L`Intermède
Petite mort
Le musée Thyssen-Bornemisza de Madrid accueille, en collaboration avec la Caja de Madrid, l'exposition Lagrimás de Eros - Les Larmes d'Eros. 119 œuvres, toutes époques confondues, y retracent la relation étroite qui unit Eros, dieu de l'amour et du désir, à Thanatos, dieu de la mort.


Lagrimas de Eros, Les Larmes d`Eros, exposition, photographies, peintures, sculptures, Madrid, eros, thanatos, Thyssen Bornemisza, exhibition, tears of ErosLe titre de l'exposition, Lagrimás de Eros, est une référence directe au livre du français Georges Bataille Les Larmes d'Eros (1961). Dans cet essai, l'écrivain estime qu'une identification entre la sexualité et les sacrifices religieux est possible. Le sacrifice serait le stade ultime de l'érotisme, entre extase sacré et charnel. Bien que thème classique de l'histoire de l'art, le rapport entre plaisir sexuel et désir de mort n'a cessé de s'enrichir au cours des siècles. En psychanalyse, Sigmund Freud parle de deux forces complémentaires et indissociables. Il nomme donc "thanatos" la pulsion de mort qui, selon lui, habite chaque être humain et l'oppose à la pulsion de vie, "éros".

L'exposition suit ce dialogue à travers la représentation de mythes immuables, issus de la Bible ou de la mythologie gréco-romaine, qui nourrissent aujourd'hui encore l'imaginaire d'artistes modernes tels que Sam Taylor-Wood, James White ou Richard Avedon. Peintures, photographies, installations, sculptures, vidéos... Autant de matériaux signés par de grands créateurs qui offrent ici un véritable voyage plastique dans l'univers de la jouissance. Le transport charnel est inévitablement lié à la mort, puisqu'il est l'un des rares états qui permet de sortir du cloisonnement du "je". "La petite mort", surnom donné à l'orgasme, auréole de cette même force inquiétante la sensation de plaisir incontrôlable. Petite promenade le long des larmes pulsionnelles d'Eros, via quelques morceaux choisis de l'exposition.
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Eve et le Serpent, peur de la femme phallique
De pièce en pièce, une idée se formule de plus en plus clairement : l'homme craint, avec une intensité comparable à l'admiration qu'il lui voue, la femme fatale. Cette déesse, qui domine l'homme en provoquant consciemment son désir, est de ce fait affublée d'un phallus, ou d'un substitut. Il suffit d'observer avec attention les œuvres disposées dans l'espace intitulé "Eve et le serpent" pour en être définitivement convaincu. Le célèbre mythe de la Genèse signe dans un premier temps l'introduction du péché dans le monde, pour évoluer assez rapidement sur la scène artistique et devenir la représentation de la femme pécheresse et sexuelle. Toulouse Lautrec (ci-contre), Paul Gauguin ou encore Richard Avedon ont tous exploré le pouvoir sexuel dominateur de la première femme. Chez le photographe  américain, le serpent s'enroule tout autour du corps nu d'Eve qui, le ventre rond et fertile, entretient un rapport sensuel avec l'animal tentateur. Le reptile devient alors un prolongement phallique, qui donne à la femme un aspect dangereux : elle est indépendante et libre dans sa sexualité. C'est un être aussi inquiétant que désirable, dont l'homme devra profondément se méfier. C'est cette attraction/répulsion que peint Franz Von Stuck dans son tableau Le Péché de 1893 où une femme se cambre légèrement, la poitrine saillante, un serpent noir et épais à son cou prêt à mordre quiconque osera s'approcher.


Andromède enchaînée, la femme offerte
Dans l'histoire des mythes, l'antithèse d'Eve serait Andromède. Cette dernière, enchainée nue à un rocher, est donnée en sacrifice à un monstre marin dans l'espoir de calmer la colère du dieu Poséidon. Persée, figure du héros, arrive à temps pour délivrer la jeune femme et tuer le monstre. Andromède est nue, impuissante, offerte au monstre des eaux, figure de la libido incontrôlable et mortifère qu'elle réveille - ci-contre, le tableau de Gustave Doré. Persée intervient vaillamment, il n'a pas à craindre que la jeune femme lui "vole" ses attributs phalliques, et peut ainsi briller sans limites dans son exploit. Elle redevient un corps rassurant, objet qui attise la libido sans pour autant sembler vivre la sienne. Andromède est une figure érotique et soumise, comme le représente si justement Philip Lorca Dicorcia dans Luna de Cosecha (2004) où une femme nue est pendue à une
Lagrimas de Eros, Les Larmes d`Eros, exposition, photographies, peintures, sculptures, Madrid, eros, thanatos, Thyssen Bornemisza, exhibition, tears of Erosbarre de striptease. Cette barre rappelle les chaines d'Andromède et sa servitude envers la libido masculine : le monstre marin n'est autre que la représentation symbolique de la libido de Persée, force qui le pousse à agir avec courage. Andromède est un corps passif, source de désir et de contentement sexuel. Elle est menacée, et non menaçante.

Endymion endormi ou le fantasme de toute puissance
Au cours cette exploration des pulsions sexuelles, la femme aussi est dépeinte comme un être jouissant de la totale soumission de l'autre. Le mythe d'Endymion
endormi dévoile le besoin de possession totale de la femme à travers le mythe de Diane et sa requête morbide. La déesse, vierge par choix, est envoutée par la beauté du jeune berger Endymion qu'elle voit dormir depuis le ciel, et demande alors à Zeus de l'endormir pour toujours. Ainsi, elle peut contempler sans fin l'être interdit et en faire un objet érotique passif. Le berger devient un corps accessible à tous moments, sur lequel Diane peut reporter tous ses désirs sans craintes de refus ou d'abandon. Portée par ses pulsions sexuelles, elle n'hésitera donc pas un instant à voler la liberté d'Endymion, associant une pulsion érotique à un acte de mort. Sam Taylor-Wood reprend ce mythe avec une vidéo (David Robert Joseph Beckham ("David"), 2004, ci-contre) où il filme le footballeur David Beckham dans son sommeil en mettant en avant ses caractéristiques métro-sexuelles. Torse nu, sourcils très dessinés, traits fins, cheveux blonds décolorés, paré de bijoux et le sommeil doux, il est alors transfiguré en objet érotique passif universel. Par son androgynie, il répond à toutes formes de libido, qu'elle soit masculine ou féminine. En l'endormant à jamais, Diane s'empare du phallus d'Endymion et peut sans risque prendre le contrôle sur lui. Les pulsions sexuelles entre hommes et femmes apparaissent alors comme une lutte acharnée, gouvernée par la peur de cet autre qui semble désirer autrement.

Le baiser, dévoration de l'autre
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Après avoir exploré la libido masculine et féminine, les tableaux qui peuplent la salle dédiée au thème du baiser présentent des êtres parqués par deux, s'entre-étouffant et s'adonnant inlassablement à des actes cannibales dans l'espoir de ne faire plus qu'un. La tendresse est bien loin, remplacée par des images de dévoration mutuelle où le baiser devient le point culminant de la lutte de
pouvoir. René Magritte représente un couple le visage recouvert d'un drap (Les Amoureux, 1928), comme si être à deux était l'annihilation de toute personnalité, quand Andy Warhol choisit de figurer le baiser par une image de Dracula aspirant le sang de sa victime (ci-contre). Servitude du couple et dévoration de l'autre, le baiser a perdu dans cette salle de sa romance et n'est plus que le point culminant du flux libidinale thanatien. Les lèvres aspirent dans une volonté d'ingurgiter "la précieuse moitié" pour être enfin sûre qu'elle ne parte plus jamais. Ces mots ornent les murs de la pièce, "la culmination amoureuse dans le couple est un état de servitude et d'esclavage mutuel". Aucun équilibre n'est trouvé entre pulsion de mort et désir, et un doute inquiétant plane... Désirer l'autre, serait-ce souhaiter le vider de son "être", le tuer en quelque sorte, pour mieux le posséder ?

Florence Rochat, à Madrid
Le 25/11/09
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Lagrimas de Eros - Les Larmes d'Eros, jusqu'au 31 janvier 2010
Musée Thyssen-Bornemisza

Palacio de Villahermosa
Paseo del Prado 8
Madrid 28014 Espagne
Tlj sauf lundi : 10-19h
Tarif plein : 8

Tarif réduit : 5

Rens. : 0034 91 369 01 51





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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : James White, Sans titre, 2004, 153 x 102 x 5 cm James White © James White
Image 1 Tom Hunter, The way home, 2000. Cibachrome sobre foam montado sobre tabla, 121,9 x 152,4 cm David and Marri Moffly © Tom Hunter
Image 2 Henri de Toulouse-Lautrec, Jane Avril, 1899 Litographie, 56,4 x 38 cm The Danish Museum of Art & Design, Copenhague Photographer: Pernille Klemp
Image 3 Gustave Doré, Andromède, 1869.  Óleo sobre lienzo, 255,2 x 171,5 cm Chi Mei Museum, Tainan (Taiwan)
Image 4 Sam Taylor-Wood, David Robert Joseph Beckham (“David”), 2004 Vídeo digital presentado en pantalla de plasma National Portrait Gallery, Londres © Sam Taylor-Wood. Photo: Courtesy White Cube
Image 5 Andy Warhol, The Kiss (Bela Lugosi), 1963. Tinta de serigrafía sobre papel, 76,2 x 101,6 cm Mugrabi Collection