L`Intermède
Épisode 4 - L'autre, c'est moi
L'ombre sur le mur, la forme informe, le mal absolu qui se dérobe, telle est la figure originelle du vampire, le Dracula de Bram Stoker. Pourtant le XXe siècle, en mots ou en images, interroge cette altérité radicale de diverses manières pour parvenir à la question essentielle : le vampire n'est-il pas notre propre reflet ?
 
Le suceur de sang est une créature qui hante les imaginaires sans répit parce qu'elle pose la question de l'humanité à ses limites. Du Dracula de Bram Stoker à celui de Francis Ford Coppola en passant par Lestat d’Anne Rice et enfin Angel de Joss Whedon et David Greenwalt, quatre avatars emblématiques du cinéma, de la littérature et des séries télévisées interrogent le rapport du vampire à l'humanité.

Vampire altérité ou miroir de l`humanité Dracula Bram Stoker Dracula Francis Ford Coppola Gary Oldman Winona Ryder Lestat Anne Rice  Angel joss Whedon David Greenwalt David BoreanazLe monstre
Publié en 1897, le roman, fondateur s'il en est, de l’écrivain irlandais Bram Stoker Dracula n'a pas pour héros son personnage éponyme. Extraits de journaux intimes, lettres, coupures de presse se succèdent dans un recueil de documents qui se veut le témoignage de ce qui se transforme progressivement en une chasse au vampire. Aucun narrateur omniscient pour pénétrer le point de vue de l'ennemi, seul le regard de Mina Harker et de ses compagnons nous est offert. Dracula est leur ennemi, le monstre, l'autre qui nous menace et qu'il faut éliminer à tout prix. Sa présence inquiétante flotte sur l'ensemble du récit mais, une fois que Jonathan Harker s'enfuit de son château, le comte reste, pendant des centaines de pages, invisible.

Dracula n'a rien d'humain, et ce n'est pas un hasard si ces liens avec l'animalité sont fortement soulignés. Non seulement il peut commander aux bêtes - notamment aux loups, se transformer en animal - mais son apparence même est bestiale. "Son nez aquilin lui donnait véritablement un profil d'aigle ; il avait le front haut, bombé, les cheveux rares aux tempes mais abondants sur le reste de la tête ; les sourcils broussailleux se rejoignaient presque au-dessus du nez, et leurs poils, tant ils étaient longs et touffus, donnaient l'impression de boucler. La bouche, ou du moins ce que j'en voyais sous l’énorme moustache, avait une expression cruelle, et les dents, éclatantes de blancheur étaient particulièrement pointues. […] J'avais bien remarqué, certes, le dos de ses mains qu'il tenait croisées sur ses genoux, et, à la clarté du feu, elles m'avaient paru plutôt blanches et fines ; mais maintenant que je les voyais de plus près, je constatai, au contraire, qu'elles étaient grossières : larges, avec des doigts courts et gros. Aussi étrange que cela puisse sembler, le milieu des paumes était couvert de poils." (1) L'attention est portée sur les dents, les poils, comme on pourrait le faire en parlant d’un animal. Mais l'élément par excellence où se révèle l'humain, les yeux, n'est pas évoqué.
 
L'altérité radicale de Dracula est fondamentale car elle s'inscrit dans une perspective cosmologique : le vampire est celui qui perturbe l'ordre de l’univers: il est non-mort, c'est-à-dire ni mort, ni vivant, un paradoxe qui n'a donc pas sa place ici-bas. Son existence même est un blasphème. Le vampire est le damné, il s'est élevé contre Dieu et, marque suprême de l'hybris, il se joue de la vie et de la mort. Pour rétablir l'ordre perturbé, il faut l'éliminer.
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D'autres artistes vont créer, en mettant l'accent sur le motif de la révolte contre Dieu, une figure vampirique à la postérité florissante, celle du héros romantique.
 
Le héros romantique
Avec le film de Francis Ford Coppola, Dracula devient un véritable personnage, doté d'une psychologie, de sentiments, d'une histoire tragique. Il s'élève au rang de héros. Dès le prologue, qui met en scène le comte en 1462 alors qu'il est encore mortel et présente les événements qui le conduiront à devenir le vampire que l'on connait, il est clair que Coppola propose une interprétation spécifique du roman.

Si l'adaptation est très fidèle, elle se concentre pourtant sur une trame précise, anecdotique dans l'ouvrage : l'histoire d'amour tragique entre Dracula, interprété par Gary Oldman, et sa femme Elisabeta, qu'il retrouve à travers Mina, les deux personnages étant interprétés par Winona Ryder. Croyant, à tort, que son mari est mort, Elisabeta se suicide. "Je renie Dieu !", hurle de souffrance le vampire, avant de planter son épée dans une croix de pierre et boire le sang qui s'en écoule, tel un anti-graal, offrant la vie éternelle mais aussi la damnation. Lorsqu'il voit le portrait de Mina, reconnaissant les traits de sa femme disparue, il tente de renouer avec cet amour perdu en se rapprochant de la jeune femme. "I have crossed oceans of time to find you" - "J’ai traversé les abîmes du temps pour te retrouver" - lui confiera-t-il. Le long métrage ne se clôt donc pas sur la destruction de l'ennemi, mais plutôt sur la paix retrouvée par Dracula dans la mort grâce à l'amour de Mina.Vampire altérité ou miroir de l`humanité Dracula Bram Stoker Dracula Francis Ford Coppola Gary Oldman Winona Ryder Lestat Anne Rice  Angel joss Whedon David Greenwalt David Boreanaz

En révolte contre la transcendance, Dracula accuse Dieu tout au long du film pour la mort injuste de sa femme mais aussi pour ce qu'il a fait de lui : un monstre. L'interprétation très fine, à la fois grandiose, effrayante mais aussi touchante de Gary Oldman donne corps à ce personnage au destin unique, paradoxal, héros de guerre et tortionnaire, assassin sans pitié et amant dévoué. Le motif des larmes revient sans cesse : des larmes d’Elisabeta pour son mari à celles de Dracula pour sa femme et enfin celles de Mina pour le Comte, s'écoule une rivière de douleur, refermant ainsi le cercle tragique.
 
L'influence des symbolistes de la fin du XIXe siècle, l'excès de couleurs, les effets volontairement dramatiques - tout a été créé à l’ancienne, sans l’aide du numérique -, les décors irréels - le film a été tourné entièrement en studio -, et les costumes hors du commun créés par Eiko Ishioka, contribuent à faire basculer le film de l'autre côté du miroir là où les histoires sont plus grandes et où les émotions deviennent paroxystiques. La beauté intemporelle de cette fresque mythique tient également à cette outrance qui nourrit la dimension tragique de l'oeuvre. Dracula, en héros de la fatalité, mais aussi tout simplement en héros de cinéma : la dimension méta-filmique est évidente. Du muet au technicolor, il s'agit bien de rendre un hommage à la puissance du Septième art.
 
Excès, drame, émotions décuplées : Lestat de Lioncourt, le personnage flamboyant des Chroniques de vampires (1976-1995) n'est pas en reste dans ce domaine. Avec Anne Rice, le vampire moderne devient le narrateur de sa propre histoire et il en est le héros. Entretien avec un vampire donne la parole à Louis, mais dans Lestat le Vampire, deuxième volet de la saga, ce dernier se met en scène lui-même, racontant ses mémoires. Lestat est une rock star, littéralement. Il défie le monde par son existence hors des limites de la vie humaine.
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La psychologie du vampire devient un terrain complexe à explorer qui conduit inévitablement aux frontières de la morale. Lestat est certes l'être de la révolte contre l'ordre du monde, mais il est surtout un être de désir. Au cœur du récit, la dimension érotique : le vampire est le désir incarné car il ne connaît aucune limite, il se définit même par sa soif, sa soif de sang. Mais cette soif contamine tout son être, il est tout entier désir physique, désir de connaissance, désir artistique…

L'immortalité devient ainsi source de connaissance et d’expériences. Retrouvant l’esprit des romans gothiques où s’enchâssaient les histoires, Lestat le Vampire et les tomes qui le suivent laissent la place aux souvenirs des damnés que la narration croise sur son chemin. "Moins d'un mois après la grande fête du Samhain, en Gaule, je hantais les ruelles tortueuses d'Alexandrie, appelant les anciens dieux de ma voix silencieuse." (2) L’histoire de Marius ou celle d’Armand nous ramènent alors à des époques oubliées qu'ils font revivre par leur mémoire.  Le vampire, chez Anne Rice, est donc fondamentalement un héros, torturé par sa nature paradoxale, par son rapport au mal. Il s'interroge sur sa condition et sa place dans le monde. Dandy décadent ou artiste maudit, on est bien loin du monstre repoussant des premiers temps.

L'homme
Poussant plus loin encore la percée intime dans le monde des vampires, l'univers imaginé par Joss Whedon dans ses séries Buffy, the vampire slayer et Angel (en collaboration avec David Greenwalt) fait coïncider l'épique, le tragique et le quotidien. Le vampire devient notre prochain, voire un alter ego.

Les deux séries se fondent sur l'exploration de thèmes qui sont chers à Joss Whedon : l'héroïsme, la responsabilité, le bien et le mal. Si, dans Buffy, les vampires et autres créatures démoniaques sont souvent des allégories des difficultés de l’adolescence et de l’âge adulte, il en va autrement dans Angel. Les démons y sont partout, chez eux à Los Angeles, et ne sont plus simplement les ennemis à pourchasser. Il existe des démons inoffensifs, neutres, des demi-démons aussi : tous ne sont pas dangereux. Mais surtout la vie quotidienne de ces êtres est mise Vampire altérité ou miroir de l`humanité Dracula Bram Stoker Dracula Francis Ford Coppola Gary Oldman Winona Ryder Lestat Anne Rice  Angel joss Whedon David Greenwalt David Boreanazen scène. Certains ont une vie de famille, travaillent. Des lieux leur sont dédiés, des bars par exemple dont le fameux Caritas de Lorne, un bar karaoké. Le démon est désormais proche de nous.

Ainsi Angel, le vampire qui, à la suite d'une malédiction lancée par des bohémiens, a retrouvé son âme, devient le miroir de l’homme. Il incarne une figure allégorique de la condition humaine, de la question du choix et de la responsabilité. Angel est en effet un vampire en quête de rédemption. Non seulement il ne tue pas d’humains, mais il les sauve en se battant contre les autres démons. Or tout au long de la série, la perception qu'il peut avoir de son destin et de sa rédemption éventuelle évolue considérablement. Angel est au cœur d’une prophétie qui prédit que lorsqu'il aura sauvé suffisamment d'humains, il se sera racheté et redeviendra un homme. C'est du moins ainsi que les personnages l'interprètent au départ. Mais le choix de faire le bien, Angel le comprend au fur et à mesure, ne peut pas être dicté par la perspective d'une récompense. Le temps n'est pas orienté vers une fin heureuse, la lutte entre le bien et le mal est constante, Angel ne pourra jamais vaincre. C'est là tout le sens des derniers épisodes de la série.

Ainsi, alors même que la série construit un univers très fortement surnaturel et épique, la réflexion qu'elle mène relève du commun, du banal. Les motifs fantastiques ne sont qu’une extériorisation, une extrapolation de la vie humaine. Angel est un vampire mais est confronté aux mêmes problèmes que les humains : la solitude, l'amitié, l'amour, la paternité. Il ne faut pas oublier que si Angel est une série tragique, elle est aussi profondément comique et l'on voit bien l’impact de cet aspect sur le traitement du personnage. Car si Angel est tout puissant, âgé, effrayant en un sens, il est aussi très humain et souvent ridicule. Son obsession pour son apparence par exemple, ses cheveux, ses vêtements, sa voiture décapotable, maintes fois raillée par ses amis, crée une proximité indéniable avec le personnage. Un démon intérieur à 24 images par secondes.
 
Claire Cornillon
Le 19/11/09

 
Dracula, roman irlandais de Bram Stoker (1897)
Editions Babel
Dracula, film américain de Francis Ford Coppola (1992)
Avec Gary Oldman, Winona Ryder, Keanu Reeves…
2h10
Lestat le vampire, roman américain d’Anne Rice (1985)
Edtions Pocket Terreur
Angel, série américaine de Joss Whedon et David Greenwalt (1999-2004)
Avec David Boreanaz, Charisma Carpenter, Alexis Denisof…
5 saisons
 
(1) Dracula, p.57, trad. Lucienne Molitor, Editions Babel
(2) Lestat le vampire, p. 476
 






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