L`Intermède
Paris inondé 1910 ; crue de la Seine ; Bibliothèque historique de la Ville de Paris ; Paris-Venise ; Apollinaire ; Kodak ; portrait dinondé ; le Cri de Paris ; Camelots du Roy ; inondationElle tangue mais ne sombre pas 
Après un été 1909 pluvieux et d’importantes chutes de neige, la Seine déborde de son lit dès le 20 janvier 1910. Une semaine plus tard, lorsque le fleuve atteint sa hauteur maximale (8,50 mètres), les Parisiens ont les pieds dans l’eau : 12 arrondissements de la Capitale sont submergés, un quart des immeubles sont sinistrés.
Pour le centenaire de la crue de la Seine la plus importante après celle de 1658, la Bibliothèque historique de Paris expose ses collections de photographies, caricatures et affiches, pour la plupart inédites. L'exposition occupe notamment le sous-sol du bâtiment... qui, un siècle plus tôt, était englouti sous les eaux.


Plus encore que des images insolites de "Paris-Venise", nom que les journaux donnent très rapidement à la capitale, l’exposition Paris inondé, 1910 donne à voir le peuple de Paris amusé, se rendant à l’inondation comme s’il allait à la revue et n’hésitant pas, pour venir en aide aux quelque 150 000 sinistrés, à payer généreusement sa place. L’inondation, qui dresse bientôt comme un miroir liquide des monuments à perte de vue, fait la joie des peintres et des photographes amateurs de Parisiens en barque. Les dégâts causés par les eaux sont oubliés au profit de saynètes cocasses, comme, rue Bonaparte, le transport d’un académicien à dos d’homme, ou les files d’attente sur les passerelles de fortune, sous l’œil amusé de ceux qui posent. Et si l’on photographie le quartier de la Gare de Lyon du haut de la Tour, qui prend des allures de campanile vénitien, c’est moins pour montrer l’étendue des dommages que pour obtenir un panorama pittoresque. Guillaume Apollinaire rêve d’ailleurs à Dordrecht, petite ville de Hollande, plutôt Paris inondé 1910 ; crue de la Seine ; Bibliothèque historique de la Ville de Paris ; Paris-Venise ; Apollinaire ; Kodak ; portrait dinondé ; le Cri de Paris ; Camelots du Roy ; inondationqu’à Venise, et se réjouit du spectacle propice à la mélancolie qu’offrent les embarcations et les chevaux qui font leur retour à Paris pour suppléer à la paralysie des moyens de transport modernes. Quatre des dix gares parisiennes existant à l’époque sont inondées, le tramway peine à circuler normalement comme le montre le cliché de Maurice-Louis Branger (1874-1950), figure importante du photojournalisme du début du XXe siècle.

Dans les rues et avenues parisiennes, métamorphosées en voies fluviales méconnaissables, des promenades de plaisance en barque s'organisent. Paul Cambon, ambassadeur à Londres, écrit à son ami Monsieur Cain qu’il aurait aimé voir ce spectacle que "le bon dieu n’offre qu’une fois tous les cent ans". Un élève des Beaux-Arts trouve, quant à lui, que "ça fait cinéma", et nombre de cinématographes ont saisi l’événement, le restituant dans toute son ampleur. Les Parisiens en habit sont massés sur les ponts, sur lesquels quelquefois coule la Seine, comme sur cette photographie du Pont de l’Alma par Albert Chevojon (1865-1925). La population admire le spectacle d’un fleuve impétueux, et prend volontiers la pose devant ce qui ne semble aucunement lui apparaître comme une catastrophe. C'est à cette époque que les appareils photographiques se démocratisent : depuis 1898, Kodak a commercialisé son appareil de poche pliant ; en 1900, les appareils Brownie vendus à $1  font de la photographie un loisir accessible au plus grand nombre. Témoins, certains clichés qui montrent des amateurs photographiant la crue. Dans la rue, ceux qui possèdent des appareils tirent parti de l’inondation en proposant pour cinquante centimes des portraits d’inondés. Ainsi peut-on être immortalisé dans l'une des barques réquisitionnées dans les lacs des parcs de Paris et des environs, comme ce bourgeois qui se rend à Londres, ou les pieds dans l’eau, immergé jusqu’aux genoux. Le portrait d'inondé est moins oeuvre de reportage que de composition.
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Les jours passent, le fleuve regagne son lit. Dans les rues de Paris, les mairies d’arrondissement appellent les habitants à verser de l’argent ou à donner des vêtements pour les sinistrés, et des affiches annoncent des soupes populaires. La charité est encouragée par la publication des noms des généreux donateurs dans la presse. La générosité abonde spontanément dans les dernières pages des journaux, comme le note ce journaliste du Cri de Paris qui cite (ou invente ?) cette petite annonce : "Monsieur philanthrope procure situation jeunes femmes ou jeunes filles sinistrées. Discrétion assurée." Tous les groupes politiques, des Camelots du Roy au Parti Communiste, mettent l’assistance aux sinistrés au cœur du débat politique. Les femmes des beaux quartiers - les arrondissements privilégiés ne sont pas non plus épargnés par la crue - abandonnent leurs vies mondaines et organisent des activités de bienfaisance, accueillant notamment les sinistrés dans des asiles. L’efficacité de ces secours est telle que Naudry, illustrateur du Cri de Paris, dessine deux hommes qui étaient abrités sous les ponts avant que l’eau ne les en chasse. "C’est malheureux qu’elle baisse, on était nourris et logés, on était rentiers."

La crue de 1910 est le premier cataclysme à être autant médiatisé. Agences de presse (notamment la World Graphic Press de Londres), photographes professionnels et cinématographes contribuent à la diffusion mondiale des images de l’événement. De l’autre côté de la Manche, les Britanniques, informés entre autres par le quotidien The Sphere, déposent leurs dons dans les troncs portant l’inscription "The floods in Paris", mis à leur disposition dans la rue. A Milan, on donne une représentation de Samson et Dalila de Saint-Saëns "pro inondati di Francia". Cet élan de fraternité qui déborde les frontières de l’Hexagone fait dire à Emile Bergerat (1845-1923), poète et dramaturge français, que "ce qu’il y aura eu de plus poignant dans ce désastre, c’est l’universel concert de solidarité fraternelle qu’il a déterminé dans toutes les classes. Est-ce que le Socialisme serait vieux comme le Déluge ?"
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Cet épisode du livre de la Genèse n’est pas absent de l’esprit de ses contemporains : la rumeur court que la Seine, en plus des ordures déversées par ordre du Préfet de police Louis Lépine, charrie des cadavres, quand Paris n’a à déplorer qu’une seule mort liée à la crue. On annonce que l'Hexagone, déjà, est à moitié inondé. Le Déluge est donc imminent, la crue n’est rien d’autre qu’un châtiment divin, le nom de Paris vient s’ajouter à la liste des villes maudites, brûlées, détruites car la France a nié son baptême quelques années auparavant en se séparant de l’Eglise. L’Archevêque de Paris, Monseigneur Amette, ne réussira pourtant pas, malgré ses diatribes virulentes, à rassembler les brebis égarées autour du vote catholique lors des élections législatives. La cause des dégâts relève d'une autre mythologie : la modernité. L’eau du fleuve s’est engouffrée dans 1200 kilomètres de souterrains, dont les tunnels du métropolitain en chantier - cliché étonnant d’une équipée d’hommes embarqués sur le fleuve à la station Odéon, noyant poteaux électriques et fils téléphoniques.  Les nouveaux quais ne résistent pas à la montée des eaux, ce qui fait dire au poète Pierre Louÿs (1870-1925) que l’architecture moderne est bien insuffisante face à l’art des Anciens, qui réussirent à construire pour l’Île Saint-Louis, pourtant prisonnière naturelle du fleuve, des barricades qui la tiennent à l'abri, ilôt luminescent au coeur d'une Ville-lumière éteinte.
 
Alexandre Salcède
Le 30/01/10

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Paris inondé 1910
, jusqu'au 28 mars 2010
Galerie des bibliothèques - Ville de Paris
22, rue Malher Paris 75004
Mar-dim : 13h-19h
Nocturne le jeudi (21h)
Tarif plein : 4 €
Tarif réduit : 2 €
Rens. : 01 44 59 29 60

A lire : J.-M. LECAT et M. TOULET, Paris sous les eaux : de Choisy-le-Roi à Asnières, chronique d’une inondation, Ouest-France, Rennes, 2009







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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Rue Jacob. Paris (VIe arr.), janvier 1910. © Photographie de la Préfecture de police de Paris, service de l'identité judiciaire / Bibliothèque Historique de la Ville de Paris./ Roger-Viollet
Photo 1 La rue de Lyon, janvier 1910 © Abert Chevojon/ BHVP / Roger-Viollet
Photo 2 Le pont de l'Alma. Paris, 30 janvier 1910. © Albert Chevojon/ Bibliothèque Historique de la Ville de Paris / Roger-Viollet
Photo 3 Voiture dans laquelle se trouve un ministre se rendant au ministère. Paris, 1910. © World's graphic Press / Bibliothèque Historique de la Ville de Paris / Roger-Viollet
Photo 4 Le grand hall de la gare d'Orsay. Paris (VIIe arr.), 1910. © Bibliothèque Historique de la Ville de Paris / Roger-Viollet
Photo 5 Le boulevard Saint-Germain. Paris, 1910. © Bibliothèque Historique de la Ville de Paris / Roger-Viollet