L`Intermède
Ludvig Eikaas, la cravate défaite
Des talents multiples de
Ludvig Eikaas est née une Exposition,
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S.Gundersen, Munch, Rolf Nesch, modernisme, modernisme radical,
peinture, gravure, sculptureoeuvre prolifique, allant de l'art performatif à la sculpture, en passant par la peinture et la gravure. Quelque deux-cent pièces sont à découvrir au Musée d'Art contemporain d'Oslo, jusqu'au 25 avril, au fil d'une rétrospective dédiée à l'artiste norvégien aujourd'hui âgé de 90 ans, qui se définit en une poignée de mots : "La polyvalence est ma forme."

Lorsque la Norvège déclare sa neutralité à l'aube de la Seconde Guerre Mondiale, en 1939, Ludvig Eikaas n'a pas vingt ans. Né à Jølster, à 100 kilomètres au Nord de Bergen, le jeune homme ne se doute pas encore de l'expérience décisive qui l'attend. Faisant peu de cas de la neutralité norvégienne, les autorités nazies occupent le pays en avril 1940, à la suite de l'opération Weserübung. Malgré les mouvements de résistance, les troupes de la Wehrmacht ne se retirent qu'en mai 1945, marquant la fin de cinq années de gouvernement autoritaire. Cette période, pendant laquelle Eikaas est étudiant au Collège national norvégien d'art appliqué (de 1942 à 1948), marque durablement son oeuvre. De nature rebelle, l'artiste inscrit bientôt la liberté d'expression au coeur de son activité artistique. Mais, moins qu'au contenu exprimé, cette liberté s'applique aux moyens de retransmettre un geste verbal ou graphique. C'est comme véritable explorateur d'art que Ludvig Eikaas a conquis une place d'exception dans l'histoire culturelle de son pays.

Ses expérimentations le guident d’une technique à une autre, tout comme le visiteur passe d'une salle à l'autre, libre de choisir à sa guise quelle nouvelle facette de Ludvig Eikaas il veut découvrir. La salle des peintures, par exemple : alors que certaines toiles rappellent les pérégrinations colorées précoces d'un Pierre Soulages où le peintre applique avec force et détermination son pinceau sur le fond blanc, d’autres, telles que Composition (1947) ne sont pas sans susciter des réminiscences cubistes. Bien qu'Eikaas s'intéresse à des motifs plus  Exposition, biographie, Oslo, Musée dart national, Ludvig Eikaas, Gunnar S.Gundersen, Munch, Rolf Nesch, modernisme, modernisme radical, peinture, gravure, sculptureclassiques comme la nature morte  dans le tableau Apples (1954), ses toiles semblent dominées par des motifs non figuratifs. Avec d'autres compagnons d'études tels que Gunnar S. Gundersen (1921-1983) ou Tor Hoff (1925-1976), Ludvig Eikaas est par ailleurs considéré comme un pionnier du modernisme radical en Norvège.

Alors que le modernisme, mouvement à la fois social, philosophique et culturel visant à remettre en cause les formes traditionnelles d'art, de culte religieux, de littérature ou d'organisation sociale connaît son apogée à l'aube du XXe siècle, son pendant radical connaît son essor au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Jackson Pollock, entre autres, réclame qu'une attention égale soit accordée à l'œuvre et à sa conception. Il s'agit de réinventer la création picturale afin de la libérer de toutes limites et de la rendre ainsi absolue, radicale. A l'appui de son expressionnisme abstrait, Pollock place par exemple ses toiles vierges sur le sol pour pouvoir les travailler depuis quatre côtés. Peu étonnant, donc, que l'âme indocile d'un Eikaas se soit enthousiasmée pour ce mouvement artistique. Ce qui fascine particulièrement l'artiste scandinave est l'idée que peut véhiculer une oeuvre d'art. Souvent qualifié de conceptuel, l'art du peintre norvégien explore les limites de la création : jusqu'à quel point une œuvre peut-elle s'émanciper de son créateur, de la réalité et du public ? La série de tableaux intitulés Jeg ("je"), qui participa largement à la reconnaissance de l’artiste par le grand public, illustre parfaitement cette démarche. D'un tableau à un autre, la première personne du singulier, systématiquement placée au début de phrases diverses, devient porteuse d'une parole qui agit : "J'ai triomphé de la négativité – c'est bien" (1980). Ainsi, le "je" est investi d'une double fonction, expression du "je" universel, employé par tous, et incarnation du "je" particulier, celui d'Eikaas.

La figuration abstraite contamine tout autant ses gravures mais, alors, la liberté figurative s'estompe devant l'innovation technique. Auprès de l'artiste expressionniste Rolf Nesch (1893-1975) ayant fui l'Allemagne nazie en 1933 pour s'installer en Norvège, Eikaas apprend à apprécier les trésors de la vie rurale et du folklore norvégien. A l'époque de l'essor du mouvement artistique CoBrA - les initiales sont issues des villes de  Exposition, biographie, Oslo, Musée dart national, Ludvig
Eikaas, Gunnar S.Gundersen, Munch, Rolf Nesch, modernisme, modernisme
radical, peinture, gravure, sculpturerésidence des artistes fondateurs de cette mouvance, à savoir Copenhague, Bruxelles et Amsterdam - qui visait à révolutionner la figuration occidentale par la mise en avant d’expressions artistiques "non contaminées" comme l'art médiéval, préhistorique ou primitif, Eikaas re-découvre (et réinvente) l'art populaire nordique à travers ses gravures. Ayant grandi dans une ferme, l'artiste développe rapidement une grande maîtrise des différents outils nécessaires à la gravure, inventant ceux qui lui manque pour atteindre des effets spécifiques, lui offrant une richesse créative quasi inépuisable. Dans Norvège de l'Ouest (1965), par exemple, l'artiste n'hésite pas à combiner la technique ancienne de la pointe sèche maniée comme un crayon pour sculpter le métal avec un plateau aux bouts sciés. L'investissement physique que demande l'élaboration des planches de bois - exécutées si finement qu'elles sont exposée à Oslo -, à partir desquelles procède l'impression en miroir, confère aux lithographies de Ludvig Eikaas une matérialité prégnante. La simplicité des traits et de la gamme de couleurs de Bûcherons (1944) souligne la pénombre rustique de la forêt dans laquelle le bûcheron effectue son labeur. Inversement, l'Autoportrait avec cravatte (1979) ou Nu jaune (1947) dégagent un charme mystificateur avec leurs couleurs et formes contrastées -  hommage au compatriote Edvard Munch, actuellement exposé à la Pinacothèque de Paris ?
 
Le maniement du bois et de planches métalliques invite Eikaas à perpétuer ses expérimentations avec d'autres matériaux, dont les caractéristiques physiques propres peuvent devenir un point de départ stimulant pour la représentation. La recherche entreprise par l'artiste se traduit par un ensemble de sculptures bigarrées : l'aluminium ou le métal en général, le polystyrène, le papier-mâché ou encore le verre, le plastique et le ciment sont mis à l’honneur pour caractériser (ou caricaturer ?) un personnage. En effet, Ludvig Eikaas est également connu pour ses nombreux portraits de célébrités, telles que l'acteur Carsten Byhring ou le pianiste Kjell Bækkelund, d'amis comme le peintre Gunnar S. Gundersen ou de membres de sa famille. Plus de  Exposition, biographie, Oslo, Musée dart national, Ludvig
Eikaas, Gunnar S.Gundersen, Munch, Rolf Nesch, modernisme, modernisme
radical, peinture, gravure, sculpturetrois-cent portraits ont été réalisés par l'artiste, tantôt avec une sensibilité et une affection intimes lorsqu'il s’agit de sa femme Synnove (1959), tantôt avec ironie critique lorsqu'une installation d'aluminium fige le Businessman (1970) ou encore avec un humour distancé à propos de ses relations amicales, comme dans Gunnar S. (1969).

Mais, sans nul doute, la personne qu'Eikaas a le plus souvent tenté de capturer à l'aide de ses toiles est lui-même, à nouveau prétexte à un exercice de diversification, apparemment infini. A côté de la série "je" et des gravures mentionnées plus haut, il s'adonne avec délectation à l'art performatif. La cravate de bulle est un exemple resté célèbre : la cravate, initialement apparue dans une sculpture représentant le galeriste Haaken A. Christensen (1970), devient l'emblème de l'artiste, qui aime l'inclure dans ses tableaux ou la porter autour du cou, se métamorphosant en œuvre d'art de chair et d'os. Sans fausse pudeur, Eikaas use et abuse de cet accessoire pour se raccrocher au pop art qui fait fureur dans les années 1960 et 1970. En Norvège, l'emprunt aux médias de masse ou la reprise d'objets d'un quotidien banal arborent une dimension politique. Ludvig Eikaas n'hésite donc pas à réfléchir ouvertement au référendum norvégien sur l'entrée dans l'Union européenne en 1971 dans Trygve Bratteli + EEC, ou à faire allusion aux intérêts commerciaux du président américain Jimmy Carter - propriétaire d’une ferme de cacahouètes... lorsqu'il le transforme en casse-noisette aux allures de gnome, comme dans la tradition norvégienne, parachevant la multiplicité des formes que revêt son oeuvre.
 
Asmara Klein, à Oslo
Le 23/03/10
 
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Ludvig Eikaas
, jusqu'au 25 avril 2010
Musée d’Art Contemporain d'Oslo
4 Bankplassen
Oslo, Norvège
Tlj (sf lun) : 11h - 17h
Nocturne le jeudi (19h)
Entrée libre
Rens. : +47 21982218












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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Selvportrett med slips, 1979, linoneumsnitt, Sogn og Fjordane Kunstmuseum
Photo 1 Selvportrett ant. 1974, pappamarsjé og akryl på lerret, Sogn og Fjordane Kunstmuseum
Photo 2 Jeg, ant.1991, litografi, Sogn og Fjordane Kunstmuseum
Photo 3 Synnøve, 1969, plastmateriale, Sogn og Fjordane Kunstmuseum
Photo 4 Jeg har seiret over det negative - det er godt gjort, 1980, tresnitt, Sogn og Fjordane Kunstmuseum
Photo 5 Intervju,1969, Sogn og Fjordane Kunstmuseum