L`Intermède
Jiří Kylián, une synthèse en mouvements
L'Opéra de Paris clôt la saison 2009-2010 ce jeudi 15 juillet, avec la dernière représentation et l'entrée au répertoire de la pièce Kaguyahime, créée en 1988 pour le Nederlands Dans Theater à La Haie par Jiří Kylián, chorégraphe tchèque né à Prague en 1947. L'occasion de revenir sur la carrière, l'oeuvre et l'apport de cet artiste hors du commun à la danse contemporaine.


Entre la princesse de la lune (Marie-Agnès Gillot) et son prince mortel (Stéphane Bullion) est tendu un voile doré, et c'est à travers lui qu'il l'enlace tendrement. C'est probablement l'une des images les plus saisissantes de Kaguyahime, ballet inspiré d'un conte japonais du Xe siècle. Rencontre harmonieuse des temps, des cultures, des genres, des arts, des techniques et des corps, c'est tout le travail de Kylían qui se trouve là résumé. L'œuvre chorégraphique de celui qui dit vouloir "emprunter les ponts entre les cultures, voyager entre le passé et le présent" se place à la croisée de multiples influences. Ce métissage des approches est d'abord au cœur de sa propre Jiri Kylian,
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contemporain, lune, japonexpérience : après des études de danse à l'Académie Nationale de Danse puis au conservatoire de Prague, où il est formé à la danse folklorique aussi bien qu'aux techniques modernes élaborées par Marta Graham, ce fils d'une ballerine célèbre part perfectionner son apprentissage à la Royal Ballet School de Londres en 1967. L'académisme de ses débuts en Europe de l'Est se trouve ébranlé par le fervent élan de création artistique qui anime alors la capitale britannique. Entre le succès des Beatles, la vogue libertaire du mouvement Hippie et le couple de danseurs Noureev-Fonteyn, Kylián découvre là, bien loin des émeutes du printemps de Prague, un univers propice à l'expression. Il y fait une rencontre décisive : celle du célèbre chorégraphe John Cranko, qui lui fait quitter l'Angleterre pour l'Allemagne et l'intègre au Stuttgart Ballett.

C'est à cette compagnie que Kylián offre sa première pièce, Paradox, dont il signe la chorégraphie, la musique et la scénographie en 1970. Grâce à Cranko, il entre en 1975 en contact avec le Nederlands Dans Theater, une des compagnies les plus novatrices d'Europe, où il trouve un espace pour son épanouissement, d'abord comme simple collaborateur, puis comme chorégraphe principal de la compagnie jusqu'en 2009. Fort de cette formation hétérogène, Jiří Kylián aime à mêler fond folklorique de cultures exotiques et forme épurée de la danse contemporaine occidentale. Dans Falling Angels (1989), les solos des huit danseuses ne sont pas sans rappeler des danses rituelles, et dans Stepping Stones (1991), sur une musique de John Cage et Anton Webern,  il emprunte à la culture des aborigènes d'Australie. Le mélange des influences n'en reste pas là : Kylián, non content d'en faire le terreau de sa création, place ce métissage dans son cheminement chorégraphique en collaborant avec des artistes venus d'horizons divers. Ainsi, Kaguyahime est-il le fruit d'une collaboration avec Maki Ishii, compositeur d'origine japonaise mais berlinois d'adoption. Egalement attentif au travail de ses contemporains, il a largement favorisé le travail des trois troupes du NDT avec des chorégraphes contemporains issus du monde entier - William Forsythe, Mats Ek, Hans van Manen, Maguy Marin, Susanne Linke ou encore Carolyn Carlson -, et l'on trouve quelques échos de ses créateurs dans ses productions.

Salué par de nombreux prix, Jiří Kylián compte aujourd'hui à son actif plus de cent ballets et de nombreuses créations pour toutes les grandes compagnies internationales. Le chorégraphe a été découvert par le public de l'Opéra de Paris en 1989 lors de l'entrée au répertoire de Sinfonietta (1978), pièce de facture néo-classique avec ses grands jetés et ses pirouettes sur une musique de Leoš Janácek et Tantz-Schul (1989). Lors de son Jiri Kylian, Kaguyahime, opéra bastille, Marie-Agnès
Gillot, danse, chorégraphe, contemporain, lune, japonsecond passage à Paris en 1991, avec sa propre compagnie cette fois, la première représentation de Kaguyahime avait déjà conquis le public. Depuis, les entrées au répertoire de Stepping Stones (1991) et Bella Figura (1995) en 2001 et les créations pour la compagnie française de Doux Mensonges en 1999 et Il faut qu'une porte… en 2004 n'ont fait que confirmer la faculté de l'artiste à s'adapter à la troupe de l'Opéra. Cette année encore, c'est donc elle qui s'approprie la gestuelle du chorégraphe.

Kaguyahime est la première œuvre longue et narrative de Jiří Kylián, jusque-là plus coutumier des pièces courtes et abstraites. Dans No More Play, créée en 1988, la musique contemporaine d'Anton Webern, dissonante et sans mesure régulière, porte une chorégraphie sérielle et aléatoire, à la manière de ce que l'américain Merce Cunnimgham faisait dans ses "Events" à partir des années soixante. Kylian y explore ainsi l'esthétique du fragmentaire et de l'asymétrique dans un décor très épuré qui fait de la scène un plateau de jeu par un agencement de lumières élaboré.

Chez le chorégraphe tchèque, danse et musique jouent de concert. Aucune ne prend le pas sur l’autre. Loin de tomber dans la simple illustration, l'artiste évite que la musique ne dicte le mouvement. Qu'il s’agisse des percussions de Steeve Reich dans Falling Angels, des partitions de Mozart dans Six Dances ou des pièces baroques de Pergolèse, Vivaldi et Torelli dans Bella Figura, c'est la musique qui semble à chaque instant répondre à la nécessité portée par le mouvement. L'artiste alterne entre l'utilisation du phrasé musical et l'exploitation des détails de la partition pour laisser à ses interprètes à la fois une grande liberté de jeu et une précision du geste. Il ne faudrait pas se contenter de retenir de la musicalité du geste uniquement son sens de la mélodie. Le rythme est aussi mis en avant par l'usage sonore des corps qui se font eux-mêmes instruments de percussion. Comme parfois chez le suédois Mats Ek - dans La Maison de Bernarda par exemple, présentée l’an dernier sur la scène de l’opéra Garnier - les danseurs peuvent frapper dans leurs mains, taper du pied ou même crier sur scène ; et c'est alors un vertigineux mélange de maîtrise cultivée et de lâcher-prise de pulsions enfouies.

La gestuelle même de Kylían est intrinsèquement marquée par une recherche de la synthèse entre fluidité et tension, énergie et abandon, innovation et sobriété. Le goût d'une technique qui fait largement appel à la souplesse et à l'équilibre des danseurs vient probablement du fait qu'il a découvert l'expression corporelle avec les arts du cirque à l’âge de six ans.  Ainsi  de la surprenante ouverture de Sweet Dreams (1990) dans laquelle une danseuse, telle une acrobate équilibriste, avance lentement sur un chemin de pommes vertes. Mais la danse de Kylían est aussi marquée par l'énergie impressionnante des sauts, courses et autres jeux de Jiri Kylian, Kaguyahime, opéra bastille, Marie-Agnès Gillot,
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Toujours motivée par une réflexion sociale ou spirituelle, le travail de Kylían sait faire preuve d'humour et de dérision - comme dans la Symphonie in D (1976) qui n'est rien d'autre qu'un pamphlet académique que le chorégraphe s'adresse à lui-même - mais aussi de sensibilité et de gravité ; les corps  sont chez lui mis en scène de façon tantôt comique et burlesque tantôt sensuelle, comme dans Petite Mort (1991). Dans cette dernière pièce, la rencontre charnelle produit une danse hésitant entre érotisme et sensualité. Même dans ses pièces les plus abstraites, comme dans Sweet Dreams (1990) qui interrogeait avec ironie les mécanismes inconscients en en faisant "un collage chorégraphique de scènes absurdes", on y trouve figurés désirs, angoisses, pulsions. Kaguyahime explore la spiritualité méditative, les passions violentes des hommes mais aussi la liesse et l'allégresse des fêtes villageoises. Reprenant les bases du vocabulaire classique, Kijian propose pourtant des formes originales, convoque chaque partie du corps et construit des duos ou des trios surprenants. De cette esthétique, certains diront qu'elle est encore trop néo-classique pour être contemporaine. "Le corps est si riche qu’il ne peut être cloisonné", répond celui qui serait, plutôt, le plus contemporain des futurs classiques.

Marie Bonnot
Le 15/07/10

Jiri Kylian, Kaguyahime, opéra bastille, Marie-Agnès Gillot, danse, chorégraphe, contemporain, lune, japon
Kaguyahime, jusqu'au 15 juillet 2010
Chorégraphie : Jiri Kylian
Musique: Maki Ishii
Scénographie et Lumières: Mickael Simon
Avec Marie-Agnès Gillot, Stéphane Bullion...
Opéra Bastille
Place de la Bastille
75012 Paris
Rens. : 01 43 44 71 74


Pour en savoir plus :
 A lire :
J. Kylian, Garden of dance, Nederlands Theater Institut, 1995.
G. Mannoni, Kylian, Coutaz, 1989.
 
À voir
An evening with Jiri Kylian (3 ballets: Sinfonietta, Symphonie en Ré Majeur, Stamping Ground), Nederlands Dans Theater, Art Haus Musik. 
Svadebka, Symphonie des Psaumes, Torso, Nederlands Dans Theater, Art Haus Musik.
L'Enfant et les sortileges/Peter and the wolf, Nederlands Dans Theater/Royal Ballet School, Art Haus Musik. 
Kaguyahime, Nederlands Dans Theater, Art Haus Musik.
Black & White (6 ballets: Falling Angels, Six dances, No more play, Sweet dreams, Sarabande, Petite Mort), Nederlands Dans Theater, Art Haus Musik.

La saison prochaine, le Nederlands Dans theater proposera à sa programmation Bella Figura (1995 ), Gods and Dogs (2007), Mémoires d'oubliettes (2009) et Forgotten Lands (1981).

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