L`Intermède


DEPUIS LEUR ARRIVEE AU THEATRE DU POINT DU JOUR en 2019, Angélique Clairand et Eric Massé pensent leur programmation comme un espace de rencontre entre des artistes socialement mobilisés et des formes théâtrales audacieuses. Portraits hôtel offre comme un précipité de cette ligne artistique. Fédérateur, ce projet hors les murs rassemble trois collectifs compagnons de route du Point du Jour dans un dispositif des plus originaux: au sein d'authentiques chambres d'hôtels lyonnaises, la pièce présente une galerie de tableaux dont chaque comédienne et comédien est tour à tour l'auteur, le metteur en scène ou l'acteur. Oscillant du théâtre documentaire à la comédie musicale, le projet trouve son osmose grâce à la cohérence de son cadre et à la place toute particulière qu'il réserve au spectateur.
 
Par Samuel Harvet

RENDEZ-VOUS EST PRIS UN LUNDI SOIR DE SEPTEMBRE à l’Hôtel des Savoies, au cœur du vieux centre-ville lyonnais. L’invitation sonne comme une promesse quelque peu ambiguë, ouvrant l’éventail des possibles sur une soirée pas comme les autres. De fait, les spectateurs se voient répartis à l’arrivée en petits groupes pour découvrir à tour de rôle quatre chambres de l’hôtel. Assis sur des bancs, la quinzaine de visiteurs du soir va faire connaissance avec le personnage qui les attend sur le lit, parfois caché sous la couette ou derrière la porte. Chaque scène ne dure qu’un quart d’heure, assez pour déployer une myriade de situations, dans une proximité déconcertante avec les interprètes.


Théâtre de chambre


OÙ SOMMES-NOUS AU JUSTE ? DE L'AUTRE CÔTÉ d’un quatrième mur démultiplié sur les parois de la chambre ? Sur scène, puisque la chambre d’hôtel constitue ici, bien plus qu’un décor, le fil rouge de l’intrigue ? Ce dispositif réactive la tradition germanique de la Kammerspiel, théâtre de chambre qui entendait battre en brèche les codes du théâtre bourgeois par une dramaturgie minimaliste faisant la part belle à la participation émotionnelle du spectateur. Et de fait, s’il y a du Ibsen dans la galerie des personnages tourmentés qui sont donnés à voir, l’action évolue sur un mode plus ludique et léger, l’inscrivant moins sous le signe de Bergman que d’un Christophe Honoré.
 
NUL BESOIN D'UN TEL DISPOSITIF IN SITU pour assister au théâtre aux soliloques d’un veilleur de nuit énamouré, à la story d’une youtubeuse ou aux incantations d’une cliente insomniaque. Mais leur « mise en chambre » dans un véritable hôtel, selon l’expression d’Eric Massé,[1] en transforme la réception en profondeur. Trop souvent caricaturés comme avatars des non-lieux contemporains, en raison de leur nature anonyme et en quelque sorte « standardisée »[2], les hôtels sont des espèces d’espaces qui méritent une attention plus fine, comme l’avaient montré à plusieurs reprises Sophie Calle[3] ou Bruce Bégout[4]. Dans ce spectacle, la chambre est une mise en abyme qui interroge le théâtre dans son essence : qu’est-ce qu’une « pièce » de théâtre, au double sens du mot ? Où jouer ? Peut-on jouer partout ?
 

Performance interactive

 
INVESTISSANT QUATRE CHAMBRES D'HÔTEL, LES SCÈNES se déroulent en simultané dans chacun des espaces, tout en restant alternativement hors-champ pour les spectateurs qui les voient les unes après les autres. Personne n’a accès à la totalité de la représentation selon le même ordre, chacun découvre les scènes dans l’ordre assigné à son groupe, dessinant des parcours de spectateur singuliers. Mais si l’on ne peut voir ce qui se passe ailleurs, on sent que ça joue aussi derrière, on le devine à certains bruits étouffés qui sourdent au travers des cloisons, à l’instar des signes de vie que perçoivent les clients de l’hôtel. Cette immersion participe de l’expérience troublante que propose Portraits hôtel, celle d’un brouillage référentiel : si tous les signes extérieurs renvoient à un hôtel authentique, on se croirait pourtant dans un décor de cinéma. L’irruption de la fiction déréalise l’espace, le frappant du sceau de l’illusion théâtrale. Chaque chambre devient un microcosme qui ouvre un accès fugace à un univers individuel, dans un plaisant jeu de séduction/frustration, car le spectateur est mis à la porte au bout d’un quart d’heure.
 
DOMAINE PAR EXCELLENCE DU PRIVÉ, LA CHAMBRE D'HÔTEL est cette coulisse qui dévoile le théâtre de la vie sociale, met à nu ses faux semblants. L’hôtel, espace théâtral par excellence ? Espace baroque qui donne le vertige, miroir paradoxal qui dévoile en redoublant l’illusion. On est bien au théâtre ! Vecteur de théâtralité, ce cadre particulier est également à la source d’une relation privilégiée entre acteur et spectateur. Ce dernier n’investit pas le décor aseptisé d’une série de chambres d’hôtel ; il pénètre à chaque fois un espace approprié différemment, par le biais des accessoires ou des postures des acteurs. La chambre d’hôtel devient la surface de projection des personnages, dans un mouvement d’extériorisation des affects. Assis en immédiate proximité autour du lit, véritable scène du drame, les spectateurs tout autant que les acteurs s’exposent à leurs présences respectives, dans un effet de focale qui intègre au spectacle les rires, gênes, murmures et autres réactions.
 
SI LES COMÉDIENNES ET COMÉDIENS SONT EXPOSÉS sous notre regard scrutateur, le lieu, son exiguïté et sa configuration tri-frontale rapprochent la représentation d’une performance interactive. Ainsi lorsque Clara Bonnet, jeune femme en proie à un cauchemar hallucinatoire, appelle à l’aide la réception en s’exclamant « Il y a des gens dans ma chambre ! Je vous vois ! Sortez ! », la scène se superpose avec la situation réelle, faisant coïncider temps vécu et représenté, ce qui ne manque pas d’instaurer un léger malaise chez le spectateur, renvoyé à une forme d’intrusion voyeuriste. On effleure ici le happening, qui ébranle les certitudes et fait entrer le spectateur dans une forme d’expérience collective à l’issue indéterminée.
 

En toute intimité ?

 
PAS DE PUBLIC DANS CE SPECTACLE : PRIV
É DU CONFORT d’une salle obscure, de l’effet de masse collective face aux acteurs, chaque spectateur se retrouve ainsi dans un étrange corps-à-corps qui construit un espace d’intimité. Sans exhibition ni fausse pudeur, les scènes mettent en lumière les présences charnelles et les émotions qui interagissent collectivement. Mais qu’est-ce que l’intimité au théâtre ? Comment la mettre en scène, la donner à voir sans la dénaturer ? L’intime est par principe ce qui ne se voit pas, la partie privée de nos vies, à l’abri des regards inquisiteurs et des jugements, une zone de sécurité et de confiance.
 
SI LA SCÈNE THÉÂTRALE CRÉE UN ESPACE D'EXSPOSITION de l’intime, il s’agit généralement de l’intimité des comédiens et personnages plutôt que de celle des spectateurs. Sortir au théâtre est une activité sociale où l’on regarde et se montre plus qu’on ne s’y dévoile – la pudeur est de mise, les marques d’émotions fortes culturellement proscrites, contrairement à ce qui se passait autrefois. C’est tout l’intérêt du dispositif proposé ici : instaurer les conditions d’un véritable dévoilement de l’intime à travers une sollicitation puissante des spectateurs, sans pour autant les contraindre, ni les prendre au dépourvu. 
 
BROUILLANT LES PISTES ENTRE DOCUMENTAIRE ET FICTION, scène et salle, théâtre et performance, Portraits hôtel rappelle que tout lieu peut être investi comme terrain de jeu. Constellation de scènes hétéroclites, cette proposition singulière interroge la place du spectateur, moins invité à dégager un sens global de son parcours qu’à vivre l’expérience grisante d’une intimité partagée.
 
 
S.H
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à Lyon, le 20/09/2022


Portraits Hôtel,
Cie des Lumas – Cie Y – Cie CALC – Collectif Marthe
Théâtre du Point du jour, Lyon
Septembre 2022
 
Crédits photos © Théâtre du Point du Jour
 

[1] Interview d’Eric Massé et Angélique Clairand dans le dossier de presse du spectacle.
[2] Cf. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, 1992.
[3] L’hôtel est une performance immersive réalisée par Sophie Calle dans un hôtel vénitien, où elle avait pris un poste de femme de chambre pour observer la vie des occupants des chambres dont elle avait la charge.
[4] Voir notamment son remarquable essai Lieu commun. Le motel américain, Allia, Paris, 2003.


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