L`Intermède
Boltanski, au bout du compte
Après Anselm Kiefer et Richard Serra, Christian Boltanski, figure de proue de l'art contemporain français, s'empare des 13 500 m2 de la nef du Grand Palais pour l'édition 2010 de Monumenta. Celui qui a débuté en art par la peinture conçoit cette œuvre intitulée Personnes, ayant pour propos "le hasard, la loi de Dieu, la mort", comme le premier panneau d'un diptyque prolongé hors des murs de Paris, au Musée d'Art Contemporain du Val-de-Marne, par l'installation Après, jusqu'au 28 mars.

L'atmosphère au Mac/Val est paradoxalement moins oppressante que celle créée pour la colossale Monumenta, saturée de battements de cœur dans un vacarme d'usine créé par la pince mécanique qui saisit les vêtements entassés. La circulation dans les allées dessinées par les rectangles d'habits jonchant le sol sous la grande verrière suscite le genre de gêne qu'éprouvent deux visiteurs regardant leurs pieds lorsqu'ils se croisent dans un cimetière. Boltanski élimine de l'espace d'exposition val-de-marnais toute lumière naturelle, et fait de ses hommes qui marchent - déjà présentés en 2005 chez Marian Goodman lors de l’exposition Prendre la parole -, et qui posent explicitement les questions soulevées par ceux d'Alberto Giacometti et Auguste Rodin, sur le sens de la vie, sur les fins de l'existence humaine, l'unique source de lumière au sein d'une ville-fantôme. Ces êtres "mi-anges mi-pantins" sont bricolés de planches de bois, d'un manteau et de néons qui les articulent. Et les visiteurs du labyrinthe constitué de grands blocs noirs doivent justifier leur présence dans les limbes : "Et toi, comment es-tu mort ?" ; "Ca s’est passé à l’hôpital ?" ; "Y avait-il de la lumière ?" Les voix sont amicales, douces ; il faut tendre l'oreille. A la mort mécanique de masse du Grand Palais succède ces interrogations en pointillé sur le dernier souffle individuel.

"Quand je conçois une exposition, je me pose beaucoup de questions pour savoir où va être la porte, comment on va percevoir l’'espace." Boltanski fait entrer le visiteur par les deux portes d'en-bas, et l'incite à sortir par les escaliers menant à l'étage supérieur. Il s'agit donc d'une catabase, d'une descente rituelle de l'esprit vers le royaume des morts, afin de recevoir leurs enseignements. Les grands parallélépipèdes noirs rappellent la Kaaba, cube vide au centre de la Mosquée sacrée de la Mecque, lieu vers lequel la prière des musulmans se dirige : comme une lumière noire, la quinzaine de questions posées par les fantoches traversés de néons a pour fonction de révéler une vie humaine toute entière dirigée vers sa fin.

L'œuvre de Boltanski opère un tournant avec les Théâtres d'ombre, commencés dès 1984 et installés notamment au Musée d’Orsay, où une joyeuse danse macabre encadre alors la grande horloge. La mort commence à hanter celui qui a débuté par une tentative de restitution de son enfance, et a posé sur des photographies avec l'inscription "Christian Boltanski le Blagueur" dans des attitudes clownesques. Entre les blocs constitués d'échafaudages recouverts d'une bâche de plastique noir, l'effroi d’une présence invisible est provoqué par les ventilateurs qui soulèvent les toiles. Les ombres, avec le temps, sont devenues plus grandes et ont pris la forme humaine des silhouettes qui déambulent dans les allées. Au fond de la salle, le nom de l'installation clignote, dessiné par des ampoules multicolores pastel desquelles les fils électriques pendent visibles contre le mur, signature de l'artiste. Cet éclairage polychrome détonne et met à distance un propos difficilement soutenable autrement : proche du music-hall et de l'affichage lumineux des salles de spectacle, cet éclairage par intermittences est une invitation à vivre d'ores et déjà l'après, faisant penser au conseil du poète allemand Rainer-Maria Rilke : "Devance tout adieu."
 
Ce dispositif lumineux, qui est la seule pièce à n'avoir jamais été exposée auparavant, côtoie les Miroirs noirs : sur toute la hauteur du mur, des plaques noires aux allures de galerie de portraits sont disposées de façon apparemment aléatoire. Mais aucune représentation ne figure sur ces supports, si ce n’est celle, précaire, éphémère, du visage qu'ils reflètent lorsque les ampoules s'allument. Visage spectral du spectateur que la plaque ne peut fixer, incapable de retenir une trace de ce regard, de cet instant. Tromperie : cette fausse galerie de portraits est fixée bien plus haut qu'à hauteur d'homme, et signifie le refus de l'artiste d’avoir recours à la photographie. "Aujourd’hui utiliser la photographie ne m’intéresse plus du tout, je pense que c’est une chose terminée." Une telle position ne signifie pas que Boltanski nie toute qualité artistique à la pratique des instantanés, mais plutôt qu'il considère qu'elle n’est pas un moyen efficace dans sa tentative de soustraction des choses au passage du temps et que, bien au contraire, elle accuse par trop l'absence de la chose photographiée. Le poète Jacques Roubaud, dans son essai sur le livre de l’Ecclésiaste qui retrace brièvement les interprétations artistiques du livre où figure le célèbre "Vanité des vanités, tout est vanité", mentionne d'ailleurs Boltanski comme étant le contemporain le plus proche du sens premier du livre. Ainsi, ces portraits noirs dénoncent la vanité de la représentation : celle-ci ne permet pas aux choses d'échapper au temps, et l'art, pas plus que la vie, ne résiste à la mort. Dérision totale : sur les rideaux de l'entrée sont projetées des images d'archives, sur le même principe que la pièce de 2005 réalisée avec le concours de l'INA, résumant soixante ans d'Histoire... en trois minutes.

En sortant, à l'étage supérieur, les Regards, ensemble de photographies déjà exposées à Köln en 1993, suivent des yeux ceux qui pensent avoir regagné la lumière et le monde des vivants. C'est justement parce qu'elles ne prétendent pas sauver quelque chose et qu'elles montrent au contraire des visages morts que Boltanski les réexpose. Les photographies, agrandies, floues, figurent des visages anonymes mais que l'on jurerait pourtant avoir déjà croisé dans quelque manuel d'histoire, aux pages consacrées aux déportés. Pour ses Archives, en 1987, Boltanski avait exposé dans une très petite salle qui "était complètement encombrée avec ces murs en grillage, recouverts de photographies", lui rappelant "la chambre à gaz, d'une manière cette fois vraiment évidente." Peintre de l'Après, d'un au-delà imaginaire, Boltanski, né en 1944 et dont le père, juif converti au catholicisme, s'est caché sous le plancher de l'appartement familial pendant l'Occupation, est surtout un artiste de l'après-guerre, profondément marqué par la Shoah.


Impossible, en pénétrant dans le Grand Palais, après avoir longé le mur de boîtes métalliques rappelant des tiroirs de morgue, de ne pas penser à la barbarie nazie. Ces vêtements qui représentent autant de personnes - le titre de l'installation jouant d'ailleurs sur l'ambivalence du terme qui désigne au pluriel des êtres humains et nie leur présence au singulier - étaient déjà utilisés par l'artiste en 1988, accrochés aux murs à Toronto pour l'installation Réserve Canada. La référence aux camps de la mort est présente de manière cachée dans le titre : le premier sens du mot "Canada", surtout pour une exposition à Toronto, est géographique. Pourtant, c'est ainsi que dans les camps d'extermination était désigné le lieu où étaient entassées toutes les richesses dont les juifs avaient été dépouillés. Serait-ce alors injustifié de rapprocher les blocs noirs des stèles du mémorial de la Shoah du centre de Berlin ? Sans être tout à fait un mémorial, car l'œuvre est un monument voué à la destruction, Personnes change un peu l'Histoire. Les vêtements, à la fin de l'installation, seront recyclés, connaîtront donc une autre vie, comme ceux des Dispersions de vêtements, dont Boltanski écrit que "ce type d'œuvre est lié à l'idée de résurrection."
 
Pour Boltanski, le spectateur ne doit pas se trouver "devant une œuvre, mais dans une œuvre". Personnes vaut ainsi expérience, plus qu'exposition. Les rectangles de vêtements du Grand Palais portent par leur nombre symbolique, 69, une idée de cyclicité. De même, la pratique du recyclage rapproche la démarche de l'artiste de l'idée de résurrection : le projet des Archives du cœur invite à enregistre le battement de son coeur, pour le mêler aux dizaines de milliers déjà rassemblés qui continueront à battre après la disparition de leur possesseur. Chaque battement se ressemble sans être tout à fait le même, et se fond autant qu'il se distingue des autres tempos.
 
Alexandre Salcède
Le 07/02/10

Monumenta 2010
, jusqu'au 21 février 2010
Nef du Grand Palais
Avenue Winston Churchill
75008 Paris
Lun-merc : 10h-19h
Jeu-dim : 10h-22h
Fermé le mardi
Tarif plein : 4 €
Tarif réduit : 2 €
Rens. : 01 45 63 01 59

Après, jusqu'au 28 mars 2010
MAC/VAL
Place de la Libération
94404 Vitry sur Seine
Tlj (sf lun) 12h-19h
Tarif plein : 5 €
Tarif réduit : 2,5 €
Rens. : 01 43 91 64 23

A lire : C. Boltanski et C. Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Seuil, Paris, 2007.

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