DANS LE SALLES CONSACRÉES AU DÉBUT DU MOYEN-ÂGE, le jeu d’ « attrape fous » semble facile. En effet, le fou est revêtu à cette époque d’un costume caractéristique qui nous permet de l’identifier d’un seul coup d’œil. Il nous faut pour cela chercher un personnage affublé d’habits bariolés agrémentés de grelots et portant les accessoires étonnants que sont le capuchon à oreilles d’ânes et la « marotte », sorte de marionnette au bout d’une pique, censée donner au fou un aspect comique. Ainsi représenté, le fou se cache dans des scènes dans lesquelles le visiteur ne l’attend pas. Sur la tapisserie dite du « Fils prodigue » réalisée en France dans la deuxième moitié du 16e siècle, le fou s’invite dans la parabole, alors que le texte biblique que l’œuvre est censée représenter ne l’évoque certainement pas. L’exposition montre ainsi son omniprésence dans l’imaginaire du Moyen-Âge.
AU-DELÀ DU SEUL VÊTEMENT, L’EXPOSITION DONNE À VOIR que le fou peut être identifié comme tel du fait d’un décalage physique avec la norme établie. C’est le cas de Triboulet, fou « naturel » célèbre de la cour de René d’Anjou (1440-1480), dont on observe la tête anormalement petite sur le médaillon en marbre le représentant. A l’époque romantique, force est de constater que le jeu se complique – ou que les règles changent. Alors que la folie se définit nouvellement au 19e siècle comme un trouble mental, le fou ne se distingue plus par un vêtement particulier, mais davantage par son comportement et par ses expressions faciales « hors normes ».
Nous sommes par conséquent invités à chercher la folie ailleurs que dans le vêtement ou que dans l’apparence physique. La folie se trouve ainsi dans les regards : celui de la Monomane du jeu de Théodore Géricault (1791-1824) est vide, perdu, et inaccessible ; quant à celui de Jeanne la Folle, folle illustre du Moyen-Âge dont les Romantiques raffolent, il est d’une inquiétante et anormale intensité.
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Sages ou insensés : qui sont vraiment les fous ?
L’EXPOSITION NE S’ARRÊTE PAS AUX SEULES APPARENCES de la folie. Si elle nous présente à quoi ressemblent les fous à travers les âges au moyen d’une exploration de leurs représentations iconographiques, elle s’attache également à expliciter la dimension intérieure de la marginalité des fous. Et pour cause, les commissaires nous montrent que lorsqu’il s’agit de folie, l’habit fait le moine. En effet, l’exposition insiste sur le fait que les comportements ou les vêtements « hors normes » des fous sont autant de signes extérieurs d’une marginalité qui se vit et se ressent de l’intérieur. En d’autres termes, les fous sont non seulement ceux qui se comportent et s’habillent différemment des autres, mais aussi ceux qui pensent, vivent et voient la réalité autrement que la majorité. Si ce n’est pas dans l’apparence vestimentaire ou dans les critères physiques qu’il faut chercher la marginalité des fous, où est-elle ? Qui sont vraiment les fous ?
LÀ ENCORE, L’EXPOSITION NE NOUS DONNE PAS DE RÉPONSE simple et univoque, mais plutôt plusieurs réponses, parfois contradictoires, souvent inattendues. Si l’exposition donne à voir le lien entre folie et maladie, force est de constater que cette perception de la folie comme un trouble psychique, si elle nous apparait comme la plus évidente aujourd’hui, n’en est qu’une parmi de nombreuses autres. Et d’ailleurs, il nous faudra attendre la fin de l’exposition pour se trouver face au monumental tableau Le docteur Pinel médecin en chef à la Salpétrière faisant tomber les chaînes des aliénés en 1795 de Toni Robert Fleury (1837-1911), peinture qui commémore la fin de l’enfermement des « malades mentaux » dans des asiles insalubres et inhumains à la fin du 18e siècle.
LE PARI DE L’EXPOSITION EST DONC DE DONNER À VOIR LA FOLIE LÀ où le visiteur ne l’attend justement pas. On la trouve du côté de la foi ou de la non-foi en Dieu, dans une seule et unique salle, où des statues grandeur nature des « folles » de l’évangile selon Matthieu côtoient (presque avec insolence) une icône représentant le « fou de Dieu » qu’était Saint François d’Assise pour ses contemporains.
Alors que, dans l’évangile (manuscrits médiévaux à l’appui), les « folles » le sont parce qu’elles ne se sont pas préparées à rencontrer l’époux (comprendre ici le Christ), Saint François d’Assise est, quant à lui, « fou de Dieu » puisqu’il vit en marge des valeurs superficielles de ses contemporains, consacrant sa vie à Dieu par la prière et le dénuement. Si les folles de Dieu incarnent une inquiétante déraison pour leurs contemporains (leur regard n’est d’ailleurs pas sans faire écho à celui des fous des peintres romantiques des salles suivantes), le fou de Dieu est, à l’inverse, synonyme de sagesse.
IL EST UNE AUTRE ASSOCIATION QUE CELLE DE LA SAGESSE et de la déraison que l’exposition met en exergue par le biais du fou de cour du Moyen-Âge, dont nous avons déjà évoqué le costume bariolé. En observant les peintures et gravures du fou de cour, on comprend que, par la satire et la moquerie, le fou de cour est investi d’un rôle moral et social par ses contemporains. Son extériorité aux dynamiques de cour, rendue tangible par son accoutrement caractéristique, lui confèrent une position privilégiée pour observer ses contemporains, et ainsi remarquer (et surtout faire remarquer !) leurs comportements immoraux. Le fou reflète alors la conscience que la société de cour du Moyen-Âge a d’elle-même et de ses travers. Ici, la sagesse du fou s’exprime dans la dérision.
À TRAVERS LA FIGURE DU FOU DE COUR, et celle, très proche, du fou de carnaval, l’exposition tisse un lien subtil et convaincant entre folie et performance. On comprend que le fou de cour est une sorte d’acteur professionnel dont le rôle est de critiquer le pouvoir en place, et, de façon similaire, que le fou de carnaval a pour rôle d’incarner un renversement des codes sociaux lors des fêtes. Comme le montre le tableau Combat de Carnaval et Carême, réalisé par un disciple anonyme de Jérôme Bosch à la fin du 15e siècle, la fonction sociale du fou est de pousser les habitants de la ville à sortir des codes habituels de la bienséance morale pour se laisser aller à toutes formes d’excès (promiscuité sexuelle et ivresse par l’alcool, notamment). Il ne s’agit pas dans ces situations d’être fou, mais plutôt de faire le fou – autrement dit, de créer une performance dont le but serait d’encourager les autres à faire, aussi, les fous. Ce pas du côté de la folie, le visiteur est conduit à le faire malgré lui. Nous nous trouvons en effet à tourner, dans une salle ronde, autour des traces restantes des danses des fous, que l’on trouve sous la forme de partitions, où, si l’on observe bien, des fous sous la forme de dessins se glissent entre les mesures et jouent avec les notes.
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Soyons fous
CE N’EST CERTAINEMENT PAS UN HASARD DONC, SI L’EXPOSITION se termine par l’évocation des fous et folles célèbres du théâtre, parmi lesquels se trouvent le Roi Lear et Lady Macbeth, personnages tragiquement fous du théâtre shakespearien. Après avoir montré à son visiteur les visages de la folie telle qu’elle s’incarne dans la maladie mentale au 19e siècle, la folie est présentée dans la dernière salle dans son lien au jeu (d’acteur) par le biais de costumes et accessoires.
En plaçant la folie du côté de la bouffonnerie et du théâtre plutôt que de celui, plus contemporain, de la maladie mentale, l’exposition nous pousse à envisager la folie dans sa dimension performative, et, cela va de pair, dans les possibilités créatives qu’elle offre.
L’EXPOSITION LE MONTRE BIEN, ESQUISSER LES CONTOURS des figures du fou à travers les âges, interroger sa représentation et la fonction qu’il occupe à chaque époque, revient à explorer les potentialités de la marginalité. Le décalage du fou avec les normes de son temps lui permet d’observer la société à laquelle il appartient d’une manière profondément autre et, par la spécificité de son regard, de l’interroger. Si l’exposition s’arrête au 19e siècle, le questionnement qu’elle propose se prolonge bien au-delà. Qui, aujourd’hui, sont nos « fous » ? Qui sont les personnages de notre imaginaire contemporain à qui l’on attribue le pouvoir, par leur regard et leur voix, de déstabiliser notre rapport au réel ? Ou, au contraire, ceux que l’on tient à distance et que l’on considère comme insensés ? Et si, plutôt que de trouver le fou autour de nous, on s’essayait, comme le suggère l’exposition, à faire le fou ?
Allez, soyons fous !
O. D.
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le 10 janvier 2025
Figures du fou. Du Moyen-Âge au Romantiques,
Exposition au Musée du Louvre,
Hall Napoléon,
Jusuq'au 03 février 2025
Informations et réservations ici.
Figure 1 : Le Fils prodigue, Auteur du carton et lissier anonymes, France, vers 1560-1570, Tapisserie en laine et soie,
© Musée des arts décoratifs, inv. 25884
Figure 2 :
La Monomane du jeu, The?odore Ge?ricault (1791-1824), Entre 1819-1824, Huile sur toile, Paris,
© Muse?e du Louvre, RF 1938 51
Figure 3 :
Saint François d’Assise, Troisie?me Mai?tre d’Anagni (1231-1255) Latium, vers 1220-1250, De?trempe et feuille d’or sur panneau, Paris,
© Muse?e du Louvre, de?partement des Peintures, RF 975.
Figure 4 : Projet de costume de Triboulet, Louis Boulanger (1806-1867), pour Le roi s’amuse de Victor Hugo, Paris, 1832, aquarelle et graphite sur papier
© Maison Victor Hugo.
