L`Intermède
absalon, deadline, mam, musée dart moderne, paris, gilles aillaud, james lee byars, death, chen zhen, willem de kooning, hans hartung, jorg immendorf, robert mapplethorpe, hannah villigerLa mort leur va si bien
Au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, les dernières œuvres d’artistes conscients de l’imminence de leur mort sont réunies dans une exposition au titre évocateur : Deadline, ou comment le dernier souffle les a inspirés.

Si le traumatisme des Guerres Mondiales a amené les représentations de la mort à se raréfier au cours du XXe siècle, l’éruption du virus du SIDA à la fin des années 1970 agit comme un catalyseur des angoisses existentielles, et replace la mort au centre des travaux de nombreux artistes à travers le monde. Thème malaisé à traiter s'il en est, il est risqué d’en faire le fil conducteur d’une exposition. Toutefois, loin de sombrer dans le pathos, la scénographie de l'exposition Deadline est pensée de manière sobre et épurée : la blancheur des murs et les grandes dimensions de l’espace d’exposition laissent ainsi la lumière mettre en valeur les œuvres, leur conférant une aura presque sacrée. Cette volonté de simplicité se retrouve également dans les commentaires sur les artistes, succincts, qui proposent au spectateur quelques pistes de réflexion sans prétention pédagogique.

Loin de se vouloir exhaustive, l’exposition du Musée d'Art Moderne se concentre sur douze artistes de nationalités, sexes et âges différents, aux styles, méthodes et travaux divers - peintures, photographies, sculptures, installations, vidéos - qui, en raison de la maladie ou de la vieillesse, voient la conscience de leur propre disparition s’accroitre et influer sur leur procabsalon, deadline, mam, musée dart moderne, paris, gilles aillaud, james lee byars, death, chen zhen, willem de kooning, hans hartung, jorg immendorf, robert mapplethorpe, hannah villigeressus de création. Cependant, plutôt que de montrer l’évolution de l’œuvre de l’artiste, l’exposition s’attache davantage à mettre en lumière la (pré)figuration de la mort, et la façon dont les artistes ont su s’affranchir des contraintes matérielles, temporelles et stylistiques qu’ils avaient pu subir ou se forger au cours de leurs vies.

La confrontation à l’absolu
Certains artistes choisissent de se mesurer à l’absolu, et peut-être de s’y muer comme pour échapper à l’oubli. Le spectateur est donc invité à une découverte sensible des œuvres, qui commence par une salle consacrée à Martin Kippenberger (1953-1997). Sur le socle central, une tapisserie représentant un radeau vide semble attendre le départ du spectateur, alors que tout autour, des corps accablés aux couleurs vives ornent les toiles de la salle. Dans cette série réalisée un an avant sa mort, intitulée Le Radeau de la Méduse, le peintre allemand, atteint d’un cancer du foie, s’éloigne de ses sujets de prédilection (politiques et sociaux) et compose ces toiles en référence au chef d’œuvre classique de Géricault. Ses naufragés, réalisés à partir de photographies de lui-même dans les positions des personnages de l’œuvre originale, ce sont ainsi huit doubles de l’artiste qui gisent comme autant d’êtres agonisants portant à leur poignet le symbole anachronique du temps, une montre égrenant les ultimes heures de sa vie.

L’entrée dans l’univers de James Lee Byars (1932-1997) absalon, deadline, mam, musée d`art moderne, paris, gilles aillaud, james lee byars, death, chen zhen, willem de kooning, hans hartung, jrg immendorf, robert mapplethorpe, hannah villigers’effectue par le truchement de ses cinq globes dorés, qui intriguent et hypnotisent. Cet américain, obsédé par l’idée d’une mort qu’il pense omniprésente, notamment après le diagnostic de son cancer en 1990, tente d’accepter l’idée de sa mort en simulant son propre décès dans une pièce tapissée de feuilles dorées lors d’une performance, remplaçant par la suite son corps par cinq faux diamants sur le socle funéraire The Death of James Lee Byars. Ses installations, dominées par la couleur dorée et le thème de l’effacement, de la disparition de soi (Self–Portrait) donnent l’image d’un artiste transcendant la mort, ne laissant derrière lui que le sentiment du sacré.

Le retour à un certain classicisme néanmoins teinté d’érotisme est opéré par le photographe américain Robert Mapplethorpe (1946-1989) lorsqu’en 1986 il apprend qu’il est séropositif. Le crâne prend alorsune place importante dans son œuvre, évoquant les Vanités et leur objet : le rappel de la mortalité et de l’insignifiance de l’être humain (Skull Walking Cane, Self-Portrait), tandis que ses photographies de statues antiques (Ermes) portent à la fois un hommage aux œuvres du passé, un sens symbolique (Hermès Psychopompe est le guide des âmes jusqu’aux Enfers), et une transgression érotique.

Le corps déliquescent représenté...
La déchéance de son corps offre à Chen Zhen (1955-2000) l’occasion d’exposer la représentation de ses propres organes, translucides - utilisation du verre et de l’albâtre -, qui dévoilent le corps de la manière la plus intime qu’il soit ("Intus et in cute", comme l’a si bien dit Rousseau). Chen Zhen, né à Shanghai et venu à Paris pour intégrer l’Ecole des Beaux-arts, apprend à l’âge de 25 ans qu’il est atteint d’une maladie dégénérative incurable. Son travail artistique s’imprègne fortement de cette thématique à mesure que la maladie le ronge. Ses œuvres interrogent notamment sa double identité au travers du prisme de ses maux, évoquant l’opposition entre médecine traditionnelle chinoise, et médecine moderne occidentale (Zen Garden, 2000) ; mais également le lien intrinsèque entre naissance et mort : dans le berceau fermé en symétrie par un lit d’hôpital et noué de vêtements d’adultes et d’enfant d’où sortent des sons inquiétants (Berceau), rappelle le poids de la condition de mortel.

Le rapport au corps est l’une des lignes directrice du travail de Hannah Villiger (1951-1997), photographe suisse. En 1980, atteinte de la tuberculose, elle s’oriente vers l’utilisation d’un Polaroïd qu’elle porte à bout de bras pour photographier son corps, puis agrandit les clichés. Et l’année précédant sa mort, elle commence à le recouvrir de tissu. L’hypothèse de la dissimulation pudique du corps cacochyme semble moins pertinente que la volonté d’une transfiguration du corps en un matériau qui survivra à l’auteur faisant de ce corps-tissu une œuvre d’art.

… ou outil de représentation

La perte des moyens physiques empêchent certains artistes de continuer leurs œuvres dans les mêmes conditions de production qu’avant, influençant leurs méthodes de création à l’instar d’un Matisse valétudinaire se tournant vers le collage lorsqu’il perd l’usage de ses jambes.
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Jörg Immendorff (1945-2007), peintre allemand, achève ce parcours sur un ton macabre. Visions d’Enfer, squelettes, et singes de bronze portant le nom d’artistes célèbres en guise de protection contre la mort, l’artiste offre des œuvres étranges et inquiétantes où les corps déconstruits et démembrés semblent pris au piège. Atteint de paralysie progressive à partir de 1998, celle-ci change totalement sa manière de travailler. A la manière d'un Matisse, il emploie des assistants, restant ainsi le maitre d’œuvre de la création, et en fait de vaincre la mort, sa peur lui permet seulement de passer outre sa paralysie.

L’espace consacré à Hans Hartung (1904-0989) est en accord avec la dimension des œuvres des trois dernières années de sa vie : des grands formats abstraits qu’il peint à la sulfateuse à vigne. Cette technique dictée par les impératifs de sa mobilité réduite suite à un accident vasculaire cérébral en décembre 1986, par laquelle il s’affranchit audacieusement des méthodes traditionnelles, témoigne d’une période de grande liberté particulièrement prolifique - 650 toiles - qui transmet un sentiment d’urgence quant au perfectionnement, voire à l’achèvement de son œuvre. Ses toiles se couvrent de couleurs vives, et les lignes noires qui les traversent semblent laisser place à un certain apaisement, notamment après la mort de sa femme Anna-Eva Bergman en 1987.

Si Joan Mitchell (1925-1992), peintre américaine, ne change pas fondamentalement sa façon de peindre à l’approche de sa mort, sa déchéance physique donne un nouveau souffle à ses grands formats. De manière ironique, c’est limitée dans ses déplacements par la maladie que le "mouvement" qu’elle cherche à "attraper" dans l’angoisse de la mort gagne en concision et permet d’allier son énergie directement puisée de L’Action Painting à une certaine simplicité.

La prise de liberté
L’imminence de la mort permet parfois d’atteindre un certain apaisement et de se détacher d’un style dans lequel les artistes s’étaient fait connaitre. Malgré les critiques parfois virulentes, leurs travaux ont ainsi acquis une nouvelle dimension. Il en va ainsi pour le peintre français Gilles Aillaud (1928-2005) qui représente essentiellement des animaux en cage dans les années 1970, subit un accident vasculaire en 1977. Malgré la paralysie de sa main droite qui l’handicape, il continue à peindre, mais il prend pour thème les oiseaux dans la nature et les vastes paysages, comme un vœu de libération d’un corps devenu invivable.

Les derniers travaux de William de Kooning (1904-1997), peintre néerlandais naturalisé américain, ont souvent été critiqués en raison de ses facultés mentales défaillantes, notamment ses pertes de mémoire. Toutefois, cet artiste polémique - en raison de ses passages aléatoires de la peinture figurative à la peinture abstraite - parait, lors des dix dernières années de sa peinture, entrer dans une nouvelle période qui est pour certains considérée comme l’aboutissement de sa carrière.

La fulgurance opposée au temps

Absalon et Felix Gonzales-Torres commencent à exposer dans les années 1990, très peu de temps avant leur mort. Leurs œuvres, moins fournies que celles des autres artistes exposés, sont remarquablement évocatrices et sont le témoin d’une réflexion profonde exprimée avec concision. La conscience d’une existence éphémère, la révolte et le renoncement face à l’inéluctabilité de leur sort offrent au spectateur une fulgurance bouleversante.

Chaque auteur est cantonné dans une salle, mais Absalon, de son vrai nom Eshel Meir (1964-1993), organise en quelque sorte son propre espace. L’artiste israélien, mort du SIDA peu avant ses trente ans, est en effet l’auteur d’une série inachevée de Cellules destinées à être occupées par lui dans six grandes villes du monde, dont la n°3 (New-York), créée en 1992, occupe la majeure partie de son espace d’exposition. Cette construction, sorte de module d’habitation d’une blancheur immaculée, semble l’équivalent des tombeaux Égyptiens de l’antiquité, un vaisseau permettant à l’âme de pouvoir continuer ses activités journalières par-delà la mort. Elle fait écho à la vidéo Solutions de la même année, où l’artiste effectue des gestes d’une quotidienne intimité devant la caméra, dans le silence le plus total. A cet apaisement apparent s’opposent les vidéos Bataille dans laquelle l’artiste, Don Quichotte contemporain, se bat contre les assauts inéluctables de l’invisible, et Bruits, qui fait retentir la absalon, deadline, mam, musée dart moderne, paris, gilles aillaud, james lee byars, death, chen zhen, willem de kooning, hans hartung, jorg immendorf, robert mapplethorpe, hannah villigercolère et la révolte d'Absalon en gros plan, peu à peu gagné par la lassitude, pour finir mutique, son regard désarmant interrogeant sans concession le spectateur par-delà l’objectif.

Felix Gonzales-Torres (1957-1996) atteint du SIDA, a su anticiper sa mort en contrôlant le futur de ses œuvres. Selon ses instructions, il est le seul artiste dont la photographie n’apparait pas dans l’exposition, et le seul également dont toutes les œuvres ne se trouvent pas dans la même pièce. Cet artiste américain, né à Cuba, s’intéresse au caractère éphémère de la vie. Tout en paradoxes, il photographie de lointaines silhouettes de vautours comme autant de sinistres augures "Vultures" mais il crée également un rideau de perles, figurant la transition de vie à trépas comme une caresse ruisselante.

Au sortir de l’exposition, les mots du poème de Rainer Maria Rilke "L’Expérience de la mort" qui émaille le parcours d’un prophétique : "Le monde est rempli encore / Des rôles que nous jouons", sont rappelés par cette citation de Daniel Oster  : "Mort n’est pas le mot juste", qui éclaire l’évidence : créer sur le thème de la mort, dans l’angoisse de la mort, est avant tout un acte de création d’autant plus libre que l’imminence de la disparition tend à désinhiber les artiste par rapport aux "règles de l’art".
Raphaël Saubole
Le 27/11/09

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Deadline
, jusqu’au 10 janvier 2010

Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris

11 avenue du Président Wilson
75116 Paris

Tél. 01 53 67 40 00
Mar-dim : 10h-18h

Nocturne le jeudi (22h)
Plein tarif : 9€
Tarif réduit : 7€
Demi tarif : 4.50€













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Crédits et légendes photos :
Vignette sur la page d'accueil : Hannah Villiger, Block 1996 9 C-prints à partir de polaroids, montés sur aluminium, 385 x 379 cm © Estate of Hannah Villiger, Suisse
Image 1 Robert Mapplethorpe, Wrestler, [Lutteur] 1989 Photographie argentique noir et blanc, 50 x 60 cm Robert Mapplethorpe Foundation, New York © Robert Mapplethorpe Foundation. Used by permission
Image 2 Martin Kippenberger, Ohne Titel, [Sans titre de la série « Le Radeau de la Méduse » ] 1996 Huile sur toile, 100 x 120 cm Galerie Gisela Capitain, Cologne © Estate Martin Kippenberger, Galerie Gisela Capitain, Cologne
Image 3 James Lee Byars, The Death of James Lee Byars, [La mort de James Lee Byars] 1982-1994 Reconstitution, feuilles d’or artificielles, 5 diamants artificiels posés sur un piédestal de 30 x 60 x 180 cm, ensemble 420 x 250 x 500 cm, dimensions variables Vanhaerents Art Collection, Bruxelles Courtesy Galerie Marie-Puck Broodthaers, Bruxelles Courtesy Galerie Michael Werner, Cologne, Berlin, New York © Estate of James Lee Byars
Image 5 Jörg Immendorff, Ohne Titel, [Sans titre] 2006 Huile sur toile, 150 x 180 cm Galerie Michael Werner, Berlin, Cologne et New York Courtesy Galerie Michael Werner, Cologne, Berlin, New York
Image 7 Absalon, Cellule n° 3 1992 Oeuvre en 3 dimensions, bois peint, tissu, 200 x 410 x 285 cm Musée d'art moderne de Saint-Etienne-Métropole, Donation de la Caisse des Dépôts, Paris, 2006 Photo Yves Bresson © Droits réservés
Image 8 Robert Mapplethorpe, Self-Portrait, [Autoportrait] 1988 Photographie argentique noir et blanc, 50 x 60 cm Robert Mapplethorpe Foundation, New York © Robert Mapplethorpe Foundation. Used by permission