L`Intermède
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DE F
ÉLIX TOURNACHON, dit Nadar, sont aujourd'hui célèbres quelques portraits - Victor Hugo, Charles Baudelaire, Gustave Doré, George Sand - et ses photographies des catacombes et des égoûts parisiens, éclairés au magnésium. Mais cette polarisation sur une courte période de la production de l'atelier Nadar cache, en réalité, l' "histoire de l'émancipation d'un fils" selon Michel Poivert, commissaire de l'exposition Nadar, La Norme et le caprice, organisée par le Jeu de Paume au Château de Tours à l'occasion des cent ans de la mort du portraitiste. Une histoire que le professeur raconte en retraçant les années 1850 à 1930 d'un atelier qui fut autant le théâtre de la révolution photographique que du déchirement entre un père et son fils.

Par Bartholomé Girard

HAUTES DE TROIS MÈTRES, ces cinq lettres inscrites sur l'immeuble du boulevard des Capucines, à Paris, où Félix Tournachon (1820-1910) installe son atelier en 1860. L'enseigne "Nadar" irradie alors pour attirer le tout-Paris dans l'atelier du portraitiste dont le pseudonyme  recouvre non pas un mais trois hommes : Nadar frère, père et fils. A commencer par Adrien, le cadet de Félix. Ce dernier l'encourage à se lancer dans cette discipline naissante qu'est la photographie en 1854, en l'aidant financièrement pour ouvrir son atelier, avant de le rejoindre pour photographier le mime Deburau en Pierrot. La série à quatre mains des deux frères connaît un grand succès mais Adrien souhaite continuer sa carrière seul et signe ses clichés d'un "Nadar jeune" usurpateur. Félix le traîne devant les tribunaux et gagne seul le droit d'utiliser le nom d'artiste. Ce nom que son fils, Paul (1856-1939), porte à son tour à partir des années 1890, alors qu'il ne lui parle quasiment plus et que Félix Tournachon a revêtu dès 1839 dans l'univers de la presse où il officiait comme journaliste et caricaturiste. Le pseudonyme provient du suffixe "-dard", commun dans le milieu de la bohème, qui donne successivement "Tournadard" puis "Nadar", laissant tomber le -d final pour devenir une marque qui, cent ans après la mort de son créateur et les ruptures familiales qui y sont liées, est incrustée en minuscule, à la main, sur un seul cliché de l'exposition que le Jeu de Paume organise actuellement au Château de Tours : Nolette dans "Adam et Eve", théâtre des Nouveautés (1886). La comédienne, l'air malicieux tourné vers le hors-cadre, y apparaît sur un fond blanc ; ce même décor minimaliste que l'on retrouve dans la totalité des portraits de Nadar père accrochés dans l'exposition La Norme et le caprice, et qui ont marqué l'avènement d'un genre en noir et blanc.


"Rigueur inspirée" contre "fantaisie démocratique"


LA "NORME" DU TITRE correspondrait donc au travail de Félix Tournachon, lui qui a saisi plusieurs dizaines de milliers d'instantanés des grands personnages romantiques de son temps dans des poses hiératiques, solennelles, d'une extrême sobriété et qui assurent le succès de son atelier sous le Second Empire. A rebours, le "caprice" fait écho au fils, Paul, qui accueille dans l'atelier familial des gens du spectacle pour les mettre en scène dans des décors et costumes exhubérants. A la "rigueur inspirée" de Félix répond la "fantaisie démocratique" de Nadar fils, selon la formule de Michel Poivert. D'une génération à l'autre, la IIIe République s'est imposée et la Belle Epoque marque l'avènement de la société de loisir. La photographie, d'expérimentale avec le père, devient un exercice commercial et bientôt Nadar, Félix Tournachon, Paul Nadar, exposition, rétrospective, biographie, parcours, photo, photos, photographies, photographie, château de tours, la norme et le caprice, norme, caprice, jeu de paumepopulaire au temps de Paul. La césure entre les deux vient de cette conception divergente de la pratique photographique, tant dans la forme - le premier privilégie l'essence du sujet, veut faire des portraits "intimes", quand le second charge le cadre d'artifices -, que dans le fond - Félix critique les projets de développements commerciaux de son fils qui installe une annexe de l'atelier, l'Office général de photographie, pour vendre du matériel. De surcroît, le père ne peut tolérer la liaison que son fils entretient avec une actrice de l'Opéra-Comique, Elisabeth Degrandi, déjà mariée.

MAIS PAUL NE LE REJOINDRA officiellement qu'en 1874, rue d'Anjou. Le basculement d'atelier artisanal à entreprise florissante se sera opéré dès 1860, lorsque Nadar quitte la rue Saint-Lazare pour son "palais de verre", Boulevard des Capucines. Le client passe commande, vient poser plusieurs minutes pour se faire tirer le portrait, et paye de plus en plus cher ces images qui doivent, selon le photographe, tant marquer la grandeur sociale de la personne que révéler son intériorité. "Nadar parvient à mettre en place un modèle-type du portrait photographique classique, et établit sa 'Galerie des contemporains' qui assure la rentabilité de l'atelier", poursuit le commissaire. Il collectionne ainsi les portraits de tous ceux qui font la vie parisienne, de Gérard de Nerval à Gustave Courbet, en passant par Eugène Delacroix, Jules Verne ou encore Alphonse de Lamartine. Artistes et aristocrates n'hésitent pas à rester figés dans des positions statuaires de longues minutes pour que la chambre photographique enregistre leur regard. L'impression d'un tête-à-tête est renforcée par le soin que porte Nadar à connaître ses sujets. Offenbach et ses lunettes de travers, Jules Verne et chaque poil de sa barbe contrasté, Baudelaire et son regard méfiant, inquiet, en retrait, prêt à partir, Gustave Courbet et son visage posé contre la main, l'air rêveur... Dans cette patience méticuleuse du photographe qui suspend le temps, il y a la secrète envie de percer à jour, sur un négatif de gélatino-bromure, la psychologie de celui qui fixe l'horizon, de face ou de trois-quarts.


Nécessité intérieure


POUR CE FAIRE, le sujet est isolé, debout ou assis devant un fond uni sur lequel tous les contrastes de lumière se réverbèrent, découpant sa silhouette. Cette lumière qui est, pour Nadar père, comme le pinceau du photographe avec lequel il faut composer, jouant avec des jours combinés, réflecteurs et miroirs. Mais Stéphanie de Saint Marc, auteur de la biographie Nadar (Gallimard, 2010), expliquait récemment dans une interview sur France Culture que Nadar n'avait probablement pas "une conscience très délibérée de son travail. C'était un homme très intuitif ; tout ce qu'il faisait, il le faisait non par raisonnement esthétique, mais par une forme de nécessité intérieure." Une intuition permanente qui l'amène à expérimenter - passionné d'aérostation, Félix construit Le Géant, un grand dirigeable duquel il peut photographier Paris du ciel, mais invente également la lumière artificielle par magnésium, ce qui lui permet Nadar, Félix Tournachon, Paul Nadar, exposition, rétrospective, biographie, parcours, photo, photos, photographies, photographie, château de tours, la norme et le caprice, norme, caprice, jeu de paumed'aller sous terre pour explorer les catacombes et égoûts de Paris - mais qui ne va pas toujours dans le sens des affaires. Ce qui l'a sans doute rendu imperméable à l'évolution du statut de la photographie au tournant du siècle, quand son fils, Paul, a parfaitement épousé le mouvement de la société.

DURANT LES ANN
ÉES 1870, alors que les Nadar doivent à nouveau déménager pour s'installer rue d'Anjou - la guerre franco-prussienne, la Commune et les problèmes de santé de Félix lui font se retirer progressivement des affaires, au profit de sa femme, Ernestine, et de Paul -, cohabitent donc dans l'atelier deux types de personnages a priori antinomiques, réunis dans une seule salle de l'exposition au Château de Tours : "Le clown et le dandy". A la mine sérieuse des ambassadeurs et grands ducs répondent les grimaces des acteurs et mimes du Théâtre des Nouveautés ou des Folies dramatiques, qui parfois se confondent et adoptent la même expression - Michel Poivert cite l'exemple de "Riquet à la houppe formant le portrait inversé du grand duc Pierre de Russie". Une variation sur le thème du caprice et de la norme, un symbole de la fracture qui s'opère entre Félix et Paul : "Au hiératisme quelque peu désinvolte des légionnaires romains de pacotille se mêle le sérieux des portraits officiels, l'atelier du photographe devenant alors une mystérieuse machine à remonter le temps", poursuit le commissaire, évoquant les portraits réunis dans l'espace des "anachronismes" où les sujets posent en statue grecque ou vizir d'une autre époque, dans la Rome Antique ou au début de l'humanité. Cet exostime historique en noir et blanc qui, pour Michel Poivert, est révélateur du souci de distraire dans une époque moins rose que son titre ne le laisse à penser ("Amuser, faire rêver sont aussi le rôle de l'atelier qui portraiture les acteurs en costume") date du temps de l'apparition, aux alentours de 1895, des premiers appareils maniables et des pellicules sensibles permettant l'instantané, facilitant la diffusion d'images de la société de loisirs naissante. Paul accompagne ce développement des amateurs, devenant en 1891 l'agent de... Eastman Kodak. Mais la rupture avec le père ne se consommera jamais tout à fait, Paul gardant le nom de Nadar jusqu'à sa mort, en 1939.


Jamais de négatif brut


ET MÊME SI LE FILS sort à l'occasion la chambre photographique hors les murs pour la planter dans les strapontins des salles de spectacle - les comédiens sont immortalisés sur les planches pour faire la promotion de leurs pièces dans des tableaux vivants aux allures de maisons de poupées sur-éclairées par les éclairs magnésiques -, une grande partie de son travail reste dans l'atelier familial, qui se confond Nadar, Félix Tournachon, Paul Nadar, exposition, rétrospective, biographie, parcours, photo, photos, photographies, photographie, château de tours, la norme et le caprice, norme, caprice, jeu de paumebientôt avec une scène théâtrale où les artistes s'atroupent devant la chambre photographique ("on vient au studio pour donner une représentation rêvée du monde"). Les fonds unis de Félix se recouvrent désormais de tout un décorum - on y peint des pyramides d'Egypte, des forêts et des lacs. Brillant caricaturiste réputé pour son Panthéon de 1854 où, sur une même litographie, cohabitent quelque trois cent portraits-charges d'écrivains, l'héritage de Félix Tournachon à son fils semble bien résider dans cette science du dessin où les personnages sont croqués à l'aide de traits grossis, surlignés, tandis que le père abandonne ses tics de dessinateur quand il devient photographe.

L'EXPOSITION au Château de Tours, où sont accrochés des tirages modernes en positif des négatifs originaux non retaillés, dévoile ainsi les "coulisses de l'atelier" dans les années 1880 : on peut observer le hors-champ ainsi que le recadrage effectué au moment du tirage. Les assistants usent de multiples artifices pour que la mise en scène ne s'effondre pas, que ce soit un panneau pour noircir le fond ou un tambourin pour attirer l'attention des enfants le temps d'un portrait de famille. "La photographie, bien avant le cinéma, est déjà une construction", souligne Michel Poivert. Ainsi de Madame Lantelme dans Le Prince du soleil, au théâtre du Châtelet (1889) qui lève le doigt pour attirer le regard d'un chien à ses pieds, alors que celui-ci scrute en réalité la main d'un assistant qui est coupée nette dans la version en positif...! Plus que "piquées", les photographies sont retouchées : on enjolive, on gomme les disgrâces et on souligne les avantages, en appliquant un crayon ou un pinceau directement sur la surface sensible de la plaque. Noircir les yeux, amincir le nez, aplanir le dos ou faire disparaître les rides au coin des yeux... "On abrase, on gratte, et le négatif n'est jamais un négatif brut."


L'APPARITION des émulsions au gélatino-Nadar, Félix Tournachon, Paul Nadar, exposition, rétrospective, biographie, parcours, photo, photos, photographies, photographie, château de tours, la norme et le caprice, norme, caprice, jeu de paumebromure d'argent facilite la production des portraits, qui sont de moins en moins en buste et de plus en plus en pied, reflet de cet esprit républicain que les Nadar doivent retranscrire en noir et blanc. Les milliers de clichés ainsi réalisés par le père et le fils sont classés dans des registres par profession, dressant une forme de "dictionnaire illustré" de l'intelligentsia romantique de l'époque, selon le mot du commissaire. De même, année après année, chaque séance de photographie est rigoureusement notifiée dans des archives où sont indiquées l'identité de la personne, le coût de la prise et la pose effectuée ("tête appuyée sur la main"). Nadar père a, lui-même, photographié quelques gens du spectacle. Dès la décennie 1870, les modèles féminins se bousculent dans l'atelier, notamment les cantatrices, danseuses et comédiennes. Les longs cheveux ondulés de la danseuse Cléo de Mérode (1875-1966) et le regard mélancolique de la comédienne Sarah Bernhardt (1844-1923) captent la lumière pour dépasser le portrait et laisser place au jeu. L'actrice et ses personnages se confondent : ainsi Bernhardt apparaît-elle tour à tour en Pierrot, Fédora, Lady MacBeth, Phèdre ou Théodora, fixant sur négatif ces personnages éphémères, jouant des épaules et de l'inclinaison de la tête pour exprimer toute une gamme de sentiments.


Cratères, pliures et écumes


LA SÉRIE d'instantanés de ce "monstre sacré" du jeu, selon le mot de Jean Cocteau, dévoile aussi la particularité des positifs des Nadar exposés dans La Norme et le caprice : si les tirages sont modernes, ils respectent les formats et l'état de conservation des négatifs originaux. Aussi les décollements, moisissures et autres détériorations renforcent-ils la texture des photographies. Pierrot dans la pantomime est tâcheté de blanc ; au-dessus de Fédora, le papier est brisé comme un verre ; autour de Théodora flotte un halo immaculé. Si ces accidents et altérations dus à l'exploitation des images à l'époque ne sont pas voulus, contrairement à une Denise Colomb, ils participent tout autant d'un Nadar, Félix Tournachon, Paul Nadar, exposition, rétrospective, biographie, parcours, photo, photos, photographies, photographie, château de tours, la norme et le caprice, norme, caprice, jeu de paumesentiment d'irréel et de fragilité. La moitié du portrait de Giuseppe Verdi est ainsi recouverte de veinures (1867) ; Gérard de Nerval baigne dans un brouillard blanc (1855) ; le bras gauche du Baron de Moturenheim, ambassadeur de Russie, se fond dans une cascade de craquelures (vers 1895), tandis que Monsieur Dubulle, peintre, est cerné par des écorces blanches et des brûlures. Des cratères, pliures et écumes qui épargnent, étrangement, les personnages nadariens en ne les défigurant pas. Comme une menace de disparition qui attend, en suspens.

B.G.
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à Tours, le 11/10/2010

Nadar, la Norme et le caprice
Jusqu'au 7 novembre 2010
Château de Tours
Exposition organisée par le Jeu de Paume
25 avenue André Malraux
37000 Tours
Mar-dim : 13h-18h
Tarif plein : 3 €
Tarif réduit : 1,5 €
Rens. : 02 47 70 88 46

 



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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Sarah Bernhardt, Pierrot dans la pantonime Pierrot Assassin, Palais du Trocadéro, 1883, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 1 Nolette dans Adam et Ève, théâtre des Nouveautés, 1886, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 2 Gustave Doré, vers 1855, Gaspard-Félix Tournachon, dit Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 3 Charles Baudelaire, vers 1860, Gaspard-Félix Tournachon, dit Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 4 Actrices de la revue Paris Boulevard, théâtre des Nouveautés, 1888, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 5 Vauthier et Jeanne Granier, Jupiter et Eurydice dans Orphée aux enfers, théâtre de la Gaîté, 1887, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 6 Mademoiselle Lantelme dans Le Prince du Soleil, théâtre du Châtelet, 1889, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 7 Sarah Bernhardt, Pierrot dans la pantonime Pierrot Assassin, Palais du Trocadéro, 1883, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn
Photo 8 Cléopâtre-Diane de Mérode, dite Cléo de Mérode, danseuse de l’Opéra 1894, Atelier Nadar. Ministère de la Culture et de la Communication - France / Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn