EN 2025 A PARU AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE LYON un ouvrage court, mais d'une très grande richesse intellectuelle : Dialogue avec Marc Bloch de Carlo Ginzburg. Trois textes de l'historien italien sur le co-fondateur des Annales d'histoire économique et sociale, traduits pour la première fois en français : "A propos du recueil d'études historiques de Marc Bloch" (trad. Julien Théry), "Préface aux Rois thaumaturges" (trad. Manuela Martini) et "Relire Les Rois thaumaturges" (trad. Martin Rueff). L'ensemble est accompagné d'une ouverture, "une longue conversation" et d'un post-scriptum, "Bloch, Ginzburg et l'inépuisable histoire des fausses nouvelles", respectivement de Julien Théry, professeur d'histoire médiévale à l'université Lumière Lyon 2, et de Manuela Martini, professeur d'histoire contemporaine dans la même université.

Par Cécile Rousselet


Un dialogue, des dialogues


C’EST PEU DIRE QUE LA QUESTION DU DIALOGUE est omniprésente dans l’ouvrage. L’ouverture elle-même, au seuil de la conversation à proprement parler entre Marc Bloch et Carlo Ginzburg, tisse avec une grande érudition les liens et les interférences que les deux historiens, chacun dans leurs contextes, ont pu nouer. Et si « le plus célèbre des historiens italiens de notre temps n’a cessé de dialoguer avec l’œuvre de Marc Bloch tout au long de la sienne » (OLC, p. 7)[1], dans ces pages extrêmement fouillées, on lit, au-delà du dialogue entre ces deux grands historiens, ceux que ces face-à-face entretiennent avec tout un paysage historiographique. 
 
CAR LE MARC BLOCH QUE CET OUVRAGE LAISSE ENTREVOIR, par les textes de Carlo Ginzburg et les commentaires des directeurs scientifiques, est un interlocuteur de choix à travers les époques, offrant à chacun qui accepte de se laisser porter par les valeurs heuristiques de l’anachronisme « contrôlé » de Nicole Loraux les vertus d’une compréhension du présent par le détour au passé. Les commentaires se surimposent aux commentaires, les lectures s’entrecroisent, contextualisant et donnant à penser les tonalités « très actuel[les] » que l’historien français peut laisser voir (OLC, p. 15).
 

"Relire" Marc Bloch...

LA PREMIERE FIGURE QUI SE DONNE A LIRE EST évidemment Marc Bloch. Son « approche expérimentale » (HFN, p. 97) est analysée et scrutée, dans ses liens aussi avec des figures importantes de son évolution, telles qu’Émile Durkheim, Lucien Febvre ou Henri de Man. Le premier texte traduit et présenté interroge ainsi la manière dont Bloch a « tenté de rapporter le cas particulier qui était l’objet de son analyse à la grande histoire » (RRT, p. 79), et l’importance qu’ont eu dans ses travaux « l’interprétation “subjectiviste” du concept de classe sociale et la réduction afférente, en dernière analyse, de l’histoire sociale à l’histoire de la mentalité. » (REH, p. 38).
 
LE DEUXIEME TEXTE, LA PREFACE DE CARLO GINZBURG aux Rois thaumaturges s’arrête quant à lui longuement sur la puissance que l’historien italien y voit, et ceci notamment dans le développement de la question des « fausses nouvelles » : « le thème des Rois thaumaturges est une “gigantesque fausse nouvelle” : la croyance dans le pouvoir miraculeux des rois de France et d’Angleterre de guérir les scrofuleux. De cette croyance, de ce phénomène apparemment insignifiant, Bloch s’est servi d’une manière extrêmement habile, comme d’un fil conducteur, ou si l’on veut comme d’un sismographe très sensible, qui peut enregistrer avec précision et élégance un phénomène aussi important dans l’histoire européenne que les vicissitudes du pouvoir monarchique et des idéologies qui s’y rattachent, du Moyen Âge à l’époque moderne. » (PRT, p. 62)


... et Carlo Ginzburg

ET POURTANT, DANS CES DIALOGUES, ON NE FAIT AUSSI QUE COMPRENDRE que « le moment décisif [pour Carlo Ginzburg] a été la rencontre avec Bloch » (citation qui ouvre l’ouverture de Julien Théry, p. 7). En effet, c’est également l’historien italien qui se donne à lire, comme en transparence. D’abord dans les points de convergence qu’il a tissés avec l’historien français tout au long de son parcours, à savoir entre autres « la narration historiographique, fruit de la mise en intrigue autour de la nécessité vraie qu’il faut découvrir derrière l’ “imposture” ou la légende » et « l’engagement dans le présent, si éloigné que soit le passé pris pour objet » (OLC, p. 16). Puis, dans des influences qui n’apparaissent pas aussi frontalement : « le rapport entre cas et généralisation » (HFN, p. 98), une « force d’invention historiographique » (OLC, p. 8-9) ou des thématiques communes et surtout une « fascination pour les anomalies, et l’impulsion à les relier à des tendances plus générales », comme Carlo Ginzburg le concède lui-même dans sa conférence « Relire Les Rois thaumaturges » (RRT, p. 77).

DANS CETTE CONERENCE, D'AILLEURS, LE DIALOGUE n’est donc pas que scientifique, et prend un tour plus intime : « Je partirai du titre de mon intervention : “Relire Les Rois thaumaturges”. Cette relecture fera inévitablement appel au moi haïssable évoqué et repoussé, en des termes inoubliables par Blaise Pascal. Je me défendrai en essayant de montrer que dans le dédoublement entre le moi d’aujourd’hui et le moi qui avait lu pour la première fois, il y a plus de soixante ans maintenant, Les Rois thaumaturges, l’élément narcissique a une valeur purement instrumentale : il s’agit d’un moyen et non pas d’une fin, ; il s’agit d’une expérimentation menée sur la réception d’un livre extraordinaire. » (RRT, p. 75) Il est question pour lui d'un « exemple singulier de crypto-mémoire » (RRT, p. 82) qui nous permet à nous, lecteurs, d’opérer une double lecture, de « relire » plusieurs histoires, et notamment celle de plusieurs Carlo Ginzburg, à différents moments de sa vie et de sa réception de l’œuvre de « l’historien dont il a le “plus appris parmi les morts” » (HFN, p. 96) – en 1965, 1973 et 2024, donc.


Retour vers le futur

L’UN DES ASPECTS LES PLUS STIMULANTS DE CET OUVRAGE tient donc dans une fine capacité à laisser paraître les éléments en strates, temporelles et historiographiques. Ainsi en est-il de la question des « fausses nouvelles » : longuement étudiée par Carlo Ginzburg, nous l’avons vu, elle est aussi un fil rouge de l’ensemble et construit les jeux de résonnances entre les époques et les contextes que l’ouvrage s’attache à construire – et à penser. La première « analogie » (PRT, p. 65) est proposée par Marc Bloch sous la plume de Carlo Ginzburg, analogie entre Les Rois thaumaturges et l’expérience de la Première Guerre mondiale (propice à la naissance de rumeurs), contexte qui, selon lui, est le berceau de sa somme de 1924 : « la guerre, la vie dans les tranchées constituèrent pour Bloch, précisément, une sorte de gigantesque “expérience” en le projetant dans un environnement inhabituel, artificiel à certains égards, aux prises avec des problèmes anachroniques, semblables à ceux qu’il cherchera à traiter ensuite en des termes historiographiques dans Les Rois thaumaturges. » (PRT, p. 65)
 
LE CURSEUR EST UNE FOIS DE PLUS DEPLACE PAR CARLO GINZBURG dans sa conférence de 2024, où il « relit » Marc Bloch à l’aune du « scepticisme postmoderne » (RRT, p. 90) : « Bloch parlait de “fausses nouvelles” ; aujourd’hui, après deux guerres mondiales, dans un monde déchiré par des conflits sanguinaires, nous parlons de fake news. » (RRT, p. 91) Puis enfin par Manuela Martini qui offre à ce phénomène la lecture d’une « historienne contemporanéiste » (HFN, p. 103), en ce qu’il permet de comprendre « comment, dans des situations particulières (guerres, pannes électriques prolongées, pannes informatiques accidentelles ou frauduleuses), les sociétés contemporaines peuvent se transformer en sociétés d’autres époques, où les nouvelles vont au rythme de la marche » (HFN, p. 103), et ainsi faire entendre les mécanismes sous-jacents « aux effets de la distorsion de la communication dans différents contextes historiques. » (MM, p. 105)
 
CES PONTS ENTRE PASSE ET PRESENT OFFRIRONT A TOUT LECTEUR les clés d’un regard « oblique » (HFN, p. 110[2]) rigoureux, qui décrypte avec la distance critique nécessaire, dans une circulation des idées qui ne cède pas aux amalgames mais maintient une stricte contextualisation non seulement en fonction des plumes mais aussi des époques de ces mêmes auteurs. En cela, si Ginzburg « n’a de cesse de déclarer sa dette intellectuelle vis-à-vis de Bloch » (HFN, p. 96), nous avons aussi une dette envers Carlo Ginzburg qui a su si bien « relire » ces modèles. Une relecture, enfin, que Julien Théry et Manuela Martini encouragent et facilitent, par leur choix heureux de ne pas surimposer d’interprétation dans le paratexte, mais plutôt de laisser parler les textes – y compris les leurs –, les auteurs, les dialogues, et cette admiration indéniable d’une figure pour l’autre, en filigrane tout au long de ces cent dix pages. 

 
Cécile Rousselet
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le 28 novembre 2025
 
[1] Voir aussi Carlo Ginzburg, « Fake News ? », dans Secularism and its Ambiguities: Four Case Studies, Budapest, Vienne, New York, Central European University Press, 2023, p. 69-96, p. 69 ; ou La lettre tue, trad. Martin Rueff, Lagrasse, Verdier, 2024, p. 10-12.. 
[2] Par la suite, les références seront ainsi données : les initiales du texte, suivies du numéro de page. Pour l’ouverture de Julien Théry : OLC ; pour le post-scriptum de Manuel Martini : HFN ; pour « À propos du recueil d’études historiques de Marc Bloch » : REH ; pour « Préface aux Rois thaumaturges » : PRT ; et pour « Relire Les Rois thaumaturges » ; RRT.
 
Dialogue avec Marc Bloch,
Carlo Ginzburg,
trad. Manuela Martini, Martin Rueff et Julien Théry, 
ouv. Julien Théry, post-scr. Manuela Martini,

Presses universitaires de Lyon,
Octobre 2025.
120 Pages
10 €


Crédits photos © PUL

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