L`Intermède

JUSQU'AU 3 FEVRIER, LE MUSEE DU LOUVRE propose un voyage dans le temps autour de la figure aussi emblématique qu'équivoque qu'est celle du, ou des fou(s). L'exposition Figures du fou. Du Moyen-Âge aux Romantiques s'emploie avec finesse à scruter la tension entre pluralité - figures - et singularité - du fou - annoncée dans son titre. Si le fou est résolument un personnage singulier parce qu'en dehors de la norme, l'exposition donne à voir qu'il n'en est pas moins une figure protéiforme, fluctuante et instable, en ce qu'il revêt diverses significations selon les époques et parfois au sein même de celles-ci.

Par Ombline Damy

LE PARTI PRIS AUDACIEUX D’ELISABETH ANTOINE-KÖNIG et de Pierre-Yves Le Pogam, commissaires de l’exposition, est de ne donner à la folie conçue comme maladie mentale qu’une place réduite dans leur exploration des figures du fou. Ils proposent à leurs visiteurs de faire un pas en arrière dans le temps pour y rencontrer des fous en décalage avec les représentations contemporaines de ce qu’est la folie. En s’appuyant sur un solide et constant dialogue entre art et littérature, l’exposition retrace au moyen d’un parcours transmédial et chronologique allant du Moyen-Âge jusqu’à l’époque romantique les différentes manières d’être « fou » en Europe (ou plutôt, comme on le comprend au fil de la visite, d’être considéré et représenté comme tel). L’exposition met ainsi en évidence la manière dont les fous se font aussi bien les reflets des préoccupations du temps dont ils émergent que les témoins des normes et des valeurs des sociétés auxquelles ils appartiennent. « Dis-moi qui est ton fou, je te dirai qui tu es ! » est le fil directeur de cette exposition foisonnante, dont la grande richesse réside dans la mise en lumière des influences entre mots et images à travers les âges autour des « figures du fou ».


Un être « en marge » : représentations du fou

 
ON LE VOIT BIEN : LE FOU EST (PRESQUE) TOUJOURS UN ÊTRE à part, en décalage avec les normes de son temps. Dès les premières salles, on le perçoit lorsqu’on est amenés à se confronter à ce personnage aux allures de chimère, non pas dans le texte d’un manuscrit médiéval, mais autour de celui-ci. L’exposition invite en effet ses visiteurs à se pencher (littéralement) sur les manuscrits pour y trouver le fou, qui se glisse « en marge » de l’écrit, enroulé autour d’une lettrine ou grimpant le long d'une page.  Cette marginalité, ici textuelle, est bel et bien le dénominateur commun des figures du fou à travers les âges. Les commissaires de l’exposition ne cesseront d’ailleurs de vouloir nous faire saisir cette différence du fou avec « les autres ». Nous sommes invités de manière tacite et ludique au long de l’exposition à prendre part à un jeu dont le but est de trouver où est le fou sur les innombrables objets d’art – parmi lesquels se trouvent des tapisseries, des peintures, des sculptures, des gravures, et même des partitions de musique ! – qui nous entourent. Au gré des salles et des explications données par les commissaires sur les contours et les caractéristiques changeantes des « figures du fou », nous les cherchons. On apprend ainsi que le vêtement, le physique, les expressions faciales ou le comportement du fou sont autant d’indices tangibles et d’expressions extérieures de sa marginalité.
 
DANS LE SALLES CONSACRÉES AU DÉBUT DU MOYEN-ÂGE, le jeu d’ « attrape fous » semble facile. En effet, le fou est revêtu à cette époque d’un costume caractéristique qui nous permet de l’identifier d’un seul coup d’œil. Il nous faut pour cela chercher un personnage affublé d’habits bariolés agrémentés de grelots et portant les accessoires étonnants que sont le capuchon à oreilles d’ânes et la « marotte », sorte de marionnette au bout d’une pique, censée donner au fou un aspect comique. Ainsi représenté, le fou se cache dans des scènes dans lesquelles le visiteur ne l’attend pas. Sur la tapisserie dite du « Fils prodigue » réalisée en France dans la deuxième moitié du 16siècle, le fou s’invite dans la parabole, alors que le texte biblique que l’œuvre est censée représenter ne l’évoque certainement pas. L’exposition montre ainsi son omniprésence dans l’imaginaire du Moyen-Âge.
 
AU-DELÀ DU SEUL VÊTEMENT, L’EXPOSITION DONNE À VOIR que le fou peut être identifié comme tel du fait d’un décalage physique avec la norme établie. C’est le cas de Triboulet, fou « naturel » célèbre de la cour de René d’Anjou (1440-1480), dont on observe la tête anormalement petite sur le médaillon en marbre le représentant. A l’époque romantique, force est de constater que le jeu se complique – ou que les règles changent. Alors que la folie se définit nouvellement au 19siècle comme un trouble mental, le fou ne se distingue plus par un vêtement particulier, mais davantage par son comportement et par ses expressions faciales « hors normes ». Nous sommes par conséquent invités à chercher la folie ailleurs que dans le vêtement ou que dans l’apparence physique. La folie se trouve ainsi dans les regards : celui de la Monomane du jeu de Théodore Géricault (1791-1824) est vide, perdu, et inaccessible ; quant à celui de Jeanne la Folle, folle illustre du Moyen-Âge dont les Romantiques raffolent, il est d’une inquiétante et anormale intensité.


Sages ou insensés : qui sont vraiment les fous ?

 
L’EXPOSITION NE S’ARRÊTE PAS AUX SEULES APPARENCES de la folie. Si elle nous présente à quoi ressemblent les fous à travers les âges au moyen d’une exploration de leurs représentations iconographiques, elle s’attache également à expliciter la dimension intérieure de la marginalité des fous. Et pour cause, les commissaires nous montrent que lorsqu’il s’agit de folie, l’habit fait le moine. En effet, l’exposition insiste sur le fait que les comportements ou les vêtements « hors normes » des fous sont autant de signes extérieurs d’une marginalité qui se vit et se ressent de l’intérieur. 

En d’autres termes, les fous sont non seulement ceux qui se comportent et s’habillent différemment des autres, mais aussi ceux qui pensent, vivent et voient la réalité autrement que la majorité. Si ce n’est pas dans l’apparence vestimentaire ou dans les critères physiques qu’il faut chercher la marginalité des fous, où est-elle ? Qui sont vraiment les fous ?
 
LÀ ENCORE, L’EXPOSITION NE NOUS DONNE PAS DE RÉPONSE simple et univoque, mais plutôt plusieurs réponses, parfois contradictoires, souvent inattendues. Si l’exposition donne à voir le lien entre folie et maladie, force est de constater que cette perception de la folie comme un trouble psychique, si elle nous apparait comme la plus évidente aujourd’hui, n’en est qu’une parmi de nombreuses autres. Et d’ailleurs, il nous faudra attendre la fin de l’exposition pour se trouver face au monumental tableau Le docteur Pinel médecin en chef à la Salpétrière faisant tomber les chaînes des aliénés en 1795 de Toni Robert Fleury (1837-1911), peinture qui commémore la fin de l’enfermement des « malades mentaux » dans des asiles insalubres et inhumains à la fin du 18siècle.
 
LE PARI DE L’EXPOSITION EST DONC DE DONNER À VOIR LA FOLIE LÀ où le visiteur ne l’attend justement pas. On la trouve du côté de la foi ou de la non-foi en Dieu, dans une seule et unique salle, où des statues grandeur nature des « folles » de l’évangile selon Matthieu côtoient (presque avec insolence) une icône représentant le « fou de Dieu » qu’était Saint François d’Assise pour ses contemporains. Alors que, dans l’évangile (manuscrits médiévaux à l’appui), les « folles » le sont parce qu’elles ne se sont pas préparées à rencontrer l’époux (comprendre ici le Christ), Saint François d’Assise est, quant à lui, « fou de Dieu » puisqu’il vit en marge des valeurs superficielles de ses contemporains, consacrant sa vie à Dieu par la prière et le dénuement. Si les folles de Dieu incarnent une inquiétante déraison pour leurs contemporains (leur regard n’est d’ailleurs pas sans faire écho à celui des fous des peintres romantiques des salles suivantes), le fou de Dieu est, à l’inverse, synonyme de sagesse.
 
IL EST UNE AUTRE ASSOCIATION QUE CELLE DE LA SAGESSE et de la déraison que l’exposition met en exergue par le biais du fou de cour du Moyen-Âge, dont nous avons déjà évoqué le costume bariolé. En observant les peintures et gravures du fou de cour, on comprend que, par la satire et la moquerie, le fou de cour est investi d’un rôle moral et social par ses contemporains. Son extériorité aux dynamiques de cour, rendue tangible par son accoutrement caractéristique, lui confèrent une position privilégiée pour observer ses contemporains, et ainsi remarquer (et surtout faire remarquer !) leurs comportements immoraux. Le fou reflète alors la conscience que la société de cour du Moyen-Âge a d’elle-même et de ses travers. Ici, la sagesse du fou s’exprime dans la dérision.
 
À TRAVERS LA FIGURE DU FOU DE COUR, et celle, très proche, du fou de carnaval, l’exposition tisse un lien subtil et convaincant entre folie et performance. On comprend que le fou de cour est une sorte d’acteur professionnel dont le rôle est de critiquer le pouvoir en place, et, de façon similaire, que le fou de carnaval a pour rôle d’incarner un renversement des codes sociaux lors des fêtes. Comme le montre le tableau Combat de Carnaval et Carême, réalisé par un disciple anonyme de Jérôme Bosch à la fin du 15e siècle, la fonction sociale du fou est de pousser les habitants de la ville à sortir des codes habituels de la bienséance morale pour se laisser aller à toutes formes d’excès (promiscuité sexuelle et ivresse par l’alcool, notamment). Il ne s’agit pas dans ces situations d’être fou, mais plutôt de faire le fou – autrement dit, de créer une performance dont le but serait d’encourager les autres à faire, aussi, les fous. Ce pas du côté de la folie, le visiteur est conduit à le faire malgré lui. Nous nous trouvons en effet à tourner, dans une salle ronde, autour des traces restantes des danses des fous, que l’on trouve sous la forme de partitions, où, si l’on observe bien, des fous sous la forme de dessins se glissent entre les mesures et jouent avec les notes.


Soyons fous

 
CE N’EST CERTAINEMENT PAS UN HASARD DONC, SI L’EXPOSITION se termine par l’évocation des fous et folles célèbres du théâtre, parmi lesquels se trouvent le Roi Lear et Lady Macbeth, personnages tragiquement fous du théâtre shakespearien. Après avoir montré à son visiteur les visages de la folie telle qu’elle s’incarne dans la maladie mentale au 19e siècle, la folie est présentée dans la dernière salle dans son lien au jeu (d’acteur) par le biais de costumes et accessoires. En plaçant la folie du côté de la bouffonnerie et du théâtre plutôt que de celui, plus contemporain, de la maladie mentale, l’exposition nous pousse à envisager la folie dans sa dimension performative, et, cela va de pair, dans les possibilités créatives qu’elle offre.

L’EXPOSITION LE MONTRE BIEN, ESQUISSER LES CONTOURS des figures du fou à travers les âges, interroger sa représentation et la fonction qu’il occupe à chaque époque, revient à explorer les potentialités de la marginalité. Le décalage du fou avec les normes de son temps lui permet d’observer la société à laquelle il appartient d’une manière profondément autre et, par la spécificité de son regard, de l’interroger. Si l’exposition s’arrête au 19siècle, le questionnement qu’elle propose se prolonge bien au-delà. Qui, aujourd’hui, sont nos « fous » ? Qui sont les personnages de notre imaginaire contemporain à qui l’on attribue le pouvoir, par leur regard et leur voix, de déstabiliser notre rapport au réel ? Ou, au contraire, ceux que l’on tient à distance et que l’on considère comme insensés ? Et si, plutôt que de trouver le fou autour de nous, on s’essayait, comme le suggère l’exposition, à faire le fou ?
 
Allez, soyons fous !
 
O. D.
-------------------------------
le 10 janvier 2025
 
Figures du fou. Du Moyen-Âge au Romantiques,
Exposition au Musée du Louvre,
Hall Napoléon,
Jusuq'au 03 février 2025

 
Informations et réservations ici.

Figure 1 : 
Le Fils prodigue, Auteur du carton et lissier anonymes, France, vers 1560-1570, Tapisserie en laine et soie, © Musée des arts décoratifs, inv. 25884
Figure 2 : La Monomane du jeu, The?odore Ge?ricault (1791-1824), Entre 1819-1824, Huile sur toile, Paris, © Muse?e du Louvre, RF 1938 51
Figure 3 : Saint François d’Assise, Troisie?me Mai?tre d’Anagni (1231-1255) Latium, vers 1220-1250, De?trempe et feuille d’or sur panneau, Paris, © Muse?e du Louvre, de?partement des Peintures, RF 975.
Figure 4 : Projet de costume de Triboulet, Louis Boulanger (1806-1867), pour Le roi s’amuse de Victor Hugo, Paris, 1832, aquarelle et graphite sur papier © Maison Victor Hugo.



Le dernier article de la rubrique Toiles