L`Intermède
Oscar Wilde, en chaînes et en sang
"Ecce Homo", semble proclamer le prisonnier drapé dans sa couverture pourpre. De la prison de Reading, Oscar Wilde (1854-1900) pleure sa gloire disparue et crie son malheur : un lent travail de résilience qui finit sur l'un des plus beaux textes jamais écrits sur le sens de la douleur. Jusqu'au 16 octobre, le théâtre du Lucernaire, à Paris, accueille le De profundis d'Oscar Wilde, mis en scène par Grégoire Couette-Jourdain et interprété par Jean-Claude Audrain. Entre les quatre murs de craie blanche dessinés sur le sol, une longue histoire commence.

De profundis, Oscar Wilde, Alfred Douglas, Bosie, C 33, marquis de Queensberry, Robert Ross, Grégoire Couette-Jourdain, Jean-Paul Audrain, Lucernaire, Albert Camus, Ballade de la geôle de ReadingC'est un homme seul qui contemple, les yeux hagards, le désastre de sa vie. A la suite d'un procès retentissant, Oscar Wilde est incarcéré le 25 mai 1895 dans les sinistres prisons de Sa Majesté : "Les fêtes pour moi sont finies." Naguère célèbre dandy qui régalait la bonne société londonienne de ses traits d'esprit, il n'est plus que le numéro C 33 condamné à deux ans de travaux forcé pour pratique de relations homosexuelles avec des prostitués. Les conditions de l'époque sont terribles : obligé à dormir sur un lit de planche, en proie à de terribles diarrhées, il subit un calvaire permanent, loin des esturgeons farcis et du Dagonet 1880 des soupers au Savoy. L'humiliation, aussi, de ces visites d'amis où il doit se tenir les membres écartés dans une cage suspendue et de ces transferts en public où il est exposé aux quolibets et railleries des passants. Mais par-dessus tout, rien ne l'accable davantage que le silence de Douglas, par la folie duquel il se retrouve en prison.
 
Lord Alfred Douglas, surnommé Bosie ("joli garçon"), est le fils du marquis de Queensberry. Etudiant à Oxford, il rencontre Oscar Wilde en 1891. Les deux hommes deviennent amis puis amants et ne se séparent plus. Mais Douglas est un jeune homme égocentrique et violent qui vampirise son aîné. Par faiblesse et parce que la beauté du jeune homme le trouble, celui-ci ne peut cependant se résoudre à le quitter. Régulièrement frappé de stérilité artistique par la présence et les exigences du petit Lord, il doit en sus affronter le père de celui-ci, le terrible marquis de Queensberry qui, désireux de se refaire un nom, se pose en défenseur des bonnes mœurs et l'accuse de pervertir son fils. Il faut dire qu'Oscar Wilde, entraîné par le fils Douglas, mène une vie de débauche dans les bordels de Londres et de Paris. Aveuglé par la haine qu'il éprouve à l'endroit de son père, Bosie convainc Wilde de l'attaquer en justice pour diffamation. De partie plaignante, l'écrivain se retrouve rapidement de l'autre côté du barreau. Convaincu de mauvaises mœurs, frappé par la faillite, abandonné par sa femme : c'est la chute.

"Seule la haine nous permet de terminer la journée", le prévient un détenu à son arrivée en prison. Et c'est le cœur plein de ressentiment et de désespoir que Wilde entame en effet sa détention. Il lui semble rapidement toucher le fond, mais la découverte de la solidarité dans le malheur le détermine à surmonter l'épreuve. Commence alors la longue rédaction de ce qui deviendra sans doute sa plus grande œuvre : sur le papier bleu rationné, comme l'exige le règlement pénitentiaire de l'époque, il écrit à son ancien amant. Avec la ferveur de De profundis, Oscar Wilde, Alfred Douglas, Bosie, C 33, marquis de Queensberry, Robert Ross, Grégoire Couette-Jourdain, Jean-Paul Audrain, Lucernaire, Albert Camus, Ballade de la geôle de Readingceux qui savent de quoi ils parlent, le metteur en scène Grégoire Couette-Jourdain explique son enthousiasme pour le texte : "Comment reconstruire sa vie avec ce qu'il en reste ? Comment ne pas se laisser empoisonner par la haine et le ressentiment ? Relativiser le personnel pour toucher à l'universel. Ce livre de Wilde, c'est un cri d’amour. Universalité de l'amour et de la résilience."

Le texte est à la fois un réquisitoire, une confession et une apologie. Tour à tour, Wilde invective Douglas, se défend et s'accable. "Les masques tombent", dit Grégoire Couette-Jourdain. Wilde se dévoile, intentionnellement ou non, sous un jour souvent attendrissant, parfois agaçant. Il juge Douglas, certes, mais aussi sa vie à lui. Le romancier, ici encore, se construit un être qui n'est pas tout à fait le sien. Bien plus important que les reproches adressé à Douglas, qui n'en mérite pas tant, est le terrible jugement qu'il porte sur sa propre existence. Tout le monde connait le bon mot : "J'ai mis mon génie dans ma vie et mon talent dans mes œuvres", mais on a oublié la tristesse vertigineuse que recèle l'aveu d'un artiste devant la dilapidation de ses ressources intellectuelles. D'autre part, le texte lui-même n'a rien d'une lettre intime : à travers Douglas, c'est bien au monde qu'Oscar Wilde s'adresse, lui qui vit à l'extérieur et qui le méprise maintenant. "Ma présence gâcherait leur plaisir" : la société toute entière et la mascarade mondaine lui répugnent à présent qu'il se voit rejeté de ceux-mêmes qui l'acclamaient au sommet de sa gloire.

Dans sa préface à l'édition française du De profundis, Albert Camus soulignait la rupture essentielle qui s'était faite dans l'œuvre d'Oscar Wilde : les comédies d'avant laissaient la place à une réflexion tragique sur le sens de la douleur. L'interprétation a eu sa postérité et nombre de commentateurs, moins avisés que Camus, se sont empressés de jeter son œuvre antérieure aux oubliettes. Grégoire Couette-Jourdain nuance le propos : "On a voulu en faire un dandy superficiel. Je ne suis pas du tout d'accord. Rupture dans sa vie, oui, mais pas dans son écriture".  Conteur extraordinaire dans des textes comme Le Prince heureux et Le géant égoïste, la prose d'Oscar Wilde souffre néanmoins d'une verbosité qui pouvait agacer : L'importance d'être constant ou le Mari idéal mettent en place une rhétorique où s'accumulent concetti et renversements. Après la prison, son écriture se dépouille au contraire des paradoxes faciles, pour trouver une densité et une profondeur nouvelles. Aussi bien dans De Profundis que dans ses Lettres sur la prison, il adopte un style précis et percutant, au diapason de sa révolte. N'écrit-il pas à son ami Douglas que "le vice suprême est d'être superficiel" ?

En écho, la scénographie est dictée par "un refus absolu et non négociable d'un pseudo-réalisme, poursuit le metteur en scène. Au contraire, il fallait mettre en avant sa dimension métaphysique", à l'aide d'une poignée d'éléments symboliques : le drap rouge, une bougie, un escabeau et un carré de craie tracé sur le sol, dont il est fait un usage poussé, avec de nombreuses références à l'iconographie religieuse des XIIe et XIIIe siècles. L'adaptation théâtrale de textes "monodoniques", comme cette longue lettre, commande généralement une De profundis, Oscar Wilde, Alfred Douglas, Bosie, C 33, marquis de Queensberry, Robert Ross, Grégoire Couette-Jourdain, Jean-Paul Audrain, Lucernaire, Albert Camus, Ballade de la geôle de Readingcertaine sobriété. Et de discrets effets de mise en scène ponctuent la déclamation - le mouchoir rouge du prisonnier s'épanouit en fleur -, tandis que la diction précise de Jean-Claude Audrain fait revivre avec densité les mots de Wilde.
 
De profundis a été rédigé en prison, dans des conditions peu favorables qui expliquent le caractère quelque peu désordonné et touffus du texte. Celui-ci mêle le récit à proprement dit de la captivité avec de constantes digressions philosophiques qui tranchent avec sa destination première. Cependant, il y gagne une authenticité toute personnelle, et le fil du texte permet de saisir les changements qui s'opèrent dans l'âme de Wilde. S'il ne peut empêcher les manifestations de sa vanité extravagante de percer encore par endroit, l'essentiel du texte témoigne d'une humilité nouvelle et inattendue. En prison, l'auteur se sent relié à l'humanité toute entière. Au-delà du défi à la société et de l'identification à la figure martyre du Christ, il y a donc la reconnaissance de sa fraternité avec les malheureux, selon un "double mouvement de transcendance et d’immanence", pour reprendre l’expression du metteur en scène.

L'histoire du manuscrit elle-même est plutôt mouvementée. Wilde le confie à Ross à sa sortie de prison, sous le titre de Epistola : in Carcere et Vinculis ("lettre en prison et dans les chaînes") afin qu'il l’envoie à Douglas. Cependant la perspicacité de Ross l'amène à se méfier de ce dernier. Il place le manuscrit sous scellé au British Museum - celui-ci ne sera rendu public qu'en 1965 - et en envoie seulement une copie à Douglas, lequel tente évidemment de mettre la main sur le manuscrit, mais sans succès. Robert Ross publie en 1909 une première version de la lettre, expurgée des références à Douglas et à son père, sous le titre actuel, qui fait référence à la prière des morts de l'office catholique : "De profundis clamavi at te domine", "des profondeurs nous t'implorons Seigneur".
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Il faudra attendre plus de soixante ans après la mort de son auteur pour que le texte soit publié intégralement. Lorsqu'il sort de prison en mai 1897, Oscar Wilde est un homme brisé. Il a perdu sa prolixité d’antan et n'écrit désormais qu'avec peine, mais les quelques œuvres qu'il produit comptent parmi les plus poignantes. Sa plume se met au service de la justice dans les deux lettres qu'il écrit pour la presse au sujet des conditions carcérales. La première prend fait et cause pour le gardien Martin qui, rare parmi les rares, lui adressait un bonjour tout les matins ; celui-ci s'était en effet retrouvé licencié pour avoir donné des biscuits à un enfant détenu. Dans la seconde, Wilde apporte son témoignage pour soutenir un projet important de réforme carcérale. Mais il ne parvient décidément pas à retrouver son appétit de vivre  et se traîne de ville en ville à travers toute l'Europe, en perpétuel exilé. Avant de mourir, il trouve néanmoins la force d'écrire la Ballade de la geôle de Reading, long poème funèbre, où il se replace lui-même parmi les condamnés et les déchus de la terre. Comme un écho aux derniers mots du De Profundis : "Tu es venu à moi pour apprendre le plaisir de la vie et le plaisir de l'art. Peut-être ai-je été choisi pour t'enseigner quelque chose d'infiniment plus beau, le sens de la douleur et sa beauté."
 

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De profundis
d'Oscar Wilde, jusqu’au 16 octobre 2010 
Mise en scène : Grégoire Couette-Jourdain
Interprétation : Jean-Claude Audrain
Théâtre du Lucernaire
53, rue Notre Dame des Champs
75 006 Paris
Du mardi au samedi à 18h30
Tarif plein : 25 €
Tarif réduit : 17,5 €
Rens. : 01 42 22 26 50








 
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