L`Intermède
exposition, caravaggio, écurie des quirinales, rome, rétrospective, biographie, parcours, vie, mort, Caravage, Michelangelo Merisi, Rome, Naples, Milan, peinture, clair-obscur, Clément VIIIColossal Caravage
Quatre-cent ans après sa mort, Le Caravage (1571-1610) vit une véritable résurrection de l'autre côté des Alpes où le maître du clair-obscur occupe le devant de la scène culturelle depuis le début de cette année commémorative. Après un face à face avec Bacon à la Galerie Borghèse, voici venu le temps du Caravage version solo. C'est aux Ecuries du Quirinale, toujours à Rome, que se tient l'exposition sobrement intitulée Caravaggio : vingt-quatre tableaux certifiés authentiques (sur la centaine qui lui est attribuée), et une invitation à déambuler au gré des églises romaines où l’on peut admirer les œuvres du peintre longtemps maudit, jusqu'au 13 juin.
 
Que ce soit à Rome, Naples ou Milan, Le Caravage est sans conteste l'élu de cette année 2010. Par KO, ce qui n'aurait sans doute pas déplu à ce bagarreur patenté qui, quand il ne travaillait pas sa palette, maniait avec une égale fougue l'épée. Partout des panneaux, des brochures, des reproductions attirent l'œil du voyageur, vantant la singulière unanimité des régions italiennes pour rendre hommage dans un bel ensemble à celui qui, de fait, du nord au sud, a parcouru la péninsule au cours d’une existence pourtant brève - il n'aura pas dépassé les quarante ans. Et encore aurait-il fallu pousser jusqu’à Messine, en Sicile, voire à Malte où, poursuivi par les troupes pontificales, il trouva un temps refuge à la fin de sa vie, pour définitivement asseoir notre propos. Mais il y a fort à parier que celui qui fut chassé de tous les lieux où il a successivement vécu soit, là-bas aussi, fêté à la manière d'un divin revenant.

Tapis rouge, donc, pour ce tapageur à la carrière itinérante mais dont la réputation s'est toutefois construite à Rome entre 1592 et 1606, année où, après l'assassinat de Ranuccio Tomassoni et la sentence de mort qui fut prononcée contre lui, Le Caravage dut prendre la route de l'exil. Ce qui explique que la ville éternelle en soit déjà, en ce printemps, à sa deuxième grande exposition. C'est en effet là, au pied du Vatican, que l'on compte exposition, caravaggio, écurie des quirinales, rome,
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Merisi, Rome, Naples, Milan, peinture, clair-obscur, Clément VIIIle plus grand nombre d'œuvres de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage : vingt trois sur la soixantaine qui lui est attribuée, avec certitude. Plutôt que de prendre le risque (parfois d’ailleurs impossible) de décrocher les immenses toiles qui font la splendeur de la dizaine d'églises et de palais romains où le peintre s’est illustré, le Quirinale a préféré les associer à ce "tour caravagesque" et drainer à lui quelques-unes des toiles disséminées dans le monde entier, des Etats-Unis à la France en passant par l'Autriche, sans oublier les prestigieuses institutions italiennes telles que les Offices de Florence et le Musée du Vatican. Une sélection qui présente le mérite de forcer certains des lieux de culte concernés à demeurer ouverts, à l'instar de l'église Saint-Louis des Français qui abrite un triptyque du Caravage : Saint Mathieu et l'ange, La vocation de Saint Mathieu et Le martyre de Saint Mathieu peints entre 1599 et 1600. Et comme rien ne saurait résister à cette impérieuse et solennelle volonté de réhabiliter (voire béatifier) l'ex-fuyard, les organisateurs ont même succombé à la tentation de braver un interdit, celui de faire venir La Corbeille de fruits (vers 1600), joyau qui n'avait jamais quitté le musée Ambrosiano de Milan. Son propriétaire, le cardinal Frédéric Borromée, avait en effet interdit son transport sous peine d'excommunication.

Gloria in excelsior… Pourtant, la scénographie est agréablement sobre. Trois couleurs (le vert, le rouge et un bleu nuit) pour les trois grandes périodes de la courte existence du Caravage dont la carrière n'aura finalement pas excédé quinze ans : la jeunesse (1592-1599), le succès (1600-1606) et la fuite (1606-1610). Ne pas croire, cependant, que la dramaturgie - dans le cas du peintre d'origine lombarde, le mot n'est pas usurpé - est scrupuleusement respectée. Bien sûr, les événements guideront la main de l'artiste et assombriront encore un peu plus ses tonalités à la fois ténébreuses et lumineuses - le fameux clair-obscur qui allait inspirer des générations de peintres après lui -, mais c'est aussi en comparant certains des thèmes chers au Caravage que se lit avec une implacable vérité la biographie de celui qui, dans l'art, a cru réussir à transcender sa condition de mortel, et vaincre ses démons. Jusqu'à ce que ceux-ci le rattrapent et lui fassent éprouver la chute et, plus cruelle encore, la vanité de son sort. Pour êtreexposition, caravaggio, écurie des quirinales, rome,
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Merisi, Rome, Naples, Milan, peinture, clair-obscur, Clément VIII ouvertement chronologiques, les trois couleurs qui marquent la visite se jouent donc des dates, sans jamais pour autant renier cette dimension confidentielle que recèlent les toiles exposées. Un bel équilibre qui confère à cette rétrospective, qui évite par ailleurs les pièges de l'artiste maledetto et donc imparablement romantique et flamboyant jusque dans ses choix prétendument hors normes, retenue et délicatesse.

Cela tient en partie au choix de limiter cette rétrospective à moins de trente toiles. Loin d'être léger - la visite se poursuit à l'extérieur -, cet ensemble a priori modeste bénéficie de l'espace dont il a besoin pour donner toute sa puissance. Verticaux ou horizontaux, les tableaux du Caravage ne font jamais dans la demi-mesure. Les corps ne se dérobent pas, ils sont là dans leur "grandeur nature", s’imposant avec une saisissante réalité. Le "vrai" selon le peintre de Bacchus (1597), La conversion de Saint-Paul (1601), Saint Jean-Baptiste (1601-1602) ou encore du David avec la tête de Goliath (1610) ne passe pas uniquement par cette propension à représenter les individus, fussent-ils d'essence divine, avec la complexion et les imperfections du commun des mortels (pieds et ongles sales, visages éprouvés, veines qui affleurent sous la peau, dents gâtées...) mais également par cette écrasante et monumentale présence. Ils occupent tout le cadre, ce qui explique que ces tableaux, à deux ou trois exceptions près - à l'instar du Repos pendant la fuite en Egypte (1595-1596) et du Sacrifice d'Isaac (1603) - ne s'embarrassent pas de décor. Pas d'arrière-plan, si ce n'est un fond noir d'où surgissent ces scènes d'inspiration évangélique toujours construites et "éclairées" avec subtilité et génie.
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Parmi les grandes compositions, La déposition (1602-1604) : un modèle d'équilibre, ni plus ni moins. A la main tombante du Christ descendu de la Croix, bientôt enseveli et dont le corps occupe tout le premier plan dans la partie inférieure du tableau, répondent les bras levés de Marie, dans la moitié supérieure. C’est aussi cela qu'impose Le Caravage : un face à face qui ne souffre aucune fuite. Quant à la lumière, elle s'accorde tout naturellement à cette diagonale autour de laquelle l'artiste a bâti toute la scène et arrimé les autres personnages. Dans le tableau représentant l'arrestation du Christ dans le jardin des oliviers (1602), la source lumineuse provient d'une sorte de lampion que porte l'un des personnages placé à droite, au dessus des autres, et dont la maigre et faible lumière éclaire le seul visage du fils de Dieu, une sorte de halo rehaussé par le reflet sur l'armure de l'un des soldats venus le chercher et dont le visage, au premier plan, dans le coin gauche de la toile, demeure à l'inverse dans la pénombre, comme indigne d'être montré, lui. La toile ici est horizontale, ce qui n'ôte rien à sa dimension de grande proximité. Il est vrai que la scène qui compte quelque sept "acteurs" est peinte à la manière d'un plan américain, avec en prime l'autoportrait du Caravage, en homme regardant mais préférant fuir plutôt que d'assister à ce qui se joue.
 
A cette date, le Caravage est sorti de la misère. Et s'il a conservé de ses années d'extrême pauvreté et l'habitude de se représenter (faute de pouvoir payer des modèles) et celle de s'éclairer chichement (le secret, dit-on, de ce clair-obscur qui a fait sa renommée), il n'en est pas moins un artiste introduit et réclamé, à commencer par le pape Clément VIII, son plus fervent mécène et soutien, d'où ce virage opéré dans les choix des thèmes abordés. Il délaisse en effet dans un premier temps - il y reviendra dans les ultimes années de sa vie - les sujets profanes et très italiens des années 1590 qui le voient, à la demande d'ailleurs de son premier protecteur, le cardinal del Monte, dessiner des natures mortes dont la fameuse et en théorie inamovible Corbeille de fruits qui réussit le tour de force de faner sous nos yeux, ou des scènes de genre telles que Les musiciens (1594-1595). Pour autant, cette renommée qui remonte précisément à 1600 et sa première commande publique - celle du triptyque narrant le parcours de Saint-Mathieu, succès qui lui ouvrira les portes des privés les plus fortunés et les plus lettrés de Rome -, ne l'amène pas à changer ses fréquentations. Celui qui a quitté Milan, la ville où il fit ses classes dans différents ateliers, après avoir exposition, caravaggio, écurie des quirinales, rome,
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Merisi, Rome, Naples, Milan, peinture, clair-obscur, Clément VIIIapparemment purgé une peine d'un an de prison, continue à Rome de se bagarrer volontiers. Il est d'ailleurs établi que Le Caravage ne peignait que par intermittence, s'attelant à la tache pendant deux années, deux années d'intense et fiévreuse création, avant de lâcher ses pinceaux pour des ustensiles nettement moins inoffensifs. Et ainsi de suite. Ce qui pourrait expliquer la récurrence de certains visages incarnant tour à tour toutes les figures, au gré des reprises et réapparitions du peintre.

Jusqu'à ce coup d'épée fatal qui, en 1606, oblige le peintre à quitter Rome et fuir vers le sud : Naples, Maltes, Messine, puis à nouveau Naples. Quatre années au cours desquelles, paradoxalement, celui qui a été condamné à mort ne va pas cesser de peindre, de répondre à des commandes qui ne s'encombrent guère de son statut de meurtrier en fuite. Quatre années au cours desquelles sa peinture, jusqu'alors flamboyante, grandiloquente et célébrant l'art comme une forme de rédemption inégalable, comme un consolateur absolu, devient peu à peu mélancolique. Dans l'une des dernières salles de l'exposition, le rapprochement de deux toiles évoquant un même sujet, La Cène à Emmaüs, mais peintes l'une en 1602, avec un Jésus jeune et rayonnant, et l'autre en 1606 avec un Christ las et voûté, illustre on ne peut mieux ce sentiment de chute et d'absurdité qu'éprouve Le Caravage, au gré de ses déplacements et de la mort qu'il pressent. Témoin, ce dernier face à face auquel l'artiste oblige le spectateur à se plier : David avec la tête de Goliath. Dans ce tableau où Le Caravage prête ses traits au vaincu décapité, David n’est même pas triomphant, même pas apaisé. Une représentation, et un ultime autoportrait, qui rendent définitivement vaine la condamnation qui pèse sur les épaules du peintre. Non, l'art n'aura pas réussi à le sauver de la mort, une mort au demeurant toujours inexpliquée, survenue sur une plage au nord de Naples alors qu'il regagnait Rome pour tenter d'implorer le pardon du Pape.
 
Elisabeth Bouvet, à Rome
Le 31/03/10
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Caravaggio
, jusqu'au 13 juin 2010
Scuderie del Quirinale
Via XIV Maggio, 16
Rome
Tlj : 9h30 - 20h (sf dim 9h - 20h)
Nocturnes vendredi et samedi (22h30)
Tarif plein: 10 €
Tarif réduit : 7,50 €  











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Crédits et légendes images
Vignette sur la page d'accueil : Amorino dormiente, 1608, Olio su tela, 72 x 105 cm. Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della città di Firenze / Galleria Palatina – Palazzo Pitti Firenze
Image 1 San Giovanni Battista,1603 – 1604, Olio su tela, 173,4 x 132,1 cm. The Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City (Missouri). Purchase: William Rockhill Nelson Trust, 52-25 Photograph by Jamison Miller
Image 2 Incoronazione di spine,1602 - 1605, Olio su tela, 127 x 165 cm. Kunsthistorisches Museum mit MVK und ÖTM Wissenschaftliche Anstalt öffentlichen Rechts Vienna
Image 3 Giuditta che taglia la testa a Oloferne,1599 – 1600, Olio su tela, 145 x 195 cm. Soprintendenza Speciale PSAE e per il Polo Museale della Città di Roma / Galleria Nazionale d’Arte Antica – Palazzo Barberini Roma
Image 4 Deposizione, 1602 - 1604, Olio su tela, 300 x 203 cm. Musei Vaticani, Città del Vaticano. Foto Archivio Fotografico Musei Vaticani. © Musei Vaticani
Image 5 Canestra di frutta, fine del XVI secolo, Olio su tela, 48 x 62 cm. Veneranda Biblioteca Ambrosiana, Pinacoteca Ambrosiana, Milano © 2009. Foto Scala, Firenze
Image 6 Suonatore di Liuto, 1595 – 1596, Olio su tela, 94 x 119 cm. Museo Statale dell’Ermitage, San Pietroburgo, Photograph © The State Hermitage Museum. Photo by Natalia Antonova, Inessa Regentova