L`Intermède


APRES SES MISES EN SCENES REMARQUEES à la Comédie Française - Les Damnés, Electre/Oreste et Le Tartuffe ou l'Hypocrite -, le metteur en scène belge Ivo van Hove s'est attelé en 2020 à la mise en scène d'un classique du théâtre américain, 
La Ménagerie de verre de Tennessee Williams (1944), présentée à l'Odéon - représentation qui a été reprise cette saison - avec Isabelle Huppert, Justine Bachelet, Cyril Gueï et Antoine Reinartz. L'univers rappelle l'Amérique des années 1930 et nous montre le monde contemporain afin de présenter les angoisses d'une famille qui sont celles d'une société entière. Chaque membre se débat, seul, avec ou contre tous, pour trouver sa place dans un espace en huis-clos, où le seul espace vers l'extérieur représenté est celui de la cour intérieure de l'immeuble qui fait voir le mur d'en face.
 

Par Brice Thalien


Espèces d'espaces
 
DANS L'AMÉRIQUE DES ANNÉES 1930 en pleine dépression, une mère, Amanda, tente de penser à l’avenir de ses enfants. On assiste à l'impossible dialogue entre deux générations : celle de la mère qui veut lire l’avenir à l’aune du passé et celle des enfants, Tom et Laura, qui cherchent une échappatoire à l’époque qui est la leur mais qu’ils ne comprennent pourtant pas. Les trois personnages sont enfermés dans un espace scénique qui semble calfeutré. Du sol au plafond la scène est couverte d’une moquette brune. Des portraits sont tracés au mur : ceux du père/mari absent, dont le souvenir hante les personnages.

L’EXTRAVAGANCE DE LA MÈRE SEMBLE OPPRESSER ses enfants autant qu’elle peut amuser les spectateurs. Le passé permet de se rappeler avec nostalgie une époque révolue dont le bonheur s’est effacé mais qui doit servir d'inspiration pour l'avenir. Il s’agit pour Amanda de recréer ce bonheur dans le présent et pour l’avenir, avec et pour ses enfants. Les gestes et le débit de paroles du personnage soulignent cette volonté de mouvement qui contraste avec l’immobilité de Tom et Laura. C’est bien la mère qui mène la danse et qui finit par orchestrer la vie de ses enfants : une carrière lucrative pour l'un et un mariage réussi pour l'autre.



Il ne nous reste plus qu'à pleurer ?
 
PASSANT DE L'HUMOUR GLAÇANT À UN COMIQUE qui semble plus léger, on ne sait s’il faut rire ou pleurer et cette ambiguïté se renforce, plus le dénouement approche. Au-delà de ce contexte américain de l’entre deux guerres, on se demande s’il faut – ou si l'on peut – rire de notre condition humaine. Ces personnages semblent confinés chez eux et il est difficile voire impossible de sortir. Car si le personnage du fils, Tom, sort, c'est pour aller travailler dans une fabrique de chaussures. Il échappe à l'espace familial au sens propre mais sa responsabilité, qui est celle de subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur, le poursuit et ne cesse de l'incarcérer.

LA JEUNESSE RESTE ENFERMÉE ET CONFINÉE MALGRÉ ELLE dans un espace qui ne demeure que la métaphore d’une société entière, société à laquelle ils sont étrangers. C'est la teneur autobiographique de la pièce : Tennessee Williams a dû quitter avec sa mère et sa sœur le Sud pour aller à Saint Louis. Il était alors oppressé par l'appartement qu'ils habitaient dans une impasse. C'est une impasse physique et mentale que la pièce montre. Les personnages sont prisonniers de cet espace et peinent à envisager une issue de secours.
 

De la poésie contre l’horreur du monde

 
LE PERSONNAGE DE TOM VA TENTER DE NOYER son angoisse au cinéma plus que dans les bars comme le faisait son père. Il a conscience de vouloir devenir un artiste, comme Tennessee Williams, et sait qu'il lui faut abandonner sa famille pour tenter véritablement d'être écrivain. L'espace hors scène est autant fantasmé par Tom que par les spectateurs qui imaginent ce qu’il existe en dehors de cet espace complètement fermé. C'est bien l'art et le rêve qui peuvent permettre d’échapper à la détresse sociale : rêver au cinéma pour Tom ou jouer avec ses animaux de verre pour Laura.

DANS UN COIN DE LA MAISON, LAURA SE RÉFUGIE dans le jeu. Elle joue  comme une enfant avec sa « ménagerie de verre » comme l’appelle sa mère. Ces animaux de verre,  Tennessee. Williams les présente ainsi dans un écrit personnel rapporté dans De vous à moi (traduit par Martine Leroy-Battistelli, éditions Baker street, 2011) : « ils étaient venus à symboliser, dans ma mémoire, tous les sentiments les plus tendres attachés au souvenir du temps perdu. Ils représentaient tous ces petits riens qui adoucissent l'austérité de l'existence et la rendent supportable aux êtres sensibles. » 

LES ÊTRES DE VERRE DONT IL EST QUESTION dès le titre de la pièce sont aussi un correlatif objectif des perosnnages qui les manipulent, les observent ou partagent leur fragilité : Laura en premier lieu. Celle-ci n’est pas la femme qu'on attend et qu'on épouse. La tension dramatique va crescendo à mesure que Laura, jouée remarquablement par Justine Bachelet, prend sa place dans cet environnement sclérosé. Le rêve d’être amoureuse de Jim et de vivre avec lui échoue dans la réalité. Il ne lui reste qu'à jouer avec ses animaux de verre et à chanter sur l’air de la chanson « l'aigle noir » de Barbara. C’est alors que la voix de l'actrice laisse place à celle de la chanteuse pour clore le spectacle et hanter les spectateurs. Par ailleurs, ce n'est probablement pas un hasard si la mise en scène se termine avec une allusion à l'aigle, image manifestement polysémique et possible métonymie du pays dont elle est le symbole.


B. T.
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le 22/12/2022
 
La Ménagerie de verre, de Tennessee Williams
Decembre 2022
à l'Odéon, Théâtre de l'Europe
Mise en scène d’Ivo van Hove
Scénographie et lumières de Jan Versweyveld
Avec Isabelle Huppert, Justine Bachelet, Cyril Gueï, Antoine Reinartz


Crédits Photos © : Jan Versweyveld


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