand j’ai dû, faute d’époustoufler les professeurs, reprendre la boutique de mes parents, la pensée de ce double catapultant son poids dans la pose d’un authentique parangon, d’un champion à perpétuité, m’a permis de parcourir la vie sans trop de peine, même après l’accident qui m’a emprisonné dans ce putain de carrosse percé", s’emporte-t-il, avant de se perdre dans un silence péninsulaire, signal de l’éminence de notre propre repli.

Pourtant, avant de reprendre notre bâton de pèlerin et d’abandonner notre purotin à moitié assoupi à ses projections privées, on expulse une dernière question à propos du pic de poids dans le vestibule, de cette présence surprenante et flippante comme prête à nous plaquer, à nous piétiner, à nous repasser sans les plis. La demande l’aurait-elle importuné ? Quoi qu’il en soit, il n’a pas l’air d’avoir capté, tant pis. On s’apprête à partir, à prendre la poudre d’escampette sans la réponse quand, d’une voix de pochard pénitent, il soupire : "Le poids de la culpabilité, jeune homme, le poids de la culpabilité". Dehors, le jour commence à péricliter. Dans l’appartement aux pourtours moins précis, l’air parait soudain irrespirable.
 

Alexandre Calder, Le lanceur de poids, 1929. Acier, 82x73x13,3cm, Paris, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou.

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