
par exemple, qui regarde Maria Loukianovna se laver les cheveux puis se défend de son voyeurisme par l’exclamation suivante : « Je la regardais d’un point de vue marxiste ». Une scène de comédie de mœurs aux détails tous plus cocasses les uns que les autres, mais dont la valeur comique n’a de sens que parce qu’ils s’inscrivent dans une intrigue elle-même risible : le suicidé refuse de se suicider. La comédie de mœurs mêle alors les genres : la saoulerie générale, regorgeant d’invectives contre la Révolution, est ponctuée par les « Quelle heure est-il ? » angoissés de Podsekalnikov, voyant approcher l’heure prévue de son trépas. La tonalité grave du théâtre de l’absurde s’entrelace à la dimension carnavalesque du texte, qui peut rappeler de grandes pages de Nikolaï Gogol, Andreï Biely ou plus proche d’Erdman, de Iouri Olecha.
Et, comme dans nombre de textes soviétiques de la même époque, les références christiques abondent, afin de signifier le sacrifice de toute une génération. Le dernier repas de Podsekalnikov, avec ses onze « causes » – et le marxiste, qui s’adjoint comme treizième convive – a des airs de Cène, les images finales rappellent une mise au tombeau, et la prétendue veuve Maria Loukianovna se fait prendre les mesures de sa robe d’enterrement les bras en croix. Images relativement traditionnelles, donc, pour la dramaturgie soviétique de l’époque. Mais s’ajoutent quelques références comiques (on pense à la belle-mère, qui tient son plateau telle une auréole) qui, quant à elles, dénotent et font l’originalité de la thématique ici exploitée.
si Dostoïevski hantait la première mise en scène en raison des préoccupations de Jean Bellorini à la même époque, il ronge déjà Nikolaï Erdman, donnant à voir le devenir des angoisses existentielles de la Russie pré-révolutionnaire dans la littérature soviétique des années 1920. Et si Nadejda Mandelstam disait de la pièce : « C’est une pièce sur les raisons qui nous ont fait rester vivants alors que tout nous poussait au suicide. », n’est pas seulement inscrite en filigrane la dépressivité des personnages face aux évolutions de la Révolution sous les premières années staliniennes. L’expérience d’être-au-monde est ici interrogée, décortiquée sous le regard lugubre de ces nouveaux bourreaux soviétiques.


