L`Intermède
 exposition, Tate, Londres, peinture, religion, Chris Ofili, William Blake, David Adjaye, Afro, Afrique, Nigeria, Trinité, Brent Cross, hip hop, Prix TurnerAu nom du Chris
Jusqu'au 16 mai, les murs immaculés de la Tate Britain font place aux toiles bigarrées de Chris Ofili. Certains tableaux sont exposés pour la première fois, occasion pour le peintre britannique de révéler un monde à part, où se bousculent culture hip-hop des années 1990, folklore afro, spiritualité chrétienne et consumérisme occidental.
 
"Mediocre motherf**kers die cuz I'm servin it
They can't f**k with or see me I'm mass murderin
[Smokin indo, look out my window I suppose] Yeah
[Niggaz don't understand how we kicks diffrent flows]
(I'm raw like new footage) I'm rugged like a BF Goodrich
(Bring your whole set and get your hood lynched)
[Drop to your knees like a dog in heat]
Peep the murderous styles and the poetical techniques
"
Snoop Dog, "For All my Niggaz and B***hez",
in Doggystyle

Lorsque Snoop Dog chante crûment la réalité des ghettos noirs-américains, Chris Ofili, né à Manchester en 1968 de parents nigérians, s'enflamme : "Le hip hop prend des rythmes existants, les restructure et injecte l’individu sous la forme du rap. Peut-être ne comprend-on pas les paroles, mais l’on peut toujours reconnaître la voix d’un rappeur en particulier." A la sortie de ses études des beaux arts à la Chelsea School of Art and Design et au Royal College of Art, au début des années 1990, le jeune Ofili est fasciné par le hip hop et le rap naissant. Au-delà de la cadence agressive qu'il aime intégrer à son art pour lui conférer une matérialité visuellement rythmée, c'est l'apparente contradiction entre la voix parfois soyeuse ("silky") de Snoop Dog et la vulgarité des paroles et des scènes décrites qui le déconcerte. A travers ses toiles, ce jeune homme curieux  aime à chatouiller la frontière qui sépare l'agréable du déplaisant, l'acceptable du scandaleux.
 
Ainsi, ses premières créations vont au devant d'un public outré, amusé, interloqué. Des titres évocateurs - Pop Corn Tits ("tétons en pop corn"), datant de 1995, est un exemple parmi tant d’autres - ou des collages faits à partir de magazines pornographiques, comme sur le tableau Pimpin' ain't Easy (1997) où des personnages-crabes mi-homme mi-femme gambadent autour d'un phallus géant à tête de clown, font partie d'un arsenal affuté, savamment orchestré par Chris Ofili pour stimuler le public. Le couple attraction-répulsion hante le début de l'exposition, consacré aux premiers pas de l'artiste, dans les années 1990, qui a fait de ses tableaux chatoyants, arborant pourtant une trivialité presque surréelle, son image de marque. L'utilisation d'excréments d'éléphants est à la fois paroxystique et emblématique de cette démarche : le spectateur est pris à bras le corps par exposition, Tate, Londres, peinture, religion, Chris Ofili,
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Cross, hip hop, Prix Turner des peintures qui, au lieu d'être sobrement accrochées au mur, reposent sur deux boules de déjections éléphantesques, servant également de support pour le titre.
 
L'idée des défécations, devenues la signature de l'artiste et apposées à chaque ouvrage,  lui est venue lors de son voyage au Zimbabwe en 1992. Son premier voyage en Afrique est pour Ofili l'occasion de découvrir une nouvelle forme "d'africanité", bien différente des films de blaxploitation, ce mouvement cinématographique qui met aux défis la pléthore de stéréotypes afro-américains pour revaloriser l'image des noirs dans la société américaine des années 1970, ou de la culture afro commerciale, qu'il a connue en Grande Bretagne pendant sa jeunesse. C'est surtout la découverte d'un nouveau style pictural. La visite d'une grotte pré-historique dans la colline de Motobo bouleverse le jeune étudiant ; l'un des murs se distingue des autres par la seule apparition de minuscules points de couleurs. L'explication, avancée par le guide, ravit Ofili : il semblerait que ces dessins aient été faits dans un état de méditation, certainement accompagné de musique. Et voilà comment les bass de hip hop peuvent s'échouer sur les tableaux d'Ofili, par une infinité de points, d'éclats de couleurs, de décomposition graphique qui se répète inlassablement jusqu'à ce que le motif émerge.

La magie du particulier noyé dans l'ensemble ou comme expression du tout s'exprime à différents niveaux dans les œuvres exposées par le musée londonien. Dans le catalogue d'exposition, Ofili explique ainsi qu'il part toujours de son vécu pour ensuite l'intégrer dans une narration plus large. C'est en explorant sa propre identité de Britannique aux parents Igbo - ethnie vivant principalement dans le Delta du Niger -, que le peintre tente d'inventer un langage afro propre. Cette peinture "identitaire" est particulièrement saillante dans la quatrième salle, où des scènes romantiques sont baignées des couleurs rouge, verte et noire de l'étendard pan-africain, écho à l' "Union Black" - version pan-africaine du Union Jack - élaboré par l'artiste en 2003, qui  exposition, Tate, Londres, peinture, religion, Chris Ofili,
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Cross, hip hop, Prix Turnercoiffe le monument de la Tate pendant la durée de l'exposition. C'est avec compassion qu'Ofili peint No Woman, No Cry en 1998, dont le titre reprend la fameuse chanson de Bob Marley. Ici, le personnel vient se réfugier dans le commun et l'universel, cherchant un certain réconfort face à l'incompréhensible : le soir du 22 avril 1993, Stephen Lawrence, alors âgé de 18 ans, est poignardé à mort par une bande d'individus. Le crime crée beaucoup de remous à Londres, non seulement parce que le meurtrier n'a, à ce jour, jamais été identifié, mais aussi parce que le crime semble avoir été motivé par du racisme. La vue de la mère de Stephen à la télévision inspire le tableau d'Ofili qui représente une femme en deuil, pleurant des larmes ornées des photos de la victime.
 
Les sources d'inspiration abondent, que ce soit la "subculture hardcore" du quartier de Brent Cross,au Nord de Saint Pancras - ce qui explique la réflexion sur la représentation de la femme noire, en particulier de la prostituée dans des tableaux comme Foxy Roxy (1997) -, ou la nature de Trinidad. En 2005, Chris Ofili prend conscience que son art, désormais connu du grand public, notamment avec l'obtention du Prix Turner en 1998 et l'honneur de représenter la scène britannique à la Biennale de Venise en 2003, a atteint son apogée. Il est temps de "descendre de cheval [...] et marcher. Et c'est ce que j’ai décidé de faire." Le meilleur moyen est de quitter son environnement familier pour s'installer sur l'île de Trinité, dans la mer des Caraïbes. Ofili ne laisse cependant pas tout derrière lui : il affine l'expérience sensuelle de ses toiles dans ses dessins d'aquarelles, révélés au public sous des titres aussi lascifs que Afronudes et Afromuses. Outre la spontanéité que lui offrent ces croquis rapides, faits d’une seule traite, c'est l'application de la couleur sur le papier en soi qui l'émeut : "apprécier le type de papier, la consistence des aquarelles, la souplesse du pinceau, la manière dont la peinture va s'imbiber ou couler sur le papier."
 
Avec le changement d'environnement, les toiles hautement décoratives et excessives laissent désormais place à une gamme chromatique sombre et profonde. Les scènes peintes dans la cinquième salle se devinent à la guise des reflets qui balaient les tableaux dominés par le bleu. La couleur et sa soif de lumière composent l'essentiel de ces œuvres inspirées du crépuscule de Trinité. L'île semble également avoir renforcé la fascination du peintre, issu d'une famille catholique pratiquante, pour la religion. A ses débuts, Ofili aime faire  exposition, Tate, Londres, peinture, religion, Chris Ofili,
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Cross, hip hop, Prix Turnerusage de références religieuses par esprit de provocation : la mère de Jésus entourée de clichés rapprochés d'organes génitaux féminins dans The Holy Virgin Mary (1996) ou encore la parodie du tableau de William Blake The Four and Twenty Elders Casting their Crowns before the Divine Throne (1803-5) où la figure centrale, symbole de sagesse infinie, est remplacée par un excrément d'éléphant stylisé dans 7 Bitches Tossing their Pussies before the Divine Dung (1995)... Plus tard, l'aspect tapageur des allusions au christianisme s'estompe, à l'image du tableau Iscariot Blues. Peinte en 2006, cette toile représente la dépouille de Judas pendue à un arbre, alors qu'un groupe de musiciens joue avec nonchalance. Judas est décrit par la Bible comme un traître, mais d'autres interprétations laissent penser qu'il savait que Jésus ne pouvait devenir le sauveur des hommes qu'en étant dénoncé pour être mis à mort avant de ressusciter. Le moment de quiétude réflexive suscité ici s'offre également lors de la contemplation du tableau The Healer (2008), laissant croire que la nature exubérante de Trinité aurait insuffler à Ofili quelques considérations panthéistes.
 
Clou de l'exposition, la Upper Room. Le long corridor qui mène à l'espace conçu par l'architecte David Adjaye se parcourt comme un sanctuaire, le spectateur étant invité à laisser derrière lui ses clefs de lecture et points de références habituels. En référence explicite à la Cène, cette dernière salle s'érige en lieu sacré où les treize répliques de la divinité hindoue Hanuman - dieu-singe symbolisant la force et l’intelligence - sont bercées par une lumière diffuse. Et Chris Ofili d'assoir l'idée d'un art comme culte : "Je pensais que ce serait une expérience précieuse que de soudainement se retrouver dans un espace qui serait totalement immobile et pourtant plein de mouvement."

Asmara Klein
, à Londres
Le 27/03/10

exposition, Tate, Londres, peinture, religion, Chris Ofili, William Blake, David Adjaye, Afro, Afrique, Nigeria, Trinité, Brent Cross, hip hop, Prix Turner
Chris Ofili
, jusqu'au 16 mai 2010
Tate Britain
Millbank,  Londres 
Tlj 10h - 18h
Nocturne premier vendredi du mois (22h)
Tarif plein : £10
Tarif réduit : £ 8
Rens. : +44 207 887 8888 









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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Afrodizzia (2nd version) 1996, Chris Ofili © Chris Ofili Courtesy Victoria Miro Gallery, London
Photo 1 Chris Ofili, Blossom 1997, Private Collection © Chris Ofili
Photo 2 Photograph of Bring the Noise - INSA
Photo 3 The Adoration of Captain Shit and the Legend of the Black Stars, 1998, Chris Ofili © Chris Ofili Courtesy Victoria Miro Gallery, London
Photo 4 Afrodizzia (2nd version) 1996, Chris Ofili © Chris Ofili Courtesy Victoria Miro Gallery, London
Photo 5 Photograph of Bring the Noise - Cut the Chat, Photo : Courtesy Tate