L`Intermède
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Des photographes dits "humanistes", Izis (de son vrai nom Izraël Biderman, 1911-1980) est probablement le moins connu. Son confrère et ami, Willy Ronis (1910-2009) parlait du reste à son sujet de "mise au purgatoire injuste". Depuis la mi-janvier, l'Hôtel de ville de Paris lui offre cette reconnaissance qui a tant tardé. Izis, Paris des rêves est l'intitulé de cette rétrospective qui, de portraits en images saisies sur le vif, raconte l'itinéraire plus poétique que nostalgique d'un flâneur mélancolique.
 
"Cité en premier, mais jamais montré". Est-ce pour rattraper le temps perdu que Manuel Bidermanas se rend tous les deux jours à l'Hôtel de Ville ? Le fils d'Izis a bien du mal à cacher son bonheur, son émotion aussi à circuler dans les allées de l'exposition qu’il a voulue, montée, accrochée en collaboration avec Armelle Canitrot. Deux commissaires sur un nuage, tout à leur plaisir de montrer et commenter le fruit de leur travail. Voire, selon le terme d'Armelle Canitrot, de leur "enquête". Car, pour elle comme pour beaucoup, si le nom d'Izis sonne presque familier, la connaissance ne va guère beaucoup plus loin que ces quatre lettres. Il y avait bien eu, en 1988, une exposition à L'Hôtel de Sully consacrée au photographe d'origine lituanienne, mais, depuis, rien, à l'exception d’apparitions furtives et quasi anonymes à la faveur d'hommages rendus au mouvement humaniste, dans son ensemble, comme ce fut le cas en 2006 à la Bibliothèque nationale de France. Trente ans après sa mort, Izis demeurait encore une énigme, "un terrain à défricher". Et, de fait, Armelle Canitrot a rapporté de sa "filature" de véritables perles dont Manuel Bidermanas lui-même ignorait jusqu’à l'existence. Ainsi de cet ouvrage datant de 1949 ou 1950 et intitulé Les yeux de l'âme : "Il avait été tiré à trois-cent exemplaires, mais personne ne l'avait jamais vu. Deux exemplaires se trouvaient à la bibliothèque de Limoges qui nous en a prêté un".

Limoges, ou plus exactement Ambazac, point de départ de l’exposition. Et acte de naissance d'une carrière qui débute sous le signe de la clandestinité. Arrivé à Paris en 1930, aimanté, fasciné, attiré par le rayonnement de la ville-lumière ("Pourquoi Paris ? Parce que Paris excitait mon imagination", expliquera-t-il), Izraël Biderman est obligé en 1941, pour échapper aux rafles, de fuir la capitale pour gagner la zone libre. C’est à Ambazac que lui et sa famille - il s’est marié à la fin des années 1930 - trouveront refuge jusqu’à la fin la guerre. En août 1944, il rejoint les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) et, à la libération de Limoges, l'ancien tireur-retoucheur de formation Izis, exposition, paris des rêves, Lituanie, Paris, Hôtel de ville, Izraël Biderman, Ecole humaniste, Cartier-Bresson, Doisneau, Ronis, Manuel Bidermanas, Armelle Canitrot, Maqs'empare de son Leica pour photographier les maquisards de Grammont qui sortent au grand jour. Pas une photographie de groupe, non. Des portraits - plus de soixante-dix - bruts de décoffrage : regards vides, joues creuses, clopes à la bouche, béret de travers ou mèches de cheveux rebelles, fusil à l’épaule… D'un côté, quinze tirages d’époque "que mon père a dû retravailler façon Harcourt pour atténuer l’audace de sa démarche", de l'autre neuf tirages d'aujourd’hui sur fond blanc comme Izis - c'est à cette époque qu'il décide de prendre ce pseudonyme - les avait originellement conçus. Magistrale entrée en matière qui lui apporte immédiatement reconnaissance et renommée. De retour à Paris en 1945, il ouvre un studio, entame une série de portraits d'écrivains et, en 1949, participe en tant que photographe-reporter au lancement de Paris-Match, hebdomadaire qu'il ne quittera que vingt ans plus tard. Une longue collaboration qui, selon Manuel Bidermanas, explique en partie pourquoi Izis n'a pas bénéficié de la renommée des Brassaï, Cartier-Bresson et autres Doisneau : "Il n’avait pas à se battre pour faire ses photos, pas besoin de se vendre."

Mais même sous le couvert confortable de Paris-Match, Izis n'en mène pas moins une sorte de double vie. L'officielle et l'officieuse, l'endroit et l'envers, le recto et le verso apparaissent dans un face à face qui dit bien le caractère rêveur mais aussi "l'intranquillité" du personnage. Comment ne pas demeurer interdit devant cette série consacrée aux animaux du zoo du Jardin des Plantes (1952), devant ce Lionceau d'Afrique, à l'œil égaré, alors qu'en vis-à-vis, les chats adorés de Paul Léautaud règnent en maître sur les pages en couleurs de Paris-Match, et accessoirement dans la maison sens dessus-dessous de l'écrivain au bonnet ? Les chats, les compagnons d'errance privilégiés d'Izis qui, dans le travail sur Paris qu'il entame à la fin des années 1940, l'accompagneront de toits en quais de Seine, de jardins en gouttières, tels les ombres fidèles d’un photographe timide, et à ce titre, d'une discrétion qui frôle l'effacement.
 
Marqueurs de cette déambulation, de cette plongée - au propre comme au figuré - dans la part secrète et personnelle de l'œuvre d'Izis, les livres. La salle inférieure vit ainsi au rythme des ouvrages qui, durant trente ans, ont illustré ses passions et ses amitiés, ponctué ses flâneries et ses rencontres, du plus célèbre, le Paris des rêves de 1950 - qui donne son titre à l’exposition -, aux deux publications réalisées en collaboration avec Jacques Prévert Grand Bal de Printemps (1951) et Charme de Londres (1952) en passant par Le cirque d’Izis (1965), Israël (1965) ou encore Le monde de Chagall (1969) jusqu’à l’ultime Paris des poètes (1977). "Il a conçu chacun de ces livres de A à Z, il a toujours énormément réfléchi au rapport entre le texte et l'image, et de ce point de vue ses livres sont ceux d'un artiste qui n'hésite pas à mélanger les genres, réunissant par exemple côte à côte Plutarque et extraits d’articles de presse", commente Armelle Canitrot.
 
Deux rotondes, l'une pour ses photographies du peintre Marc Izis, exposition, paris des rêves, Lituanie, Paris, Hôtel de ville, Izraël Biderman, Ecole humaniste, Cartier-Bresson, Doisneau, Ronis, Manuel Bidermanas, Armelle Canitrot, MaqChagall (1887-1985) en pleine réalisation du plafond de l'Opéra de Paris (1964), et l'autre pour le cirque et sa piste (circulaire) aux illusions sur laquelle se succèdent faux clowns et vrais freaks auxquels Izis - bien avant Diane Arbus - a rendu leur humanité, une salle dédiée à ses reportages à l'étranger et, faisant le lien entre ces différents espaces, trois allées en zigzag qui parcourent Paris comme probablement Izis a arpenté la ville, en baguenaudant. Mais en commençant toujours par la Seine vers laquelle, disait-il, il revenait sans cesse. Pêcheurs, amoureux, vagabonds, endormis, enfants… Il n'a d'yeux que pour le temps suspendu. Hymne au rêve et éloge du repos qui fondus l'un dans l'autre esquissent pourtant les contours d’une profonde et incorrigible tristesse. "Le vent brassait une odeur amère de feuilles mortes", écrit l’un des quarante-cinq écrivains ayant collaboré à Paris des Rêves en face de l'une des soixante-quinze photographies d'Izis. Or les images de son Paris exhalent toutes ou presque cette même fragrance, comme si, au bout du compte, elles ne racontaient qu'un seul et unique récit, une histoire de disparition, de solitude et de précarité, à l'instar de Pont-Marie (1973) sur laquelle le visiteur voit au premier plan un homme allongé sur les pavés, recouvert de feuilles mortes, sous le regard un peu étonné d'un fumeur, debout au second plan. Un gisant, ni plus ni moins.
 
"Mon père était un anxieux, un dépressif qui connaissait des angoisses terribles liées à son histoire familiale ; ses parents ont été assassinés en 1941 par les nazis et son frère est mort en déportation". Sans qu'Izis ne les ait jamais revus. Toute sa vie, il est en quelque sorte demeuré cet enfant, le front et le nez collés à une lucarne, les yeux clairs fixes, regardant moins devant, de l'autre côté du carreau, que vers l'intérieur : Dans une cour, rue d’Alésia (1948) "est restée jusqu'à sa mort près de l'agrandisseur, dans son studio", raconte Manuel Bidermanas qui se souvient aussi d’un père extrêmement facétieux et blagueur, "toujours en train de se déguiser". Ce dont témoignent nombre de ses images souvent pleines d'humour et d'ironie. Les deux séries sur les pêcheurs à la ligne parisiens (dont les gaules figurent selon l'heure de la journée des néons, carrément) et le couronnement de la reine Elizabeth II d’Angleterre (1953) ne manquent pas de saveur, voire d'irrévérence. Même les objets inanimés finissent par prendre vie drôlement : devant cette paire de chaussettes (223 rue Saint-Martin, 1946) qui sèchent en se taquinant les extrémités, les deux talons tournés vers l'extérieur, difficile de ne pas sourire. En cela, Izis qui, résume Armelle Canitrot, "n'a pas la gouaille d'un Doisneau, la cérébralité d'un Cartier-Bresson, l'engagement d'un Ronis et la passion pour la nuit d'un Brassaï", dépeint un Paris qui lui ressemble. "Ni ancien, ni moderne", juste le sien "plus poétique que réaliste" et qui finit même par brosser un autoportrait, comble du paradoxe pour celui qui s'est toujours tenu caché, prenant ses photographies à la sauvette de peur de déranger. Trois images de trois hommes sandwich faisant de la publicité pour des films résument on ne peut mieux le parcours de ce juif sinon errant, du moins déraciné : au programme successivement Souvenirs perdus de Christian Jacque (1949), L’émigrant de Charlie Chaplin (1950) et Heureuse époque de Vittorio de Sica (1953). Trois indices parmi tant d’autres volontairement ou pudiquement dissimulés, car jamais Izis ne nous invite à franchir le seuil de la sphère privée. Pas une seule image de ses deux épouses, de ses deux enfants. C'est à travers les autres, par échos ou par curiosité, qu'il parcourt sa vie et tente de faire l’impossible deuil des siens.
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Disparu trop tôt pour bénéficier de l'intérêt et même de l'enthousiasme qui, à partir des années 1980, a permis de redécouvrir et de valoriser le travail des photographes humanistes, Izis impose enfin son esthétique, sa singularité, son inconsolable mélancolie. A sa juste place en cette année 2010 qui voit Robert Doisneau - actuellement à l'affiche de la Fondation Cartier-Bresson - et en avril Willy Ronis (au Musée de la Monnaie de Paris) et Henri Cartier-Bresson (au MoMA à New York) occuper les cimaises. Et à nous éclairer. Car Paris des rêves, c'est également une manière de rendre hommage à un Français d'adoption parti de Lituanie à l'âge de 19 ans avec un édredon rouge sous le bras pour seul viatique… N'était cet amour pour Paris capable de braver le froid vigoureux d'un mois de janvier 1930, la vermine d'un centre d’hébergement du nord de la capitale, rue Lamarck, où Izis jeta son baluchon à son arrivée dans la capitale et la xénophobie rampante d'une France qui, comme tout le Vieux continent, basculerait bientôt dans l'antisémitisme. Un amour comme seuls les étrangers peuvent l'éprouver à l’heure de tout quitter, de renoncer à leur culture et à leur langue pour tout recommencer ailleurs. Pour le meilleur, comme souvent dans les rêves.
 
Elisabeth Bouvet
Le 05/02/2010 


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Izis, Paris des rêves, jusqu'au 29 mai 2010
Hôtel de ville de Paris
5 rue de Lobau 75004 Paris
Tlj (sf Dim) :10h-18h
Entrée gratuite
 
Egalement disponible, le catalogue de l’exposition. Izis, Paris des rêves de Manuel Bidermanas et Armelle Canitrot. Editions Flammarion. Prix, 35 euros.










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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Homme aux bulles de savon, Petticoat Lane, Middlesex street, Whitechapel, 1950 © Izis bidermanas
Photo 1 Bords de Seine, 1949 © Izis bidermanas
Photo 2 Métro Mirabeau, 6 heures du matin, 1949 © Izis bidermanas
Photo 3 Jardin des Tuileries, 1950 © Izis bidermanas
Photo 4 Lagny, 1959 © Izis bidermanas
Photo 5 Sur les quais de la Seine, Petit Pont © Izis bidermanas