L`Intermède
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Le sang du cygne
Quinze ans après en avoir imaginé les prémices, Darren Aronofsky conte une fable moderne sur la quête mortifère de perfection et met en abyme Le Lac des cygnes, de Piotr Ilitch Tchaïkovsky. Travaillant deux leitmotivs de l'oeuvre du cinéaste américain - le corps en souffrance et le combat intérieur -, Black Swan brise la peau de porcelaine de Natalie Portman et livre une tragédie anxiogène où le fantastique le dispute au psychologique, à la manière du Horla de Maupassant. Sortie le 9 février dans les salles françaises.

Que peut bien éprouver une ballerine après des heures de travail acharné à la barre ? Que lui disent ses membres endoloris et ses articulations fatiguées ? Témoin marqué dans son enfance par la pénible formation de danseuse classique suivie par sa soeur, Darren Aronofsky approche caméra au poing le monde énigmatique du ballet, creusant une place pour le magistral Lac des cygnes de Tchaïkovski au coeur d’une intrigue d'Andrés Heinz. L'action du drame initial, qui met en scène une dangereuse rivalité nourrie entre une actrice et sa mystérieuse doublure à Broadway, est ici transposée dans le prestigieux New York City Ballet. Et l'oeuvre de Tchaïkovski, loin d'être un prétexte pour le film, n'en devient rien moins que le substrat : la compagnie monte Le Lac des cygnes, jusqu'à ce que les rôles et leurs interprètes se confondent. Partant, Black Swan met en scène une véritable maïeutique : celle vécue par Nina Sayers (Natalie Portman), jeune ballerine tout juste désignée pour interpréter le rôle exigent et duel de la Reine des Cygnes, tour à tour cygne blanc et cygne noir. Nina a la grâce et l’innocence ; jouer le cygne blanc ne lui coûterait pas beaucoup plus que ses heures d’entraînement. Mais il faut aussi pouvoir danser le cygne noir ; et Nina n'en a ni la sensualité, ni l'impudence. Pour être à la hauteur du rôle, il lui faudra aussi rencontrer cet autre cygne.

black swan, le lac des cygnes, cygne, cygne noir, swan lake, film, cinéma, critique, analyse, darren aronofsky, aronofsky, natalie portman, portman, décryptage, psychologie, fantastique, surnaturelDe la boîte à musique…
Deux minutes trente durant, le célèbre thème de Tchaïkovsky, porté par le hautbois et la harpe avant de céder aux cuivres, résonne et rythme les pas dansés de Natalie Portman, frêle beauté bientôt ensorcelée par le démon Von Robarth et condamnée à être cygne de jour. D'abord rétro-éclairée et muette, la scène d'ouverture du long-métrage, en plan-séquence, est prophétique. Serein, le pouls des images se précipite peu à peu avec celui de la ballerine, qui commence à craindre celui qui veut danser avec elle et qu'elle a cru être un prince. Car, au fur et à mesure de ce pas de deux, Von Robarth apparaît en effet pour livrer Odette à son nouveau corps. En un mouvement de caméra, de petites plumes blanches couvrent la tête affolée de la ballerine, qui délie ses bras dans ce geste enchanteur mimant un battement d'ailes. C'est ce songe que Nina, dont la vie étriquée tiendrait dans un corset, raconte à sa mère au réveil. Ascète appliquée, poupée fabriquée par une mère vivant par procuration sa carrière de danseuse sacrifiée, rien ne la distingue de cette ballerine qui tourne en rond dans la boîte à musique de sa table de chevet. Sa chambre, d'abord lieu de refuge puis lieu à fuir, est un nuancier de rose, à l'image du physique lisse de femme-enfant de Natalie Portman. La relation symbiotique avec une mère dont l'amour n'a d'égal que l'autorité des fantasmes se fait partout sentir : dans la montagne de peluches et d'objets infantiles qui s'entassent, mais surtout dans ce rose si présent, dont on ne sait s'il doit amuser ou écoeurer.

Si Aronofsky joue avec autant d'insistance avec les gammes de lumière et de couleurs de son film, c'est parce qu'il veut porter le symbolisme de chaque élément à son comble. Cette sur-signifiance, cette sur-caractérisation des personnages et des décors, qui ne sont que noir et blanc dans le théâtre, et poudrés de rose et de vert bouteille dans l'appartement de Nina, n'est pas un manichéisme simpliste : cette saturation est celle des contes, aussi marquée que dans l'argument initial du Lac des cygnes. Les Chaussons rouges de Michael Powell (1948) ou Le Jeune Homme et la mort de Roland Petit (argument de Jean Cocteau) sont autant de fables où l'universalité et la toute-puissance des sentiments en jeu n'ont pas à s'accomoder de la subtilité : leur unique propos est de dire la vérité sur l'âme humaine ; leur valeur heuristique seule importe. Et chez black swan, le lac des cygnes, cygne, cygne noir, swan lake, film, cinéma, critique, analyse, darren aronofsky, aronofsky, natalie portman, portman, décryptage, psychologie, fantastique, surnaturelAronofsky, de Pi jusqu'à The Fountain en passant par Requiem for a dream, l'âme est noire et le fatum, cruel. De façon significative, le rose s'empourpre et cède au rouge : sur les lèvres de Nina, qui a dérobé son maquillage à Bet (Winona Ryder), étoile déchue de la troupe ; dans cette boîte de nuit où Lily (Mila Kunis en amie-rivale) l'entraîne ; mais aussi, et surtout, dans ces gouttes de sang qui perlent sur les rebords de l'écran, jusqu'à gicler dans les yeux de la ballerine quand elle se métamorphose, littéralement, en cygne noir.

Plans serrés, caméra à l'épaule, Darren Aronofsky prend son actrice à bras le corps. Le cadrage peut être instable et l'image brouillonne - et pour cause, il faut suivre Nina partout. Qu'il s'agisse de la filmer de dos, caméra braquée sur la nuque, ou dansant entre les bras du chorégraphe Benjamin Millepied, Natalie Portman ne quitte jamais l'écran. Mais le réalisateur ne filme pas simplement le corps en mouvement : il filme du corps. Comme dans ces plans rapprochés sur un pied au travail, où le chausson de danse plie, pivote et la pointe frappe le sol d'un bruit sourd. Proche des articulations ankylosées qui craquent et des blessures rougissant les orteils, la caméra d'Aronofsky travaille l'intime, jusqu'au jeu de désir et répulsion qui s'installe entre Nina et Lily, nouvelle danseuse dans la troupe. Pourtant, la vraie rivalité ne se joue pas entre elles. Ce cygne noir projeté sur son ennemie-alliée ne complote pas hors d'elle, mais en elle. La percée de cet autre va de paire avec la découverte d'un plaisir sexuel dont Lily est l'un des objets. Fantasme saphique en puissance, elle contribue à une saisissante scène d'onanisme, filmée proche du grain de peau. Où l'oeuvre bascule.

… à l'incarnation
Depuis ses premières secondes, la pellicule défile sur la partition de Tchaïkovski : répétitions, sonnerie de portable, boîte à musique... La bande-son est saturée du Lac des cygnes, dont les variations autour du thème sont assurées par Clint Mansell, inséparable compositeur des films d'Aronofsky. Plus que de simples accompagnements, elles racontent le for intérieur de Nina et confinent les personnages dans leurs rôles, qui ne se distinguent plus de leur quotidien : Nina est bien la reine des cygnes. Chez Aronofsky, le travail d'immersion passe autant par l'image que le son. Quand ce n'est pas le bruit d'une foule spectatrice en délire qui hante incessamment le personnage de Mickey Rourke dans The Wrestler, le précédent film du cinéaste, ce sont les black swan, le lac des cygnes, cygne, cygne noir, swan lake, film, cinéma, critique, analyse, darren aronofsky, aronofsky, natalie portman, portman, décryptage, psychologie, fantastique, surnaturelchuchotements reptiliens ou les échos aquatiques d'un "My sweetheart" maternel qui poursuivent Nina. Le reste des sons travaillés par Mansell, froissements de plumes et cris de cygnes modulés, tient de l'organique qui gonfle avec le désir de Nina. Crescendo, la première partie énigmatique et anxiogène de Black swan bascule, dans un second temps, dans une lutte physique de la ballerine contre cette entité qui semble prendre possession de son être, sans que le cinéaste ne nous dise jamais si elle est bien victime d'un démon fantastique, ou si elle est en proie à des délires schyzophrènes, victime de paranoïa, d'hallucinations, d'un dédoublement de personnalité. Le film lorgne alors vers le baroque, ricochant sur les imperfections et les reliefs de la mécanique trop propre dans laquelle Nina s'inscrivait jusqu'alors. La caméra virevolte autour de Natalie Portman, et il suffit d'une arabesque pour que sa peau noircisse, d'un brisé pour que l'on entende le souffle du vent dans les plumes, d'une pirouette pour que des ailes se déploient.

C'est aussi par-là que Black Swan passe du corporel au charnel, à la carnation. Car le film est avant tout l'histoire d'une métamorphose, révérence d'Aronofsky aux mythes de l'hybridation. Confiant lui-même s'inspirer de celui du loup-garou, le réalisateur puise volontiers dans la grammaire du film d'horreur pour livrer sa propre femme-cygne. "Si cette fille n'était pas entrée…", songe Nina qui vient d'échouer à montrer son premier cygne noir, interrompue par l'arrivée désinvolte de Lily. Mais "cette fille" est son autre, ce cygne noir qui monte en elle jusqu'à se tisser dans son épiderme. Le cinéaste s'adonne à un véritable travail d'imprimeur à même l'épaisseur de la peau de Natalie Portman, et les "symptômes" se multiplient, entre excroissances de chair, poussées de plumes, écorchures et scarifications. Le tout découvert au rythme de la respiration de Nina, omniprésente et manquant elle-même de faire suffoquer. Le reste de la narration se fait dans la sueur et les extrémités : ongles de mains aiguisés par le ciseau maternel et cuticules écorchés à vif se disputent la part du frisson. Aronofsky souffle sur la légende populaire et peint un tableau kafkaïen, dont les premiers coups de pinceau commencent dans un face-à-face à la fois hypnotique et solennel : après le dîner de gala qui vient de destituer définitivement l'ancienne étoile du ballet pour annoncer l'avènement de Nina, la jeune ballerine découvre une imposante sculpture d'homme-cygne sans visage, dressé comme un miroir.

Le miroir, c'est l'autre caméra d'Aronofsky pour Black swan. black swan, le lac des cygnes, cygne, cygne noir, swan lake, film, cinéma, critique, analyse, darren aronofsky, aronofsky, natalie portman, portman, décryptage, psychologie, fantastique, surnaturelS'il est le plus constant partenaire du danseur et une part importante de son identité, il ne lui dit pas pour autant qui il est. Les nombreuses apparitions du personnage de Nina par reflets donnent au film une dimension spectrale, et renforcent l'effet de présence-absence du personnage. Partant, la caméra subjective n'en devient paradoxalement que plus étrangère. La quête de perfection de Nina est perdue d'avance, car elle vise l'inaccessible. En digne héritière de l'Actors Studio, Natalie Portman - qui s'est entraînée dix mois durant pour le rôle et a obtenu le Golden Globe de la meilleure actrice -  s'engage corps et âme dans ce personnage double. Silhouette affinée et affûtée à l'extrême, visage presque émacié, souplesse vertigineuse, le travail d'appropriation du corps s'effectue à rebours de la désintégration mentale. Plus Nina veut être irréprochable, plus elle s'abandonne au surnaturel et à son personnage. Cette obsession maladive pour la perfection l'oblige à transcender son propre corps, sa propre identité : elle se fait happée toute entière, comme l'héroïne des Chaussons rouges, Vicky, ne peut plus s'arrêter de danser dès qu'elle revêt ses chaussons, jusqu'à en mourir. Nina s'aveugle, en se recouvrant les yeux des ailes du cygne noir. "La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche", écrivait Gustave Flaubert. Nina est une éternelle frustrée, et sa libido n'en est que plus sépulcrale. La perfection a le goût de la mort. 

 
 


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  Black Swan
, thriller américain de Darren Aronofsky
 
Avec Natalie Portman, Vincent Cassel, Mila Kunis, Barbara Hershey et 
  Winona Ryder
  Sortie le 9 février 2011
  1h50
 












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Crédits photos : Twentieth Century Fox