Un radar fixé au tableau de bord, donc. Et, dans la tête du conducteur, un cap bien précis... aux antipodes des réflexes du commun des mortels partant en exploration. Raymond Depardon a en effet choisi de ne traverser que des villes moyennes tant par la taille que par leurs attraits, assez peu renversants dans l'ensemble. "Je me suis focalisé sur l'espace public. J'avais décidé de photographier des choses qu'on ne prend jamais en photographie : des calvaires, des boutiques, des ronds-points", raconte-t-il, l'inséparable Leica à l'épaule. De fait, La France de Raymond Depardon - titre de l'exposition à la BnF et de l'ouvrage correspondant - ne ressemble, ni de près ni de loin, à une carte postale, même si étrangement les morceaux du puzzle hexagonal éclatent de couleurs. Aucunes traces de monuments, centres-villes ou paysages emblématiques, de ceux qui attirent les hordes de touristes et de vacanciers. Ne cherchez pas le Mont Saint-Michel, l’équivalent provincial de la Parisienne et vénérée Tour Eiffel. Du reste, Raymond Depardon qualifie son travail de "manifeste", un mot qui ne surprend pas dans la bouche de celui qui s'est toujours, quel que soit le support, préoccupé d'éthique, de "moralité du regard", une expression qui lui est particulièrement chère. A cette contrainte - autre terme-clé de l'univers du photographe - de départ (pas d'image "patrimoniale") s'en est bientôt ajoutée une seconde inhérente, cette fois, à la technique. Le fond, la forme : Raymond Depardon s'est déplacé avec l'antique chambre, hommage à peine voilé aux Eugène Atget, Edouard Baldus, Gustave Le Gray et autres Henri Le Secq, et a opté pour le grand format carré. Façon de tout montrer, du ciel et de la terre, dans un double souci d'ancrage dans le réel et d’équilibre. Quasi, pour aborder les rivages politiques, d'équité républicaine.
séduction n'est pas le genre de la maison, ce que l'on retrouve dans son approche - tant photographique que cinématographique - dénuée de toute forme de flagornerie, mais qui n'empêche pas une sincère empathie. C'est même cette dernière qui fait sa patte, et de chacun de ses travaux, une œuvre au plus près de la vérité.
Décidément pas touriste, Raymond Depardon, dont les photographies y compris les plus anodines à première vue recèlent une foule d'indices et de pistes qui disent autant une époque - on en est là aujourd'hui - qu'un code ADN, sorte de cerveau reptilien d'une France "éternelle", foin des transformations et des évolutions. "Je suis une mine d'informations pour les géographes", lâche-t-il en souriant. Mais de même qu'à l’école, l'histoire et la géographie font classe commune, ce "déplacé rural" connait son histoire sur le bout des doigts, et plus encore quand il révise ses classiques photographiques. Ce n'est sans doute pas pour rien qu'il qualifie ce travail de "mission" : outre le positionnement politique clairement revendiqué, on entend aussitôt la mission héliographique qui, en 1851, lança sur les chemins de l’Hexagone cinq photographes chargés de faire un bilan patrimonial du pays. Cette commande inédite a permis de dresser un précieux état des lieux des monuments nationaux qui, grâce à cet inventaire, ont pu être sinon sauvés, du moins restaurés. Cent cinquante ans plus tard, Depardon se glisse en quelque sorte dans les interstices, passant entre les murailles et les églises, lesquelles ne sont plus le cœur battant des villes. Autres filiations, Henri Cartier-Bresson (1908-2004) qui durant une année (1969) a voyagé dans tout l'Hexagone, rapportant de son périple tricolore un livre au titre cocardier Vive la France, et bien sûr les Américains Paul Strand (1890-1976), auteur en 1952 avec l'écrivain Claude Roy d'un recueil sur la campagne française intitulé La France de Profil, et Walker Evans (1903-1970) qui a lui aussi parcouru son pays entre les années 1930 et 1950 pour en restituer une série de portraits cabossés et de paysages en pleine mutation. Tous ces photographes que Depardon invite à la suite de ses clichés dans l'exposition à la BnF, et qui figurent également au générique de l'exposition inaugurale du Bal, intitulée Anonymes. "Paul Strand et Walker Evans me touchent car ils ont photographié la ruralité. Pour moi, ce sont des précurseurs", reconnait l'hôte de la BnF dont on découvre, à l'occasion de cette radioscopie française, les premiers clichés pris à la ferme du Garet, la bâtisse familiale où il a grandi et, à l'âge de 6 ans, a reçu son premier appareil photo 6x6.
honteux de n'être pas resté parmi les siens, parmi cette communauté paysanne. Et il ne s'en cache pas, ou plus : cette France d'en bas est celle "qui [lui] a donné le plein de lumière" - et de ce point de vue, "sa" France regorge de nuances, de couleurs et de teintes, donnant à voir ce qui pourrait être la lumière de France, une lumière pleine de douceur.
C'est dans les années 1970 que le photoreporter se met à la mise en scène, une sorte de seconde vie qu'il mènera sans répit même après avoir rejoint l'agence Magnum en 1979. Sans répit, mais non sans succès, à tel point d'ailleurs que les nombreux prix raflés par ses films dans tous les festivals occulteront presque sa première profession. Tchad (1974), San Clemente (1979), La captive du désert (1990), Délits flagrants (premier film sur les institutions judiciaires, 1994), Afriques : comment ça va avec la douleur ? (1996), Paris (1997), Un homme sans l’occident (2002) ou encore Cinéma d’été - présenté à Cannes en 2007 à l'occasion des soixante ans du Festival… Autant de titres qui, à chaque fois, ont fait mouche. Et de l'un à l’autre, se dessinent quelques-unes des thématiques chères à cet homme d'images, à savoir l'enracinement (et son pendant, le déracinement), l'errance, les déserts, le travail, la peur de l'enfermement, la politique mise à nue, férocement décryptée par les images ; sans oublier le temps, auquel il n'hésite pas à se confronter en retournant sur les traces de son passé. De fait, son cinéma apparait nettement plus rude, plus militant, si le terme n'était pas un peu excessif eu égard à la démarche de Depardon-réalisateur qui privilégie toujours l'émotion aux dépens de l'intelligence. Il aime d'ailleurs à répéter qu'il se considère comme "assez primaire, assez naïf". Mais très certainement aussi un peu roublard, et là encore, affleurent les racines terriennes. Cette dichotomie pourrait expliquer qu'il dise se sentir "un peu schizophrène" dans ce va-et-vient entre le cinéma et la photographie, sans néanmoins en souffrir visiblement. L'énergie (double) qui est la sienne, même après pratiquement un demi-siècle d'expérience, fait en tout cas la preuve d'une curiosité intacte. A moins qu'à l’âge où l'on commence à songer à tirer les premiers bilans, il lui faille faire absolument la jonction et la synthèse entre ses deux amours pour offrir l'expression pleine et entière de son portrait minutieux (à la limite de l'anthropologie) de la France, et à travers, celui-ci, son autoportrait. 
| Errance, Territoires, jusqu'au 8 janvier 2011 Magnum Gallery 13, rue de l'Abbaye 75006 Paris Mar-sam : 11h-19h Entrée libre Rens. : 01 46 34 42 59 |
| Anonymes, jusqu'au 19 décembre 2010 Le Bal 6, impasse de La Défense 75018 Paris Mer-dim : 12h-20h Tarif plein : 4 € Tarif réduit : 3 € Rens. 01 44 70 75 56 |
