L`Intermède
Extracto, violence, galerie Catherine Putman, papier, dessin, Albertine de Galbert, artistes, sud américain, amérique latine, Chili, Colombie, Argentine, obsession, traumatisme, Buenos AiresFragments de violence
Après avoir sillonné les routes d'Amérique du Sud pendant un an, la commissaire Albertine de Galbert a invité sept artistes contemporains - deux Argentins, trois Colombiens et deux Chiliens - à présenter leurs dessins à la galerie Catherine Putman, à Paris. Jusqu'au 15 mai, l'exposition Extracto trace par morceaux un portrait âpre du continent.

Pendant un an, la jeune femme a roulé de Buenos Aires à Bogota, dormant dans sa voiture avec son compagnon de route et, plongeant totalement dans la culture sud-américaine. Sur sa route, elle a rencontré des artistes et commencé à dresser un inventaire de la situation artistique contemporaine sur le continent. Sans réelle formation artistique, comme elle le souligne elle-même, son intérêt pour les arts plastiques est nourri par les passions d'un père collectionneur et d'une mère artiste : "Je ne suis pas critique d'art, je ne connais pas toutes les théories artistiques. Mon approche est vraiment sensible et expérimentale, et mon rapport aux œuvres est direct. Il n'y a pas de concept ou d'approche intellectuelle." Et c'est ainsi avec la seule ambition de présenter un échantillon de la création plastique contemporaine en Amérique latine que l'exposition Extracto a été montée.

Pourtant, la cohérence d'une exposition qui, de sa diversité a su tirer un fil rouge, saute immédiatement aux yeux : "Je ne pensais pas qu'il y avait un parti pris plastique avant d'avoir toutes les œuvres sous les yeux", annonce la commissaire avec une certaine surprise, mais les œuvres "portent toutes en elle une certaine forme de violence". Traumatismes individuels ou collectifs, les dessins semblent tous se former dans un continent qui, s'il ne saurait être envisagé comme un seul et unique bloc, n'en a pas moins abrité un certain nombre d'événements tragiques. La dictature de Pinochet au Chili en serait peut-être la manifestation la plus évidente, provoquant un traumatisme "tellement fort que le langage plastique est entièrement codé", comme le souligne Albertine de Galbert, mais aussi la situation en Colombie, où paramilitaires et guérilleros se mènent une guerre sans merci, Extracto, violence, galerie Catherine Putman, papier, dessin, Albertine de Galbert, artistes, sud américain, amérique latine, Chili, Colombie, Argentine, obsession, traumatisme, Buenos Airessemant la terreur.

C'est ainsi que Cristina Llano, née en 1955, est devenue la victime indirecte de la guérilla colombienne. Après l'exécution de son frère, elle dessine avec obsession sa série Abrazos ("étreintes"), dont le trait à l'encre de chine et à la facture quasi primitive représente à l'infini deux corps qui s'enlacent, l'un soutenant toujours un peu l'autre. Avec près de deux cents dessins aux lignes simplifiées tantôt sèches tantôt pleines, c'est "l'aspect art brut" qui impose l'émotion d'un hommage, non seulement à un frère disparu, mais aussi aux femmes qui restent en arrière pour pleurer les morts. Ces corps qui s'embrassent rentrent, dans le cadre de l'exposition, en dialogue avec le travail de Voluspa Jarpa, artiste chilienne née en 1971 : "J'aime bien la manière dont les œuvres se parlent ; mettre les œuvres de Voluspa et Cristina dans la même petite pièce c'était créer une sorte d'intimité, rentrer dans un corps avec des œuvres qui parlent de corps." Car c'est encore le corps de la femme qui est au centre des œuvres de Jarpa, marquée par les travaux de Jean-Martin Charcot sur l'hystérie, et les photographies de crises d'Albert Londe. Fascinée par le traumatisme laissé par la dictature de Pinochet, elle utilise la figure de l'hystérique comme allégorie de la société chilienne.

Fabriquant des tampons d'après les photographies des différentes positions de la crise d’hystérie - et en particulier celle de l'arc hystérique -, elle tamponne ensuite ces femmes sur papier en nuées de corps qui se superposent et s'envolent : "Voluspa libère au lieu de retenir, comme si cette libération des corps dans l'espace était celle de milliers de traumatismes refoulés", écrit Albertine de Galbert à propos des installations de l'artiste chilienne - visibles jusqu'au 12 mai 2010 à la Maison de l'Amérique Latine -, où les corps noirs, toujours en deux dimensions, ont quitté la feuille de papier pour investir l'espace. L'obsession du tampon trouve, elle aussi, un écho dans les lignes d'Ernesto Ballesteros, né en 1963. L'artiste argentin a commencé à utiliser la ligne et la ligne seule après la perte d'un être cher, tenant du bout des doigts son crayon à papier dont la pointe ne quitte jamais la feuille. Il créé ainsi des Extracto, violence, galerie Catherine Putman, papier, dessin, Albertine de Galbert, artistes, sud américain, amérique latine, Chili, Colombie, Argentine, obsession, traumatisme, Buenos Airesconstructions étranges, diffuses de filaments plus ou moins appuyés, œuvres hypnotiques où le chemin d'un point à un autre est fait de mille possibilités. L'obsession de ces traits et de ces chemins possibles trouvent un écho dans la vie même de l'artiste qui, comme il l'a confié à la commissaire, a finalement choisi d'interrompre ses lignes pour se tourner vers les autres et entamer une oeuvre plus collective.

Une autre forme d'obsession habite le travail de l'artiste colombienne Johanna Calle, née en 1965. Son œuvre, qui s'attache au sens et au non sens des mots, est une réappropriation de structures imposées, celles du texte imprimé ou du cahier d’écolier, dont elle recopie les lignes. Le texte-matière devient illisible, les lignes d'écritures tronquées, trouées, qui s'effondrent et se décrochent, sont comme une projection de la pensée qui se fissure. Travaillant sur les comptes rendus officiels du gouvernement colombiens, ou encore sur le texte en allemand - alors qu'elle ne le comprend pas - du Procès de Kafka, son travail sur l'écriture est celui du sens qui nous échappe, qui serait peut-être absent du discours à l'origine. Une oeuvre qui lorgne avec le politique, comme celle d'Edwin Sanchez, né en 1976. L'artiste colombien, qui ne travaille qu'en vidéo, propose des œuvres scabreuses, "trash, parfois à la limite du supportable", dont celle présentée ici, Disparitions, serait l'un des exemples les moins violents. Pourtant, le montage de dessins naïfs réalisés par des paramilitaires et des guérilleros, alors qu'ils racontent les horreurs qu'ils ont perpétrées, s'inscrit dans la mémoire et ne veut plus s'en déloger : "J'aime bien que ce ne soit pas quelque chose d'agressif qui explose au visage. La plupart des gens passent devant la vidéo sans la voir alors qu'elle contient une violence inouïe", précise avec justesse la commissaire. C'est en effet le décalage entre la simplicité du dessin (illustration que pourrait faire un enfant) et la monstruosité des actes en question, racontés avec une forme d'abnégation froide, qui crée une forte impression. L'horreur devient peut-être ici plus insupportable encore que la violence des grands dessins d'Alvaro Oyarzún, né en 1960. Les rotring sur papier calque de l'artiste autodidacte chilien détonnent avec la création plastique de son pays. En effet, le trait fin et fourmillant de détails trace un amoncellement de corps déchiquetés. Membres arrachés mais visages sereins, presque souriants au beau milieu d'allusions à l'histoire de l'art, les dessins d’Oyarzún, dont il faut s'approcher pour voir le détail, sont plein d'ironie et d'humour noir, d'une violence physique rendue supportable par l'indifférence dont les figures font preuve.
 
Extracto, violence, galerie Catherine Putman, papier, dessin, Albertine de Galbert, artistes, sud américain, amérique latine, Chili, Colombie, Argentine, obsession, traumatisme, Buenos AiresL'humain ne trouve pas sa place dans les dessins au fusain de Matias Duville, né en 1974, évoquant une horreur post-apocalyptique. L'artiste argentin, qui travaille en général sur de très grands formats - malheureusement absents de l'exposition - dresse des paysages décharnés, cauchemardesques; aux lectures multiples. "J'aime bien les œuvres qui laissent la place à l'imagination de chacun", souligne la commissaire devant un paysage aux pointes acérées ou un train-maison de couleur rouge - seule couleur de l'exposition -, création surréaliste qui peut être perçue comme la mâchoire de quelque monstre terrestre. De l'absence d'humanité éclot la violence de la dévastation. Une violence qui reste le mot-clef d'Extracto, comme un écho du voyage de la jeune commissaire : "Un voyage est plein d'expériences traumatiques, confirme-t-elle. Pour moi ça a été quelque chose d'assez violent". D'ailleurs, "ces artistes sont ceux qui [lui] sont le plus restés dans la tête" parmi la foule d'individus rencontrés, œuvres diverses qui ont toutes touché sa sensibilité en un point donné. L'exposition est aussi un moyen de promouvoir une création méconnue, dont les conditions de travail sont difficiles quand on sait que seul l'Etat du Chili propose une aide pour la création plastique, et que la majorité des créateurs n'est pas en mesure de vivre de son art. Une autre forme de brutalité, moins visuelle et visible, et plus pernicieuse.
 
Lucie Choupaut
Le 18/04/10
 
Extracto, violence, galerie Catherine Putman, papier, dessin, Albertine de Galbert, artistes, sud américain, amérique latine, Chili, Colombie, Argentine, obsession, traumatisme, Buenos Aires
Extracto, jusqu'au 15 mai 2010
Galerie Catherine Putman
40 rue Quincampoix
75004 Paris
Tlj (sf dim et lun) : 14h-19h 
Entrée libre
Rens : 01 45 55 23 06










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Crédits et légendes images
Vignette sur la page d'accueil : Voluspa Jarpa, "Sans titre", 2010. impression sérigraphique et encre sérigraphique sur papier 66 x 102 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman
Image 1 Alvaro Oyarzún, "Composition 5", 2009. rotring sur calque 110 x 110 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman
Image 2 Cristina Llano, "Abrazos", 2009. encre de Chine et lavis sur papier 20,5 x 29,2 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman
Image 3 Johanna Calle, "Lecciones", 2007. encre sur papier 30,5 x 45,5 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman
Image 4 Alvaro Oyarzún, "Composition 5", 2009. rotring sur calque 110 x 110 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman
Image 5 Matías Duville, "Sans titre". fusain sur papier 70 x 100 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman
Image 6 Ernesto Ballesteros, "1000 líneas", 2010. mine de plomb sur papier 61 x 100 cm. Courtesy Galerie Catherine Putman