
Le premier plan saisit une partie d’une première ouverture en pierre – porte ou fenêtre – sur le bord de laquelle reposent deux jeunes garçons. Dans la perspective, une autre ouverture dont la partie droite est hors-champ invite le regard à se perdre dans un lointain entrecoupé de colonnes. Assises adossées de part et d’autre d’une de ces colonnes, deux jeunes filles se prélassent, comme un écho des garçons du premier plan. Symétrie, cadre dans le cadre, perspective : tout y est. Rien d’étonnant à ce que le cliché serve d’affiche à l’exposition de la BnF !
Au premier plan, un homme coiffé d’une casquette appuie son visage sur sa main, il semble endormi. Juste au-dessus de lui figure le dessin enfantin d’un visage d’homme portant un chapeau. Ce dessin est-il à envisager comme la matérialisation d’un rêve, un double du dormeur, un portrait volé ? La scène intrigue et fait sourire, figée par un observateur friand de fantaisie. Un autre anti-portrait traduit bien cette tendance du photographe, celui de l’homme au journal qui figure sur Livourne, Italie, 1933. Sur ce cliché plébiscité par les cinq co-commissaires du Grand Jeu, grâce au travail sur l’angle de vue, le visage de l’homme est masqué par un rideau, au premier plan, dont l’énorme nœud tombe juste au-dessus des épaules du sujet. Pour François Pinault, "tel un magicien, Cartier-Bresson transforme un instant simple en scène incongrue […]. Cette image iconique, au jeu de superposition subtil, ne cesse de nous faire sourire et d’intriguer celui qui la regarde."
S’il ne s’est jamais trouvé au cœur des combats – aux antipodes de Robert Capa et de son reportage lors du Débarquement – cet artiste aux idées libertaires n’a pas cessé de documenter les révoltes, capturant avec empathie des images emblématiques des luttes du XXe siècle.
« Il y a trop à dire et je m’y plais à fouiner en piéton », confiait le photographe lors d’un entretien en 2001. De fait, le célèbre Leica de Cartier-Bresson semble ne jamais y trouver de repos. À Paris comme partout, l’artiste s’intéresse au quotidien et aux révoltes populaires mais il s’attache aussi à l’évolution de l’urbanisme, consignant par exemple des prises de vue du bidonville de Nanterre en 1968, de la démolition de la gare Montparnasse en 1969 et des premiers jours de la Défense en 1972. C’est là aussi qu’il réalise la plupart de ses plus beaux portraits : Jean Paul Sartre sur le pont des Arts, Colette dans son appartement, Samuel Beckett, Albert Camus ou Alberto Giacometti, rue d’Alésia. La vie et la ville bruissent d’un même fourmillement et d’une même poésie sous l’œil familier du photographe si bien qu’elle en devient, si ce n’est le sixième commissaire, du moins le sixième prisme par lequel l’œuvre de Cartier-Bresson nous est donnée à voir dans tout ce qu’elle a de grandiose.


