SI AVIGNON DESIGNE UNE VILLE, C'EST AUSSI CELLE DU THEÂTRE comme le souligne Jean Vilar, créateur du Festival d'Avignon. Une école désigne les élèves et les différentes tournures par lesquelles le festival a entrepris son devenir. Plus d'un demi-siècle plus tard, en 2024, quinze élèves de la Manufacture - Haute école des arts de la scène de Lausanne, sous la direction de Fanny de Chaillé, ont fait résonner entre les murs du cloître des Célestins – avant d'ouvrir ce mois-ci la saison au TnBA –, l'histoire du Festival d'Avignon. Ayant à coeur la transmission, la metteuse en scène questionne le théâtre, ses lieux, ses artistes, ses spectateurs dans une démarche à la fois esthétique et politique. Mais comment revisiter et transmettre au plateau 77 ans d'histoire et son impact ? Comment ressusciter les fantômes et faire face au mythe sans être écrasé par lui ? Comment construire sa mémoire vivante ? Avignon, une école ne se contente par de représenter un hommage à l'histoire du festival, il interroge ce que transmettre signifie, comment l'histoire du théâtre s'inscrit dans le corps, dans le présent, dans le geste.
EN 2020, FANNY DE CHAILLÉ CRÉAIT LE CHŒUR AVEC DIX jeunes comédiens, à l’aube de leur parcours d’actrices et d’acteurs. En 2022, la directrice du TnBA créait, avec quatre comédiens de ce même groupe, Une autre histoire du théâtre, (pour lire notre article, c’est ici). Et en 2024, elle a eu envie de continuer à travailler de la même façon pour élaborer une pièce dont les enjeux se situent entre la transmission et la création. Lors des séances de travail, la metteuse en scène a « senti beaucoup de dissensions au sein [du] groupe, tout chez eux faisait débat, l’école de théâtre avait fait son œuvre et cette citation de Vilar trouvait son sens pour [elle] : ‘’Attention, le théâtre n’est pas là uniquement pour rassembler, il est aussi là, et surtout là, pour diviser, pour ouvrir une réflexion et un débat’’. » De là est né le dernier spectacle de sa « trilogie », Avignon, une école.
– Donner corps aux archives
SOUVENT, QUAND ON TRAVAILLE SUR L’HISTOIRE DU THÉÂTRE, on travaille du côté des metteurs en scène et des auteurs, mais rarement des acteurs. Fanny de Chaillé poursuit donc sa recherche à partir du socle commun que sont les archives du festival : histoire des formes, mais aussi point de vue de la critique et des spectateurs, pour recouper plusieurs histoires en parallèle. Les acteurs sont ensuite allés piocher dans les archives que la metteuse en scène a compilées, en fonction des scènes qu’ils auraient rêvé jouer ou qui suscitaient leurs réflexions, car ce qui intéresse Fanny de Chaillé c’est que l’archive soit sollicitée du point de vue des comédiens, et que celle-ci puisse raconter quelque chose de nous.
DÈS LORS, AVIGNON, UNE ÉCOLE, C’EST PRENDRE LE FESTIVAL d’Avignon et ses archives comme une matière à produire une forme théâtrale. De la même manière que les comédien·nes, durant les temps de création, se sont plongés dans les archives et les documents pour les interroger, les spectateur·ices vont retrouver les textes, les voix, les moments qui ont fait Avignon, et considérer le festival comme un lieu de mémoire, en « pass[ant] du noir et blanc à la couleur, de l’image statique à l’image en mouvement ». L’une des réussites du spectacle est la manière dont se mêlent corps et mémoire. Le plateau se déploie comme un kaléidoscope : textes, tableaux chorégraphiques et visuels, gestes répétés, incarnations fugaces. Le recours aux archives — extraits d’interviews, moments historiques, séquences de spectacles emblématiques — n’est pas didactique mais performatif, et l’ensemble de ces fragments servent de matière, parfois de tremplin, parfois de miroir, dans lequel les comédien·ne·s plongent, oscillant entre reproduction, distanciation, satire ou empathie.
LE DISPOSITIF SCÉNIQUE EST RADICALEMENT EPURÉ – comme d’habitude chez Fanny de Chaillé – : le texte est souvent tiré vers la résonance corporelle, la lumière demeure discrète quand elle n’est pas d’un rouge terriblement efficace, les costumes sont sobres : ce sont bien les corps qui sont mis en exergue. La metteuse en scène, fidèle à son esthétique, favorise la matérialité du langage, la plasticité des gestes, la mise en jeu de la voix comme instrument et non plus comme simple support. C’est dans ce jeu d’échanges entre corps et voix que les écarts et distorsions se créent, que le langage gagne en physicalité et en plasticité.
– Chronologie et parole critique
SUR LE PLAN DRAMATURGIQUE, AVIGNON, UNE ÉCOLE SE CONSTRUIT comme une chronique sélective. On ne traverse pas tous les spectacles, mais on choisit des jalons — des chocs esthétiques, des moments de débat, des figures marquantes, des paradoxes. De 1947 à nos jours, le fil se tend entre ce qui a fait Avignon : moments fondateurs, grandes œuvres, moments de polémiques - notamment avec le Living Theatre ou les grèves des intermittents -, mais aussi ce que le festival incarne aujourd’hui, sous son auréole mythique, mêlé aux questions de société. Cette sélection est en effet pensée comme une conversation : conversation avec le passé mais aussi avec le présent et les doutes de leurs interprètes, tant les comédien·nes interrogent ceux dont ils sont les héritiers avec distance, mais sincérité.
SE PLONGER DANS LES PROFONDEURS DU PASSÉ, questionner le présent qu’il faut agiter, permet également de tirer des projections futures. L’articulation entre archive et jeu permet ces passages : de la mémoire formelle — la posture, le style, la réplique célèbre — à l’appropriation personnelle — comment est-ce que je joue cela ? comment est-ce que cela me touche ? comment cela me questionne ? — a conduit Fanny de Chaillé à raisonner parfois par uchronie : par la reconstitution, « ce qui est arrivé » est remis en jeu dans une prospection de ce qui « pourrait arriver ». Le public est alors invité non pas à être simple spectateur d’une fresque historique, mais à sentir les tensions, les hésitations, les questionnements.
– Politique du présent
AU CŒUR D’AVIGNON, UNE ÉCOLE, IL Y A, enfin, un enjeu de transmission, non pas nostalgique mais critique. Comment faire passer la mémoire du théâtre pour qu’elle ne soit pas un fardeau mais plutôt une ressource qui permettrait de pousser à nous questionner, à innover et créer ? Le spectacle touche aux questions de représentation et d’identité : les corps, les langues, les comédien·nes interrogent leur place dans ces archives, dans ces histoires. Est-on européen, afrodescendant, homme, femme, personne en marge — comment ces catégories ont été ou non prises en compte dans ce patrimoine théâtral ? Le spectacle les fait surgir, par des interludes plus dialectiques, des prises de parole qui ne sont pas seulement répertoire mais expérience d’acteurs.
UN AUTRE ENJEU, PLUS DISCRET, EST CELUI DU REGARD que portent ces jeunes comédien·ne·s sur le théâtre aujourd’hui : est-ce qu’Avignon reste ce laboratoire, ce lieu d’audace ? Ou s’est-il transformé en institution symbolique, parfois trop conservatrice ? Le spectacle semble poser la question sans la résoudre, mais en activant notre réflexion.
DÈS LORS, EN REVISITANT LES TEMPS FORTS DU FESTIVAL d’Avignon, Fanny de Chaillé ne rend pas un hommage figé, mais fait de la mémoire un matériau vivant qui pose des questions aussi bien aux comédien·nes qu’aux spectateurs. Le spectacle nous rappelle que le théâtre n’est pas qu’une scène, mais un lieu de transmission, de conflit, de rêve, de désaccord. Et si « Avignon » est une école, elle nous invite à apprendre, non pas à répéter, mais à réinventer.
– Émilie Combes ------------------------------- le 30 septembre 2025
Avignon, un école, Conception et mise en scène Fanny de Chaillé. Avec la Promo M du Bachelor Théâtre de La Manufacture – Haute école des arts de la scène, Lausanne : Martin Bruneau, Luna Desmeules, Mehdi Djouad, Hugo Hamel, Maëlle Héritier, Araksan Laisney, Liona Lutz, Mathilde Lyon, Elisa Oliveira, Adrien Pierre, Dylan Poletti, Pierre Ripoll, Léo Zagagnoni et Margot Viala. Assistants à la mise en scène : Grégoire Monsaingeon et Christophe Ives. Conception lumières : Willy Cessa. Conception sonore : Manuel Coursin. Costumes : Angèle Gaspar. Régie générale : Emmanuel Bassibé. Régie son : Amon Mantel. Collaboration à la copie d’archives : Tomas Gonzalez.
Jusqu’au 4 octobre au Théâtre National de Bordeaux Aquitaine
Suite de la tournée 2025 :
Du 5 au 8 novembre 2025 au Théâtre National de la Danse, Chaillot (Paris)
Du 13 au 15 novembre 2025, à la Maison Saint-Gervais (Genève)