L'IDÉE DE MÂTINER LE KLEZMER de rythmes et de sonorités issus d’autres traditions musicales a titillé plus d’un musicien contemporain et, dans ce domaine, Gefilte Swing a eu d’illustres prédécesseurs : l’avant-garde juive américaine notamment, portée par de grandes figures comme John Zorn et David Krakauer, a donné l’impulsion à un renouveau esthétique et politique qui a contribué à décloisonner la musique juive et à la faire sortir de sa dimension nostalgique et folklorique. Certes, ce n’est pas là l’ambition des créateurs de Klez N’Zazou, qui assument volontiers, et non sans humour, leur posture quelque peu anachronique. En témoigne la première piste du CD : sur fond de grésillements, une voix nasillarde tout droit sortie de la radio des années 40 présente une version yiddish du "Douce France" de Charles Trenet. Nous voilà tout de suite dans le bain.
ET POURTANT, FORCE EST DE CONSTATER qu’il ne s’agit pas de reproduire passivement des morceaux figés par la mémoire. Au contraire, Alexandre Litwak et ses musiciens entendent être fidèles à l’esprit d’un klezmer qui, dès ses racines est-européennes, se caractérise par sa fluidité, sa perméabilité aux influences venues d’ailleurs et son adaptabilité aux contingences extérieures. C’est de ce point de vue-là, peut-être, qu’il est proche du swing, et particulièrement enclin à se marier aux sons d’une musique qui, elle-même, est née d’une précarité matérielle et intérieure. Mêler les deux genres, c’est faire se rencontrer le monde juif et le monde noir, mettre en perspective des expériences historiques qui dialoguent par-delà les mots, dans un langage qui, quoique empreint de ses propres codes, semble transcender l’arbitraire du signe. Outre cette mobilité géographique et culturelle, qui rend les groupes conscients de leur différence en même temps que sujets à se transformer au contact des pratiques qu’ils rencontrent, ce sont aussi les propriétés musicales des deux sphères qui semblent se faire écho : "Ces deux musiques", explique Alexandre Litwak, "utilisent des carrures musicales très souvent identiques, des thèmes de 8, 16, 32 mesures. Les accords de base sont très simples." Composer quelque chose à la lisière des deux univers semblait donc aller de soi, ne serait-ce que sur un plan purement intuitif, en deçà de leur mise en perspective intellectuelle.
IL N'EMPÊCHE QUE CE QUI PARAÎT SE FAIRE TOUT SEUL, comme porté par la gémellité des phrases et l’affinité des sons, a demandé un long travail, dont ce nouvel album est le résultat. En 1999, lorsque le groupe a été créé, la plupart des musiciens impliqués étaient familiers du jazz et du swing mais n’avaient qu’une connaissance rudimentaire de ce qu’étaient le klezmer et le monde yiddish qui lui avait servi de terreau. Or, pour créer quelque chose à la lisière de deux univers musicaux, il faut avoir une connaissance intime de l’un comme de l’autre, ne pas se contenter d’analogies de surface mais s’incorporer les rythmes jusqu’à les habiter. C’est à ce prix, seulement, que l’interprétation a pu s'envoler, transcendant le risque du kitsch ou du cliché. Klez N’Zazou est l’illustration de cet aboutissement, issu d’un long cheminement intérieur, d’un travail de l’âme en même temps que d’un apprentissage rigoureux de ce qui fait et a fait l’histoire de la musique klezmer. On y voit passer pêle-mêle Naftule Brandwein, Dave Tarras et Benny Goodman, dans de savoureux arrangements qui mettent en jeu des héritages multiples, et jouent de les faire se rencontrer. "Du shaynst vi di zin", chanson issue d’une comédie musicale juive américaine, se trouve ainsi revisité dans une version reggae, tandis que "Yid un goy fantasy" imagine à quoi pouvait ressembler une hora ou un freilach joué par Duke Ellington.
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Histoire(s)
ALEXANDRE LITWAK N'EST PAS SEULEMENT MUSICIEN, il est aussi archiviste, ou "psychologue de l’histoire" comme il aime lui-même à définir son métier. C’est dire qu’en musique comme ailleurs, il a contracté la délicieuse habitude d’aller exhumer les traces à la recherche de trajectoires et de significations restées dissimulées. Passez une heure en sa compagnie et il vous détaillera ses investigations dans les pas de Garnet Clarke, jeune artiste noir américain émigré à Paris et prématurément disparu, dont le nom a sombré dans l’oubli avant qu’il n’ait le temps de marquer l’histoire du jazz. Ou bien il vous relatera sa rencontre (imaginaire) avec Robert Bedam, témoin inventé d’une rencontre insolite entre Bessie Smith et les Barry Sisters, qui se sont succédé dans un même studio d’enregistrement un jour de novembre 1933. Des histoires comme celles-ci, le clarinettiste en a en pagaille. Elles font résonner une musique qui n’a rien de désincarné, une musique empreinte de l’histoire de ceux qui l’ont jouée, et même du silence, des potentialités avortées d’histoires qui auraient pu être…
FIDÈLE À LA VEINE EXPLORATRICE de son clarinettiste, Klez N’Zazou est donc aussi une œuvre qui, au-delà d’un simple défilé de pistes musicales, nous raconte une histoire, ou plutôt des histoires. Le livret accompagnant le CD est truffé de commentaires qui nous parlent des morceaux, de ceux qui les ont créés, repris, transformés, jusqu’à leur dernière métempsychose sous les doigts et le souffle des musiciens du groupe. Cela permet au public novice de comprendre un peu mieux ce qu’il entend, de distinguer les sédiments à partir desquels s’est formé ce nouvel organisme musical, mais aussi d’entendre, sous les récits multiples où Dave Tarras croise Benny Goodman, l’histoire d’un itinéraire singulier : celui du créateur de Gefilte Swing, et de l’imaginaire musical qu’il a façonné au fil de ses recherches, de ses apprentissages, de ses découvertes, de ses rencontres. L’album, en partie dédié à la mémoire de son père, est aussi le lieu d’une recherche des racines qui passe par toutes sortes de détours : détour du yiddish, qui permet de déplacer ailleurs le manque de la langue russe restée intransmise ; détour de la musique, qui signe l’accession à un langage plus universel tout en autorisant la maîtrise de codes et de valeurs profondément ancrés dans la culture juive d’Europe orientale dont le clarinettiste est issu. Outre l’histoire intime, c’est aussi à un niveau plus symbolique qu’il faut voir dans cet album le récit d’une formation : ces reprises nous parlent d’un parcours intérieur, conjurant le vide de la non-transmission par une sorte de transmission inversée. C’est Alexandre Litwak qui a attiré son père dans le monde de la musique klezmer, leur rendant familier un univers culturel qui, d’une certaine manière, leur faisait à tous deux défauts.
LA QUÊTE, POURTANT, N'A RIEN DE NOMBRILISTE. Elle ressuscite et réinterprète, sous des formes nouvelles, un vivier musical dont la signification est collective. Porte d’entrée vers une filiation rompue pour nombre d’héritiers d’un monde juif d’Europe orientale qui ne l’ont pas connu, le klezmer est aussi un genre qui, de par sa nature mouvante et hybride, semble particulièrement propre à exprimer les préoccupations d’une génération sensible aux identités interstitielles et encline à la production de contre-cultures. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si Alexandre Litwak l’expose à des reconfigurations multiples au fil de ses rencontres avec des musiciens issus du jazz, du rock ou du reggae : "Quand on me demande de quel instrument je joue", glisse-t-il malicieusement, "je réponds : de l’orchestre. Je ne serai jamais ni un Dave Tarras ni une Marine Goldwasser, mais j’essaie de créer les conditions pour que ce que fait mon orchestre ait un sens, que les gens soient surpris, enthousiasmés, qu’ils rient, ferment les yeux, soient transportés ailleurs, non par ce que je joue moi mais par ce que nous faisons tous ensemble." La musique, donc, comme manière de faire corps, de recréer une collectivité dans la fugacité d'un moment artistique partagé où le présent rencontre et transforme le passé.