L`Intermède


EN AVRIL 2025 A PARU
LE GRAND THEATRE DU BONIMENTEUR. Pratiques spectaculaires et imaginaires culturels (1845-1914) d'Agnès Curel aux Presses Universitaires de Lyon. Cet ouvrage, issu d'une thèse de doctorat récompsée par plusieurs prix (accessit au prix de thèse Ary Scheffer, mention spéciale du prix de thèse Paris sciences et lettres), est d'une indiscutable qualité. A la fois passionnant pour son objet, sa méthode, sa rigueur, sa précision, et la souplesse de l'écriture, il se dévore, tout simplement : le lecteur est happé par une alternance d'études de cas remarquablement menées, de prises de hauteur permettant une réflexion historique, voire historiographique, et de promenades parmi de longs extraits donnant à entendre cet univers sonore de la "foire perpétuelle" qu'Agnès Curel, maîtresse de conférences en littérature et théâtre à l'Université Jean Moulin Lyon (UMR MARGE) nous donne à lire.

Par Cécile Rousselet

CORPS ET VOIX, ENTRESOLS ET CABARETS, CINEMATOGRAPHES ET CAMELOTS : se découpent sous nos yeux une multitude de personnages qui, bien qu’aux pratiques disparates et « éclat[ées] » dans le temps et dans l’espace, laissent « surgi[r] cependant une cohérence forte qui permet à une figure syncrétique d'émerger dans les discours et les représentations : celles du “bonimenteur”. » (p. 24) C’est de ce bonimenteur – qui recouvre des réalités recouvertes par un vaste champ terminologique : « “bonisseur”, “bonimenteur”, “conférencier”, “explicateur” ou encore “aboyeur” » (p. 180) – dont il est question durant 300 pages.


Saltimbanques, forains, bonimenteurs : une "pratique-carrefour"


LE BONIMENT EST D'EMBLÉE DÉFINI COMME UNE "PRATIQUE-CARREFOUR" (p. 29), à la croisée de plusieurs domaines : le commerce, le théâtre, la publicité et le spectacle de curiosité. Captant l’attention du public, retenant les spectateurs dans l’espace public et promouvant un objet, un produit ou un spectacle, il constitue un art oratoire à part entière qui repose sur une « mise en scène de soi » et une adresse directe au public (p. 32). L’orateur transforme l’espace public en scène et instaure une relation ludique et spectaculaire avec les passants, qui repose sur le « décrochage du réel » (p. 34). Sa prise de parole, performative, participe au « paysage sonore » (p. 173) urbain en jouant sur plusieurs codes, qu’il serait vain d’ici retranscrire de manière exhaustive. Certains se détachent, comme les enjeux de fictionnalisation, et les dynamiques d’attente créés : « Le boniment est en effet toujours un moyen de différer ce qu'il annonce ; plus amusant encore, le fait est que plus il l'annonce, plus il le diffère. On comprend ainsi que le boniment joue particulièrement sur le mécanisme d'attente et le désir du spectateur, s'appuyant sur une “rhétorique de l'apparition” : le “trop-plein” de sa parole vient ainsi compenser et aggraver le manque qui précède l'apparition de l'image scénique. » (p. 31)
 
CETTE PARTIE DE L'OUVRAGE EST AUSSI ET SURTOUT L'OCCASION de dresser un panorama historique rigoureux de ces pratiques. Si historiquement, le boniment est lié aux activités de vente ambulante et aux spectacles de rue, les charlatans et montreurs de curiosités ont depuis longtemps pratiqué l’art du boniment, même si le terme se stabilise au XIX? siècle. Sa parole s’inscrit dans un contexte de concurrence commerciale et de transformation des espaces urbains, qui connaissent justement entre 1850 et 1870 de profondes mutations. Les parades et spectacles de curiosité, longtemps actifs dans le centre, sont progressivement repoussés vers les barrières, et le boulevard du Temple, haut lieu des spectacles populaires sous l’Empire et la Restauration, connaît un déclin dans les années 1850. Face à ces restrictions, les fêtes foraines deviennent au milieu du XIX? siècle un refuge pour ces pratiques : des baraques aux entresorts, le bonimenteur y joue un rôle pivot. À l’extérieur, il attire le public par ses annonces, à l’intérieur, il commente les spectacles et accompagne les phénomènes exposés de discours extravagants.
 
DANS CE CADRE, ET S'ÉLOIGNANT DE LA FONCTION RÉFÉNTIELLE DU LANGAGE pour lui préférer la fonction phatique, « le discours du bonimenteur vient […] doubler le spectacle visuel : il est acrobatie du langage et éclat sonore, pour frapper l'oreille du spectateur tout autant – voire plus – que la vue, constituant une forme de “spectaculaire sonore”. » (p. 95) Cet aspect ludique est particulièrement bien mis en valeur dans l’ouvrage, et articulé à la question de la « suspension de l’incrédulité » du spectateur : la parole se fait « performance » (p. 144-145), ce qui explique en partie que l’art du boniment gagne progressivement en reconnaissance au cours du siècle, les bonimenteurs les plus talentueux étant parfois identifiés et nommés (comme Rossignol-Rollin ou Clam).
 

Mutations et déclins d’une pratique moribonde ?

 
LA DEUXIÈME PARTIE DE L'OUVRAGE S'INTÉRESSE À DEUX PHÉNOMÈNES. Tout d’abord, dans les années 1880, le boniment se transforme dans les cabarets de Montmartre, notamment au Chat Noir, marqué par la figure du propriétaire-bonimenteur Rodolphe Salis. Celui-ci donne à cet art une nouvelle dimension, en l'intégrant à des spectacles où l'oralité, tout comme l'usage des ombres et des musiques, devient essentielle. La performance artistique y est indissociable de l’exploitation commerciale, transformant les spectateurs en acteurs du spectacle, les acteurs en objets des harangues. Et pourtant, ce qui ressort de ces pages est aussi, outre sa vitalité, le chemin inexorable du boniment vers une pratique essoufflée, atténuée, canalisée : « Ce qui s'érode, c'est le principe du boniment comme parole subversive. En quittant la place publique, en s'adressant de plus en plus à un public d'happy few, le boniment perd sa dimension carnavalesque, ronronne doucement. » (p. 169).
 
L’ÉMERGENCE DU CINÉMA MARQUE ÉGALEMENT UN TOURNANT : bien que les boniments continuent de ponctuer les projections, leur rôle se marginalise avec la montée en puissance des salles fixes et la professionnalisation des projections cinématographiques. Parallèlement, les camelots, qui reprennent l'art du boniment dans les rues, sont eux aussi soumis à une pression réglementaire croissante, ce qui contribue à leur disparition dans les années 1910. La loi de 1912 sur les professions ambulantes, en particulier, marque un tournant en interdisant la réclame vocale sur la voie publique. Cette disparition est renforcée par la mécanisation des attractions foraines et le passage des spectacles vers des établissements plus modernes, où l’art du boniment n’a plus sa place, si bien que lorsqu’en 1911, un concours de boniments est organisé à la fête foraine de Saint-Cloud, « on pleure un art […] déclinant, […] la démarche fleurant bon un début de muséification de la pratique, perçue comme moribonde – […]. » (p. 200).
 

Une tradition « inventée »

 
ENFIN, AU XIXe SIECLE, LA FIGURE DU BONIMENTEUR CONNAÎT UN DOUBLE parcours, à la fois dans la réalité des rues et des foires et dans l’imaginaire littéraire. Si le personnage réel décline progressivement, il se métamorphose dans les œuvres de fiction. Les écrivains s’emparent de cette figure, comme du chiffonnier cher à Antoine Compagnon, tour à tour grotesque et mélancolique ; héritier du saltimbanque romantique, elle devient l’image de l’artiste libre, affranchi des codes, maître de la parole et du calembour. Cette fascination traverse également la poésie et les cabarets, où le boniment devient monologue, chanson ou saynète, témoin d’un monde en mutation et d’une parole en quête de nouvelles scènes.
 
PAR AILLEURS, LE DISCOURS SUR LE BONIMENT PARTICIPE À LA CONSTRUCTION d’une autre histoire du théâtre, fondée sur l’oralité et les spectacles populaires de rue. Derrière la référence à Tabarin ou aux bonimenteurs célèbres se dessine un regard sur le théâtre comme art éphémère, ancré dans une tradition gestuelle et verbale. La littérature panoramique et les chroniques journalistiques des années 1830-1880 diffusent ce regard, tandis que cette attention aux arts de la rue s’inscrit dans une dynamique nostalgique et patrimoniale, où le théâtre forain, les farces et le boniment apparaissent comme héritiers d’un esprit national, « gaulois » (p. 281). Le XIXe siècle élabore ainsi un imaginaire pseudo-médiéval et syncrétique, célébrant un théâtre populaire fondé sur l’oralité et l’adresse, inventant une généalogie où le boniment devient signe identitaire et « peut être lu comme une “tradition inventée” » (p. 296).
 

D’un itinéraire captivant

 
CET OUVRAGE, QUI SE SITUE AU CROISEMENT DE L'HISTOIRE CULTURELLE, DE LA SOCIOCRITIQUE, des études intermédiales, des visual studies et des sound studies (p. 17), propose grâce à une profusion de sources variées et remarquablement contextualisées, une double approche, comme le rappelle Agnès Curel : « si des sources de première main documentent les réalités matérielles de la profession, toute une partie de [son] travail envisage plutôt le terreau littéraire et artistique qui a nourri les représentations collectives des diseurs de boniments », qu’il faut prendre en compte dans la mesure où « ils ont contribué à la construction du regard que portaient sur eux-mêmes les hommes et les femmes de la période envisagée » (p. 22). S’appuyant sur des références critiques incontournables de l’étude des représentations sociales dans la littérature du XIXe siècle, Le Grand Théâtre du bonimenteur peut ainsi également inviter tout historien ou littéraire à se faire plus attentif à ces figures « marginales » (p. 17) qui, parce qu’il y a « coexistence du modèle réel et de ses avatars imaginaires », « contribu[e]nt à forcer un regard et modifi[e]nt même la perception de la réalité. » (p. 259).
 
SANS CHERCHER À RENOUVELER L'APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE que l’on peut tenir face à de tels imaginaires littéraires et historiographiques aux XIXe et début du XXe siècles, Agnès Curel nous offre une promenade rigoureuse et bien menée dans ces champs d’études proprement captivants, dévoilant des univers sonores, des mises en sourdines, des assèchements de langues et des mutismes naissants à l’aube de l’ère industrielle. Indéniablement, une magnifique lecture.
 

Cécile Rousselet
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le 22 avril 2025

Le Grand Théâtre du bonimenteur. Pratiques spectaculaires et imaginaires culturels (1845-1914),
Agnès Curel,
Presses Universitaires de Lyon,
Collection Théâtre et société
Parution 2025.
320 pages,
25,00€

Le titre est une citation de la chanson de Charles Aznavour "Les Comédiens".


Figure 1 © Pierre Verdeil, Estampe, Musée Carnavalet, Histoire de Paris
Figure 2 
© Lobby Card du film Le Cabinet du Docteur Caligari' de Robert Wiene (1920), Heritage Art Gallery, Goldwyn Distributing Company (US)
Figure 3 © Théophile-Alexandre Steinlen, Tournée du Chat noir (1896), 135,9 × 95,9 cm, université Rutgers, Zimmerli Art Museum.
Visuel de "Une" © Couverture de l'ouvrage, Presses Universitaires de Lyon

 
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