L`Intermède

 
APRES AVOIR ETE JOUE DANS LE OFF du Festival d'Avignon, il est rare qu'un spectacle se trouve quelques années plus tard programmé dans le In. C'est pourtant le cas de Jogging qui, après avoir été accueilli en 2018 à La Manufacture, a investi cette année le Théâtre Benoît XII. Alors que le public s'achève de s'installer, Hanane Hajj Ali arrive sur scène. Elle éprouve sa souplesse, s'échauffe la voix, et se met à parcourir l'espace vide - ou quasiment - du plateau, en petites foulées, comme elle le fait tous les matins à l'aube, en déambulant dans Beyrouth. Un jogging qui donne son titre à ce monologue - monté pour la première fois en 2016 lors de la clôture d'un festival de théâtre dans l'espace public à Beyrouth -, nécessaire "pour éviter le stress et l'ostéoporose" autant que pour laisser divaguer ses désirs, ses désillusions, et plonger dans les méandres de ses rêves.  


Par Émilie Combes
 
POUR HANANE HAJJ ALI, LE TH
ÉATRE présente le pouvoir de transfigurer une ambiance de stress et de peur en une ambiance de joie et de solidarité. En considérant son texte comme un « Theatre in progress », qui ne cesse d’évoluer, de prendre des fins différentes en fonction des lieux, des situations, elle fait d’une certaine manière du festival d’Avignon une tribune, en s’inscrivant dans l’histoire du théâtre occidental avec de nombreuses références classiques – Heiner Müller, Virginia Woolf, Médée. C’est une gageure de pouvoir réaliser, sur un plateau vide, seulement avec son corps, son imagination et le dialogue avec le public, une pièce à la fois humoristique et sombre qui vient « remuer les eaux stagnantes ».
 

Genèse d’une œuvre de résistance
 

LE JOGGING, HANANE LE PRATIQUE QUOTIDIENNEMENT, environ trente minutes avant l’aube. Voir le soleil se lever enrichit son esprit et son âme, et lui « permet d’être dans la solitude mais au moment où Beyrouth peut [la] recevoir à bras ouvert ». Aussi anodine puisse-t-elle paraître, cette routine journalière lui permet, comme le théâtre, de « confronter les crises qui s’emboîtent depuis [s]a naissance », de se promener dans son espace personnel, intime, autant que dans les espaces de cette ville qui « détruit pour reconstruire, qui construit pour détruire ». La course urbaine présente la symbolique de la non assignation à un lieu fixe. Tout comme le théâtre, cela lui permet de penser librement, de rêver, résister. La comédienne déambule, choisit son itinéraire, tout comme le moment de son arrêt. La réappropriation de son propre corps, dans une véritable expérience sensorielle, lui permet de laisser libre cours à ses pensées. 

UNE FOIS DE RETOUR 
À LA MAISON, elle prend l’habitude de noter ses impressions, de s’adonner à un travail de réflexion. Ces pensées constituent dès lors un point de départ qui va lui permettre de déplier des parcours de femmes autant que de critiquer la situation politique de son pays : « C’est une pièce qui défie le triangle des Bermudes des tabous libanais : la religion, la politique et le sexe ». Pourtant, au début des répétitions, elle n’avait aucunement l’idée de parler de la condition de la femme, elle souhaitait surtout travailler sur son rapport à Beyrouth, à la citoyenneté.
 

Un théâtre agora

 
SI L'
ÉSPACE SCÉNIQUE EST AUSSI MINIMALISTE, c’est que cela est lié à la nécessité de pouvoir jouer le spectacle partout, quels que soient les lieux, dans un pays soumis à la censure. Un simple carré lumineux, à l’instar de l’espace vide de Brook, permet de délimiter l’espace de jeu dans lequel la comédienne évolue, bien qu’elle le quitte régulièrement pour traverser le quatrième mur. Hanane Hajj Ali prend en charge différents récits avec un minimum d’artifices scéniques : seuls quelques accessoires sont disposés au plateau autour de l’espace de jeu, lui permettant de nouer les différentes histoires entre elles.
 
L’ÉCHAUFFEMENT PHYSIQUE ET VOCAL AMORCÉ dès son entrée en scène s’achève une fois que le public est complètement installé. Hanane s’adresse alors directement aux spectateurs en demandant à une spectatrice de lire le prologue de la pièce, la présentant comme « une pièce illégitime », conçue « dans la tête de la comédienne, sans autorisation d’aucune instance officielle, en charge de la censure, sans document officiel, sans contrat et sans acte de naissance ». Il est alors précisé que si la non-conformité aux lois illégales nous met mal à l’aise, et si en tant que spectateur on ressent une gêne concernant le statut de la pièce, on peut quitter la salle en toute liberté et se faire rembourser le billet. Si dans le cadre de la programmation du In à Avignon, la tonalité de ce prologue peut faire sourire, replacé dans le contexte de la création au Liban, il donne le ton. La comédienne oscille entre la conteuse – son costume noir, son maquillage blanc, rehaussé par le rouge à lèvre et ses cheveux voilés accentuent l’effet de masque – et le stand up, tant la part d’improvisation et le lien avec le public sont présents.
 
SUITE
À CETTE PRISE À PARTIE DIRECTE DU PUBLIC, Hanane se présente, met en scène sa pratique du jogging matinal, se perd dans des réflexions métaphysiques avant qu’une fiente de pigeon ne s’écrase sur sa paupière, et qu’une question majeure lui traverse alors l’esprit : « Peut-on invoquer Dieu en déféquant ? ». S’en suivent alors des considérations sur les confins de la nuit, les prémisses de l’aube, l’aveu de rêves érotiques pourtant inavouables, et ce constat, celui qu’on passe notre vie « entre excitation et dépression, entre adrénaline et dopamine », mais que son statut de comédienne lui permet de « réparer [s]a vie en jouant de grands rôles ». Après un début de spectacle relativement trivial, voire grivois, la comédienne bascule donc dans un tout autre registre.
 

Qui sont ces Médée qui nous hantent ?

 
SON ÉVOCATION DES GRANDS RÔLES depuis l’Antiquité va mener Hanane à nous narrer l’histoire d’une des figures qui l’obsède : Médée. Elle nous détaille la vie de la magicienne, sa filiation, la thématique de la fuite – écho à sa pratique de la course – mais surtout sa passion pour Jason, les sacrifices réalisés pour ce dernier, et les procédés de la vengeance. « Si ce personnage m’a toujours fascinée, j’ai toujours refusé de le jouer. Je ne pensais pas qu’une mère pouvait tuer ses enfants quelles qu’en soient les raisons. [Mais] je me suis rendu compte à quel point j’étais naïve ». En effet, elle raconte qu’un jour, tandis qu’elle court dans les rues de Beyrouth, elle se surprend à rêver qu’elle étouffe avec un coussin son fils de sept ans, souffrant d’un cancer des os extrêmement douloureux. La prise de conscience de cette pensée fut alors tétanisante : « Depuis, Médée m’habite. Je suis devenue un fragment de son être ». 
 
SE POSE ALORS LA QUESTION : qui pourrait être Médée dans cette ville, dans une Beyrouth pleine de contradictions ? Après avoir exhumé des faits divers d’infanticides au Liban, Hanane Hajj Ali met en scène dans son spectacle trois figures de Médée : elle-même ; Yvonne, une chrétienne, très instruite, qui malgré une histoire d’amour idéale a découvert la double vie de son conjoint et s’est empoisonnée avec ses deux filles ; puis Zahra. Cette dernière est une personne de sa connaissance, mariée à 15 ans, qui a dû mener une bataille terrible pour obtenir le divorce avant de se remarier avec l’amour de sa vie, Mohammad. « Elle a eu trois enfants et son second mariage n’a pas duré. Cette femme s’est petit à petit enfermée dans la religion et s’est radicalisée. Elle a élevé ses enfants dans l’amour de Dieu et son souhait le plus cher était que Dieu lui prenne ses fils pour qu’ils soient célébrés en martyrs ». Mais quand en 2013, elle reçoit une lettre de son plus jeune fils, enrôlé auprès du Hezbollah, elle comprend qu’il a été torturé, après avoir refusé de tuer femmes, enfants et civils en Syrie. Il lui demande, au seuil de sa mort, de ne pas être célébré en martyr au nom de la vérité.
 
AVEC CES DIFFERENTES FIGURES, Hanane met en valeur des vies hantées par la mort, certes, où l’infanticide devient la seule échappatoire à la violence et aux souffrances. Mais elle pointe surtout du doigt les dysfonctionnements du système judiciaire pour Yvonne – son geste avait été expliqué dans une vidéo à son mari mais la famille l’a confisquée et détruite avec la complicité d’un système judiciaire corrompu – ou encore l’extrémisme religieux avec Zahra dont le monde s’effondre lorsqu’elle réalise qu’en ayant élevé ses fils sur ces principes, elle a contribué à les anéantir.
 
LA COMÉDIENNE-METTEUSE EN SCENE NOUS POUSSE également à questionner notre intimité à travers le personnage de Médée : « Jusqu’où serions-nous prêtes à aller pour répondre à la douleur ? » Les femmes dont elle raconte les histoires, comme la sienne, sont autant de facettes de ce que pourrait être Médée aujourd’hui. Dans la mythologie antique, Médée revêt déjà plusieurs interprétations, c’est un personnage infini voire indéfini, par sa double ascendance, à la fois solaire par son père, Roi de Colchide, descendant du Dieu Soleil, et lunaire, par sa mère.
 
 
LA PUISSANCE DU SPECTACLE SE TROUVE dès lors dans la performance de l’actrice – une heure trente de monologue –, dans sa sincérité, qui laisse transparaître ses fragilités tout autant que sa force, mais surtout dans le tissage de différents récits, mythologiques et réels, présents et passés, poétiques et politiques. Hanane Hajj Ali est capable de passer du tragique au comique avec fluidité, scrutant le monde pour en pointer ses contradictions. Si elle n’avait pas la volonté de faire une pièce féministe, la comédienne a cependant fait de son écriture un outil d’émancipation, en mettant à nu les violences insidieuses et l’injustice.
 
E. C.
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à Avignon, le 26/07/2022

Jogging, de Hanane Hajj Ali
Texte, conception, Hanane Hajj Ali
Dramaturgie, Abdullah Alkafri
Direction artistique, scénographie, Éric Deniaud
Lumière, Sarmad Louis, Rayyan Nihawi
Son, Wael Kodeih
Costumes, Kalabsha, Louloua Abdel-Baki

  
Référence des citations : Entretiens avec Hanane Hajj Ali et extraits de la pièce.
 
Crédits photos :
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
© Marwan Thatha (photo de Une)