L`Intermède


ON POURRAIT CROIRE QU'IL N'EN EST RIEN, QUE LE PETIT PALAIS n'héberge que les collections permanentes et les trois expositions temporaires affichées à l'extérieur du bâtiment. Et pourtant, quelques indices : des drapeaux noirs qui flottent et une pancarte donnent des indications à celui qui souhaite entrer découvrir Les Nuits corticales de Loris Gréaud. Le visiteur est invité à s'immiscer dans un lieu emblématique de la vie culturelle parisienne, en y perdant ses repères, ou en en découvrant de nouveaux. Au détour d'une salle, d'une plante, d'une arcade, il doit se défaire de ses premières impressions pour épouser un deuxième cortex, fruit d'une collaboration fructueuse entre l'artiste, plusieurs scientifiques, des musiciens ou encore un facteur d'orgue.
 

Par Cécile Rousselet
 
APRES [I] SIMULTANÉMENT DANS LE FORUM du Centre Pompidou et sous la pyramide du musée du Louvre (2013), The Unplayed Notes Factory à la 57ème Biennale de Venise (2017) ou encore Glorius Read au Musée d’Art Moderne de Paris (2019) et The Multiplication Table of Obsession and Irresolution au Centre Georges Pompidou (2021) – où l’artiste de quarante-quatre ans semblait offrir ses œuvres à la vue de tous – Loris Gréaud ne souhaite ici aucunement « s’imposer » au lieu. Il a voulu s’y intégrer, dans une forme de propagation, épousant les espaces et les œuvres abritées par le Musée des Beaux-Arts de Paris. Il a pensé ses installations sous le signe du cortex, ou de l’écorce – d’où les Nuits corticales –, de ce qui entoure, protège, met en valeur le noyau, et se voit de l’extérieur.
 

Propagation

 
LE PARI EST TENU. DIX ŒUVRES SONT INSTALLÉES dans les accès libres du Palais, le jardin, et l’extérieur, sans qu’il soit possible de toutes les déceler du premier coup d’œil. La galerie sud, actuellement vide, accueille XX-XX, un pangolin en résine, réalisé à partir d’un véritable animal, et monté sur un mécanisme lui permettant d’avancer au rythme d’1,25 cm par mois (vitesse moyenne de croissance des poils humains). Derrière chaque œuvre, une réflexion : ici, sur la première fois de notre histoire contemporaine qu’une même maladie a pu générer une même urgence au même moment, mais aussi sur le paradoxe qui a fait que ce pangolin, donné responsable de cette contamination, soit aujourd’hui en danger critique d’extinction. Finalement, il s’agit d’inviter le visiteur à une réflexion plus générale sur Les Nuits corticales : « la propagation de ce moment où la réalité a dépassé la fiction, indexée sur une variable de l’échelle humaine. »
 
CAR L’IDÉE DE PROPAGATION EST BIEN PARTOUT : aux fenêtres, presque accolée au pangolin, Nova Express propulse dans l’air des molécules de formiate d’éthyle – celle donnant son goût aux framboises et son odeur au rhum, mais aussi celles qui sont au cœur de la galaxie. Tous les jours, par séquences de quinze minutes, des sculptures-diffuseurs répandent cette odeur, qui emplit l’espace fini du Petit Palais de molécules d’infini. Le dispositif est sans doute l’un des plus intéressants : doté de remarquables qualités esthétiques, grâce aux courbes des tuyaux et à l’alliance du métallique et du verre, il génère une présence impalpable mais pourtant bien là, à l’image sans doute de toutes les œuvres que constituent Les Nuits corticales, dont le Petit Palais est modifié, sans être altéré.
 

Déréalisation

 
SI LORIS GRÉAUD NE S’IMPOSE PAS, IL ENTREPREND PARFOIS de « déréaliser » la collection permanente du Musée des Beaux-Arts de Paris. L’artiste, avec la commissaire, les équipes du musée et sa directrice, ont été, selon leurs propres mots, « embrassés dans [une] pensée évolutive », ont pensé le parcours du visiteur dans le Palais, en réfléchissant à « son fonctionnement, ses réflexes et ses contraintes ». L’œuvre I—I Tacet en est un exemple édifiant.
 
S’INTÈGRENT SANS DIFFICULTÉ AUX PIÈCES DE LA GALERIE nord une série de sculptures réalisées à partir des moulages de reproduction et de restauration des Anges du dôme du Val de Grâce de Philippe de Buyster (XVIIe siècle). Le visiteur est bousculé à maints égards : les moules ont une double fonction, prêts à servir pour répliquer les Anges, et autonomes comme sculptures abstraites, ce qui confère à I—I Tacet une impression d’œuvre en devenir sans toutefois tendre vers un point précis d’achèvement, à l’image sans doute du pangolin avançant d’1,25 cm, ou du formiate d’éthyle dans l’air de la galerie sud.
 
TOUT EST JEU SUR LE TEMPS, d’autant que sur les sculptures sont greffés des instruments de musique à friction, appelés « Euphone », commandés au facteur d’orgue Terence Jay. Sur chaque Ange, une fréquence et une tonalité unique, et les six sculptures recomposent une harmonie en Ré mineur. Pourtant, l’artiste explique : « les infrasons s’ils se synchronisaient avec la fréquence de résonance du bâtiment entraîneraient l’écroulement et la destruction de la galerie et du pavillon Nord. » Imminence de la destruction – faut-il d’ailleurs souligner que la tonalité de Ré mineur est, depuis l’âge classique, la tonalité de la mort et de la désolation, et celle du Requiem de Mozart ? –, là encore se propage une immatérialité, qui répond avec une très juste précision aux œuvres qui l’entourent – notamment des quatre tableaux d’Eugène Carrière du Pavillon nord –, et pourtant semblent comme étrangères, ou hantologiques et prémonitoires.


Dissémination

 
CETTE FANTÔMISATION DU PALAIS TROUVE SON ACMÉ au Jardin. Trois œuvres s’entremêlent, sans qu’il soit véritablement possible de toutes les saisir en même temps, notamment puisque l’une d’elle est, jusqu’à la clôture de l’exposition, une « promesse ». Chacune entre en cohérence avec le principe des Nuits corticales : être là sans véritablement être perceptible, donner à sentir une présence sans en être une réellement.
 
PHYSARIUM EST LE FRUIT D’UN TRAVAIL MÉTICULEUX avec le CNRS et le Docteur Audrey Dussutour, spécialiste mondiale du blob, « forme de vie qui se répand sous forme de plasmodes jaune vif », cet organisme unicellulaire immortel et intelligent. Ici, Loris Gréaud a recréé les conditions environnementales nécessaires à son développement, notamment grâce à des effets spéciaux empruntés au cinéma : une mousse chargée de nutriments s’échappe de caissons qui baignent l’ensemble d’une lumière infrarouge et de chaleur. Le résultat est là, le physarum polycephalum se répand, lui aussi, sous forme de rhizome, d’1 cm par heure, s’assèche, puis reprend vie. Les rôles s’inversent, ce n’est plus Les Nuits corticales qui s’invitent dans le Palais, c’est le Palais qui devient l’intrus d’un micro-environnement propice au développement du Physarium
 
D’AUTANT QUE TOUT EST BAIGNÉ DE VIBRATIONS prélevées, grâce au travail du Professeur Michel André, par des capteurs installés dans des endroits inaccessibles de la planète (pôle Sud, pôle Nord, abords de l’Amazone, …). Moratorium connecte le jardin, écrin du Palais et du Physarium, au monde dans son intégralité. Collaborateurs depuis 2012 et le projet The Snorks: a concert for creatures, le Professeur Michel André et Loris Gréaud permettent ainsi de faire des Nuits corticales une « station d’ubiquités multiples, la caisse de résonances de notre monde », mais surtout de performer une présence d’absences radicales, de propager une rumeur d’ailleurs.
 
TOUT N’EST QUE PROMESSE, TENSION vers un développement à venir – celui du rhizome, celui du voyage, mais aussi celui du concert à venir du groupe The Residents qui, à la clôture de l’exposition, dévoilera son titre unique intitulé Cortical Nights.


Promesse

 
THE RESIDENTS FERONT DONC ENTENDRE AUX PASSANTS Les Nuits corticales jusque sur le Pont Alexandre III, permettant à Loris Gréaud de parfaire le propos de son œuvre : disséminer des formes d’existences, et les faire se propager dans et hors les murs. Il s’agit là de la promesse d’une œuvre en mouvement, anticipée déjà par deux dispositifs qui permettent à la façade du Petit Palais de porter à l’extérieur du Musée les formes d’impalpables « sans adresse ».
 
TRAJECTORIES FLOTTE, VISIBLE DEPUIS L’AVENUE Winston Churchill. Ces drapeaux ont une histoire, celle de l’artiste qui, en 2020, effectue un voyage de 1728 kilomètres de son studio jusqu’au Monte Verità, colline au sommet de laquelle des intellectuels ont réfléchi, à l’aube de la Première Guerre mondiale, à une vie apaisée et reconnectée avec le monde naturel. Les promesses s’entrechoquent et s’entrecroisent, comme ces drapeaux, colorés de l’huile de vidange du véhicule qui a permis à Loris Gréaud de faire ce trajet, 100 ans après, d’un monde à l’autre.
 
UNE HANTOLOGIE QUI TROUVE ENFIN SON ACCOMPLISSEMENT dans La Machine molle qui réalise véritablement ce « Vaisseau fantôme » de la note d’intention. Toutes les propagations convergent puis s’épandent grâce à quatre projecteurs qui s’enclenchent et transforment le Petit Palais en dreamachine.



Ajoutons d’ailleurs que, comme le rappelle l’artiste, « la dreamachine est ainsi la première œuvre a? regarder les yeux fermés. A? l’instar des battements binauraux (la capacite? du cerveau a? créer une fréquence depuis l’envoi de deux fréquences différenciées) et leur propension a? induire un état de conscience modifie? — en l’occurrence un état hypnagogique — les fréquences lumineuses émises par la dreamachine, oscillent entre 8 et 13 Hz ; elles stimulent le nerf optique et modifient l’impulsion électrique du cerveau. » Finalement, ces faisceaux lumineux sont à l’image de ce que l’ensemble des pièces de l’exposition proposent : une indétermination entre le réel et la fiction, entre ce que l’on perçoit et ce que l’on sait être – ou n’être déjà plus.
 
FINALEMENT, L’EXPOSITION LES NUITS CORTICALES a été pensée par Loris Gréaud comme une série de performances d’un « agent infiltré », par lesquelles le visiteur découvre autrement des lieux qu’il a, pour certains du moins, l’habitude d’arpenter. Le tout est mesuré, séquencé, analysé et surveillé par Cortical, îlot installé dans la rotonde d’accueil, centre névralgique d’un dispositif qui n’est pas tant dans le Palais que dans le cerveau des visiteurs, s’en faisant, là aussi, le cortex et l’écorce. Les Nuits corticales déplace les regards, défamiliarisant les plantes, les murs, les statues de la galerie nord, ou les tableaux de la fin du XIXe siècle devant lesquels les pièces se dressent. Écorce ou cortex, Loris Gréaud semble avant tout offrir un voyage pour parcourir autrement le Musée des Beaux-Arts de Paris, en nous proposant des « rendez-vous singuliers », rassemblant chacun dans une communauté, profondément paradoxale à l’heure de l’Anthropocène.
 
C.R.
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le 20 octobre 2023
 
Les Nuits corticales,
Loris Gréaud,
Exposition au Petit Palais,
Avenue Winston-Churchill, Paris 8ème.

du 04 octobre 2023 au 14 janvier 2024
 
Informations et réservations ici.

Toutes les citations sont extraites du Livret de l’exposition.

Image 1 – Nova Express 
Image 2 – I—I Tacet
Image 3 – Jardin
Image 4 – Dreamachine

Loris Gréaud, Les Nuits Corticales, Vues d’exposition, 2023.
Crédits Photos : Realism Noir.
© Loris Gréaud, Gréaudstudio, Petit Palais, Paris Musées, ADAGP 2023.  


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