L`Intermède


MATHILDE MONNIER, DANSEUSE ET CHOREGRAPHE contemporaine a, à plusieurs reprises, témoigné de son intérêt pour la connivence entre la présence d'un texte et d'une approche chorégraphique, notamment avec La Place du singe en 2005 (en collaboration avec Christine Angot), ou encore Please please please en 2019 (avec La Ribot et Tiago Rodrigues). Sa dernière pièce chorégraphique, Black Lights, inspirée de faits réels, rend compte des violences faites aux femmes au quotidien. Bien que Mathilde Monnier soit passée par le visionnage de la série H24-24 heures dans la vie d'une femme 
[1], son inspiration est née de la lecture des textes de cette série, publiés aux éditions Actes Sud. Le spectacle est construit autour de neufs de ceux-ci, savamment sélectionnés qui ont servi de structure à la pièce. La littérature est à la source du travail de la chorégraphe : "La cohérence de ces textes féministes, malgré leur variété, relève en grande partie d'un caractère énonciatif extrêmement puissant [...]. Ces récits invitent à changer notre regard sur les victimes de "violences ordinaires", à travers une assemblée de femmes contrastée". Mathilde Monnier interroge donc la place du corps féminin dans l'espace public et intime, offrant une réponse artistique et esthétique plus que politique à une violence systémique.

APRÈS UNE SÉLECTION DE TEXTES, LA CHORÉGRAPHE TRASNFORME les scénarios en histoires personnelles, psychiques, et les fait correspondre à l’histoire de chacune de ses interprètes, qu’elle a voulu issues de parcours, de nationalités et d’âge différents. Les différentes expressions corporelles sont d’ailleurs propres à leurs singularités et les gestes chorégraphiques qui émergent de chaque solo et de chaque situation sont liés à leur corporalité et à leurs différents « bagages ». Les huit artistes portent des paroles cependant complémentaires, de sœurs, de témoins mais surtout un rythme commun malgré ces différences. En effet, leur diversité ne les empêche pas de répondre en écho aux gestes ou aux mots de chacune, de les propager dans des moments de chœur. Il s’agit bien de ne pas laisser la parole dans un état de solitude, mais de porter cette parole à plusieurs, de parler ensemble. Une parole intime qui parle de manière individuelle à chacun, et donc à tout le monde.
 

Ecriture chorégraphique

 
LES RÉCITS CHOISIS PAR MATHILDE MONNIER SONT LIVRÉS sans filtre, sans détour, dans une langue brute qui se fait écho dans le corps des interprètes. Leurs gestes, entre danse et théâtre, deviennent les vecteurs d’une parole libérée, d’une résistance incarnée. Ce qui intéresse Mathilde Monnier, frappée par l’intensité de ces récits, c’est d’y ajouter la tension des corps, des corps successivement abimés, désarticulés, rabaissés, ou désirés, avec ce souci constant de questionner la manière dont le corps peut lui aussi porter au plateau un récit corporel où l’on comprendrait autant le texte que le corps, comment la danse peut inventer un récit qui n’est pas le même que le texte, et comment les traumatismes exprimés par le verbe peuvent se manifester par le corps. Son travail chorégraphique est produit par des récits, adressés ou intérieurs, des images, des projections. Nous ne sommes donc pas dans une danse structurelle mais bien produite par du sens intérieur, ce qui peut, par certains aspects, créer une sorte de polyphonie visuelle, dans cet aller-retour entre les mots et le corps, les maux et la vulnérabilité physique.
 
DANS BLACK LIGHTS, LE CORPS N'ILLUSTRE JAMAIS, il transmet. Mathilde Monnier exploite au plateau la manière dont on peut être en fragilité dans la parole tandis que le corps est en force. Elle interroge comment le corps peut jouer avec une situation et retrouver une puissance tout en restant juste avec ce qu’il raconte. Les textes utilisés, de percutants monologues, deviennent donc des impulsions de mouvements. Plutôt que de les incarner de manière frontale, les interprètes – danseuses et comédiennes – les laissent résonner en elles comme des flux électriques. Le mot ne commande pas le geste, il l’accompagne, parfois le heurte, souvent le précède.
 

Poétique du corps

 
LA DANSE DE MATHILDE MONNIER EST DONC UNE LANGUE QUI S'ÉCRIT en direct, en fonction du ressenti, du mot dont on part, pour arriver à un mouvement, et non pas interpréter le texte. L’écriture corporelle en est la continuité, non une simple traduction, créant dès lors une sorte de paysage entre le geste et la parole, faisant surgir le sens du mouvement. Le corps, autant que les mots, a sa propre logique de sens, et c’est au spectateur de faire la synthèse entre ce qu’il voit, entend, et ressent. Le résultat est saisissant : une danse fragmentée, faite de retraits, de fulgurances, de silences. Un corps peut soudain se crisper dans un coin, un autre traverser la scène avec rage. La chorégraphe travaille la disjonction entre ce que l’on entend et ce que l’on voit, comme pour signifier que ces violences sont toujours à la fois dites et tues, visibles et insidieuses.
 
ON LE COMPREND RAPIDEMENT, DANS BLACK LIGHTStout ce qui est porté par le texte est aussi porté par le corps. « Le corps est [le] sujet [de la chorégraphe], le mouvement est [s]on objet ». Elle est absolument fascinée « par la complexité de ce dont un corps en mouvement est capable : par la production d’une pluralité de sens et d’images, il produit de l’imaginaire, du politique, du sens, il est vecteur d’une immense possibilité allant du poétique au politique ». L’enjeu est de ne pas redire par le corps ce qui se comprend aisément par la parole, mais de trouver d’autres voies pour qu’il « exprime des formes contemporaines de domination, d’oppression, de violence, également de refus, de luttes, d’affranchissements. » Sans hiérarchie entre la littérature et la danse, Black Lights témoigne donc d’une pensée de la danse où la mise en scène de corps défaits des codes sociaux sont à même de nous questionner dans une polyphonie de mouvements et de paroles.
 

Traversées

 
SI LE SPECTACLE EST LIÉ À UNE THÉMATIQUE FÉMINISTE, la chorégraphe veille à sortir du fétichisme de l’histoire individuelle, et vise plutôt à faire surgir émotions et questionnements, notamment par le biais de la scénographie. Celle-ci est construite en trois espaces distincts, un espace vide en avant-scène, un espace de replis, de refuges et de pauses avec des bancs en fond de scène, et entre les deux, des souches d’oliviers centenaires, fumantes, jonchant le sol. Ces trois espaces permettent aux danseuses-comédiennes une traversée dans le temps, celui de nos traumatismes, pour venir témoigner en avant-scène. Les souches pourraient métaphoriser nos mémoires, nos blessures, les stigmates d’une violence qui restent là, en nous, et qu’on ne fait que traverser pour de nouveau venir au présent.
 
LA SCÉNOGRAPHIE NOUS PLONGE DONC DANS UNE DIMENSION TRAGIQUE, atemporelle, comme une chambre d’échos où chaque mouvement, chaque parole, chaque silence deviendrait une arme. Les éclairages, créés par Éric Wurtz, accentuent l’atmosphère tendue, sculptent l’espace en clair-obscur, dessinant des zones de danger, d’exclusion, ou de possible. La musique électronique de Nicolas Houssin et Olivier Renouf pulse, elle, comme un cœur battant, rythmé par la colère et l’espoir. Plutôt qu’une narration linéaire ou illustrative, Black Lights propose une traversée sensorielle, où les vibrations des corps et de la musique sur scène rejoignent les nôtres, en salle.
 


Espace de projections

 
SI MATHILDE MONNIER CHOISIT DE METTRE EN SCÈNE ET CHORÉGRAPHIER des témoignages de femmes victimes de violences, le spectacle ne constitue pas pour autant un acte de militantisme frontal. La chorégraphe crée un espace de visibilité, de résonance et de transformation. Elle donne à voir nos « lumières noires », comme autant de flashs traumatiques mais qui n’en demeurent pas moins des lumières. Pour elle, nous sommes faits d’expériences belles et douloureuses, et nos lumières intérieures, même sombres, peuvent être réactivées. Son travail se veut donc questionnant. Elle ne propose pas un spectacle narratif mais crée des espaces pour le public afin qu’il puisse recevoir les textes et se projeter en fonction des imaginaires de chacun. Les paroles constituent également des formes d’adresses particulières aux spectateurs, créant parfois un dialogue avec le public, une relation directe entre le spectateur et les textes.
 
LA FIN DU SPECTACLE EST UNE FORME D'EXUTOIRE mais surtout de partage, une libération d’énergie permettant un temps de rencontre entre les interprètes et la salle, un moment de connexion. Ce que Black Lights offre au spectateur, c’est une expérience collective de réception active. Ce que Mathilde Monnier propose, c’est d’abord un trouble, une friction entre ce que l’on croit comprendre et ce que l’on ressent, mais c’est ensuite le contact avec un théâtre du réel, une adresse à la mémoire des corps du public, à leurs récits personnels, à ce qu’ils ont vécu. La pièce travaille donc sur l’empathie en créant ce dialogue avec le public plutôt que de proposer une confrontation politique.
 
AINIS, LOIN DE TOUT MANICHÉISME, LE SPECTACLE EST UN MANIFESTE pour la danse contemporaine et montre à quel point dans un monde saturé d’images, de récits traumatiques, de silences complices, il est bon de prendre le temps d’écouter mais aussi de ressentir les silences, les tensions, les tremblements, grâce à une mise en scène qui évoque la possibilité de dire et de transmettre.
  

Émilie Combes 
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le 11 avril 2025
 
Black Lights,
D’après la série télévisée d’Arte H24 de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud.
Mise en scène et chorégraphie Mathilde Monnier
Dramaturgie : Stéphane Bouquet
Scénographie : Annie Tolleter avec l’atelier Martine Andrée.
Avec Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucia Garcia Pulles, Mai-Juli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga, Ophélie Ségala.
Théâtre National de Bordeaux Aquitaine (TNBA)
Avril 2025
 
Les citations de Mathilde Monnier proviennent de l’entretien réalisé par Marc Blanchet (Festival d’Avignon)
 
Pour découvrir le spectacle, c’est ici.
 
Crédits photos © Marc Coudrais (photos 1, 2, 3) et Arnaud Caravielhe (photo 4)
 

[1] Série diffusée sur ARTE en 2021, sur une idée et une réalisation originale des cinéastes Valérie Urrea et Nathalie Masduraud. La série met en scène 24 films courts et audacieux à travers 24 situations de la vie quotidienne d’une femme. Elle met en image ces 24 courtes histoires scénarisées qui proposent différents contextes de situations de violences quotidiennes faite aux femmes. 
 
 
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