L`Intermède


CREEE EN 2017, A LA COMEDIE DE VALENCE, Saïgon avait certes l'ambition d'une oeuvre d'envergure - un décor majestueux, une troupe de onze comédiens et une durée de jeu de 3h15 -, mais rien ne prédisait que cinq ans plus tard, après plus de deux cents représentations à travers le monde et après une pandémie de deux ans, la pipèce ferait toujours salle comble. C'est pourtant bien le cas aujourd'hui, où elle est programmée du 12 au 22 octobre 2022 au Théâtre des Gémeaux, Scène Nationale de Sceaux. Avant toute chose, il semble nécessaire de rendre hommage, de concert avec la Compagnie des Hommes Approximatifs, à l'actrice My Chau Nguyen Thi, décédée en mai 2020 et qui avait tenu pendant deux ans et demi le rôle phare de Linh, repris avec talent et sensibilité par Anne-Marie Ly-Cuong. En dehors de ce changement, la précision du jeu des comédiens et la mise en scène est égale à elle-même, et c'est donc avec plaisir qu'on peut revoir Saïgon et retrouver l'émotion ressentie à chaque représentation.
 

Par My-Linh Dang
 
LA PI
ÈCE MET EN SCÈNE UN CHOEUR DE PERSONNAGES vietnamiens qui, en raison de leur histoire personnelle et de leur position d’entre-deux durant la colonisation française, se voient obligés de quitter le Viêtnam en même temps que les derniers soldats français, pour s’installer à Paris en 1956. Quatre chapitres se succèdent au cours de la pièce, le spectacle procédant par allers-retours successifs entre deux dates symboliques pour une partie des exilés vietnamiens : 1956, date des départs de ceux qui étaient intégrés au système colonial français, et 1996, date à laquelle le gouvernement vietnamien rouvre la frontière à la diaspora. Si, comme le suggère l’universitaire Nathalie Huynh Chau Nguyen, « la mémoire est un autre pays » (Riveneuve Editions, 2013), c’est bien à un retour au pays de la mémoire que nous invite la pièce Saïgon.


Faire entendre la voix et la langue des colonisés

LA PREMIÈRE CHOSE QUI FRAPPE À L'OUVERTURE de la pièce, c’est d’entendre la langue vietnamienne résonner sur scène, celle des Viêt kiêu – les « vietnamiens étrangers » comme le précise le personnage de Hào à sa fille –, une langue hybride, qui mêle le vietnamien des années 1950 au français des années 1990, et qui porte en elle la trace même de l’exil. Le personnage de Linh, âgée alors d’une soixantaine d’années, s’adresse à tour de rôle à son fils Antoine et à ses amis vietnamiens Marie-Antoinette, Lam et Hào, en changeant de langue selon les interlocuteurs. Les passages en vietnamien ne sont pas surtitrés, de sorte que le public non vietnamophone est en empathie avec le fils de Linh, Antoine, qui ne comprend pas la majorité de ce que dit sa mère.

CETTE SITUATION DE BILINGUISME IN
ÉGAL frustre Antoine, qui saisit que dans ces conversations sont échangées des confidences qui lui échappent, à lui le fils i, le métis. Cet isolement linguistique fait écho à d’autres situations mises en scène dans la pièce, où, dans le contexte de la colonisation française, c’est le français, la langue des colons, qui brise de manière irréversible les liens les plus intimes. On voit ainsi les personnages de Mai et Hào, sur le point de se marier en 1956, obligés de se séparer brutalement au moment où les Français sont enjoints de quitter définitivement le Viêtnam – conformément aux accords de Genève de 1954. Hào fait en effet partie des vietnamiens francophiles et francophones. Il travaille comme chanteur au restaurant Saïgon où se retrouvent les militaires et administrateurs coloniaux, tandis que Mai est une patriote qui hait les Français et dénonce avec vigueur la destruction de la culture et de la société vietnamienne par le système colonial.

LA QUESTION DE LA LANGUE EST DONC AU COEUR de la pièce Saïgon, chaque personnage se retrouvant limité ou contraint par les langues qu’il ou elle pratique : la langue des colons, qui donne accès à des lieux privilégiés dans le contexte colonial, se transforme en preuve de trahison et en piège lorsqu’elle force ceux qui la connaissent à partir avec les occupants Français par peur d’être arrêtés ou assassinés par les autorités anticoloniales de 1956. Le vietnamien, au contraire, qui était l’un des obstacles à l’intégration du personnage de Linh lorsqu’elle arrive en France en 1956, trace quarante ans plus tard la frontière d’un espace intime partagé avec ses amis mais dont son propre fils est exclu. C’est cette même langue, métissée et altérée par l’exil, qui provoque des malentendus en chaîne lorsque Hào décide de revenir dans son pays natal en 1996, et prend alors conscience qu’il ne maîtrise plus sa langue maternelle. Et si c’est en français que la voix off s’adresse au public, c’est en plusieurs langues vietnamiennes que se déroule la majorité de la pièce.

LANGUE DES COLONISÉS, LANGUE 
COLONISÉE par la langue des colons, langue conservée précieusement à travers l’exil, ou au contraire langue manquante pour les descendants des exilés, le vietnamien se fait en effet entendre dans ses différentes variantes, depuis celle de l’Indochine de 1956 jusqu’à celle du Viêtnam contemporain en passant par la version métissée des Viêt kiêu en France. In fine, le foisonnement de langues et d’accents différents qu’on entend résonner au cours de la pièce semble traduire la difficulté à trouver le chemin de la réconciliation après l’expérience violente et injuste de la colonisation française.
 

Lieu des rendez-vous manqués

COMME L'A PR
ÉCISÉ LA SCÉNOGRAPHE du spectacle Alice Duchange [lors de la rencontre avec la revue Esprit le 16 octobre 2022], le lieu où se déroule l’ensemble de la pièce, le restaurant Saïgon, a été une évidence pour Caroline Guiela Nguyen dès le début du processus de création.  En effet, dans ce restaurant aux murs blancs et aux tables métalliques se croisent l’Indochine en fin de vie, la France des années 1950 puis des années 1990 et le Viêt Nam contemporain. À l’instar de la patronne, Marie-Antoinette, jouée par la bouleversante Anh Tran Nghia, le lieu reste fidèle à lui-même, résistant au passage du temps mais aussi et surtout à l’expérience du déracinement : que ce soit à Saïgon ou à Paris, on retrouve la même ambiance, la même agitation, la même décoration entre nostalgie (visible avec le tableau de la Baie d’Along) et spiritualité (dont témoignent les autels voisins de Bouddha et de la Vierge Marie). C’est justement grâce à sa capacité à reproduire un « bout de Saïgon » que le restaurant, dans sa version parisienne, est un lieu de retrouvailles amicales et familiales privilégié pour les Viêt kiêu: anniversaires, mariage, soirée de Nouvel An rythment les différents chapitres de la pièce.

LA SUBTILIT
É DE LA DRAMATURGIE ne nous rend cependant pas témoins de ces festivités mais seulement des instants étranges et parfois embarrassants qui les suivent ou les précèdent : la pièce est ainsi composée de rendez-vous manqués, le restaurant devenant ainsi le lieu de tant d’évènements qui se préparent avec frénésie et joie mais ne se produisent jamais selon les attentes des personnages (ou du public). Du dernier repas de famille de Linh à Saïgon jusqu’à son mariage à Paris avec Edouard, ex-soldat français, on ne devine que par bribes que les évènements n’ont pas eu lieu comme il se devait. Alors que le restaurant devait être le lieu de l’allégresse et de la fête, il devient le lieu de scènes d’humiliation, de colère, et de rancœur, à l’image de la dispute qui éclate à la soirée d’anniversaire de Linh en ouverture de la pièce.
 

Frontière poreuse entre public et intime

L’UNE DES CARACT
ÉRISTIQUES MISE EN LUMIÈRE par la pièce, c’est que le restaurant n'est pas seulement un lieu où l’on se retrouve. Alors que l’Indochine prend fin, il est aussi un lieu public interdit, où il est dangereux pour les vietnamiens d’être vus en compagnie ou au service des Français, alors sommés de quitter le pays. Ouvert parfois tard dans la nuit, le Saïgon est également un repère où viennent se réfugier ceux qui ne trouvent leur place nulle part : Louise Gauthier, épouse d’administrateur colonial négligée par son mari à Saïgon ; Edouard, qui refuse de faire face à son alcoolisme et aux mensonges qu’il a multipliés au Viêt Nam pour séduire Linh ; ou encore, assis dans un coin sombre de la salle, le jeune Hào à peine arrivé en France qui rêve chaque jour de rentrer au Viêt Nam. Chacun de ces personnages, perdus dans leurs pensées ou dans leurs obsessions, montre comment le Saïgon est tout autant un endroit de rencontres qu’un lieu où se révèle la solitude des uns et des autres – rappelant presque, par instants, les tableaux mélancoliques d’Edward Hopper.

PAR AILLEURS, LA
SCÉNOGRAPHIE JOUE DE CETTE FRONTIÈRE entre intime et public : chaque festivité collective donne ainsi à voir des instants d’intimité où le regard d’autrui accentue le drame. Créant une sorte de mise en abyme, la mise en scène prend soin de toujours laisser un ou plusieurs personnages témoins des rencontres qui se produisent entre les murs du Saïgon, telles les Françaises ivres mortes qui humilient Mai et Hào le 1er janvier 1956, ou encore Marie-Antoinette qui tente d’apaiser les tensions entre Linh et son fils Antoine en 1996. En effet, parce que le restaurant est le lieu informel où l’on peut à la fois servir l’Empire français et regretter la terre natale du Viêt Nam, c’est entre ces murs que se jouent les instants les plus importants, souvent les plus douloureux, de la vie des différents personnages : adieux entre Mai et Hào, annonce du décès du fils de Marie-Antoinette et dispute violente qui semble signer la fin de l’amour de Linh pour Edouard. Le restaurant semble alors reproduire le paradoxe de la scène théâtrale : un lieu d’exposition publique, où les comportements et les attitudes sont mis en scène sous le regard d’autrui, mais qui est aussi un espace ouvert et traversé par mille émotions, vécues à la fois par les protagonistes mais aussi par les témoins et, dans le cas du théâtre, par le public.
 

Répondre au silence de l’Histoire

 

LA PIÈCE SAÏGON EST AINSI LE RÉCIT à plusieurs voix de la blessure historique qu’a été la colonisation du Viêt Nam par la France, et de toutes les déchirures individuelles et collectives qui n’ont toujours pas cicatrisé, quarante ans après l’indépendance de l’ancienne Indochine. A ce titre, Caroline Guiela Nguyen a l’audace et la clairvoyance de revenir sur des faits peu connus de la période coloniale. La pièce évoque ainsi le recrutement forcé de « travailleurs » et d’interprètes « indochinois » en 1939 pour travailler dans des usines en métropole, usines qui furent bombardées deux ans plus tard par l’armée française afin de saboter l’avancée des Allemands. Plus que dispenser une leçon d’Histoire, il s’agit pour la metteuse en scène de rendre justice au sacrifice de guerre des familles vietnamiennes dont la perte n’a jamais été reconnue – et de révéler ainsi les aspects les plus insoupçonnés et les plus invasifs du système colonial français.

CE SPECTACLE SEMBLE D
ÈS LORS SE DONNER comme objectif de réparer les silences de la grande Histoire, tout en s’attaquant aux silences qui rongent les histoires personnelles et familiales. C’est tout l’enjeu des nombreuses altercations entre le personnage d'Antoine et les vietnamiens exilés issus de la première génération, qui gardent – de manière volontaire ou par habitude – le silence sur leur passé traumatique. C’est d’ailleurs par fragments de récits interposés que finit par se révéler le passé de Marie-Antoinette, de Linh et de Hào, raconté de manière pudique par le personnage-pivot de Lam. Ce faisant, la pièce brise le silence pour partager les histoires, car c'est ainsi qu'elles se racontent « au Viêtnam : avec beaucoup de larmes » (Saïgon).

ET EN EFFET, DE CONCERT AVEC D'AUTRES OEUVRES d’artistes de la diaspora vietnamienne – on pense notamment au récit Le Silence de mon père (Doan Bui, 2013) ou encore au roman graphique Nous avons fait de notre mieux (Thi Bui, trad. fr. 2018) –, la pièce Saïgon semble déterminée à répondre au silence de l’Histoire et des histoires par la création artistique, apportant ainsi - à l'instar d'écrivains vietnamo-états-uniens comme Viet Thanh Nguyen et Ocean Vuong - une pierre fondatrice à l’héritage de la diaspora vietnamienne.


My-Linh Dang
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le 18 octobre 2022
 
Saïgon,
Compagnie Les Hommes Approximatifs,
mise en scène de Caroline Guiela Nguyen sur un texte collectif

en tournée depuis 2017, actuellement au théâtre des Gémeaux (scène nationale de Sceaux)

Plus d'infos ici 

Crédits photos © Jean-Louis Fernandez



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