L`Intermède
exposition, amsterdam, van gogh, musée van gogh, naturalisme, naturalistes, peinture, peintures, rétrospective, misère, guerre, réalité, social, zola, illusion of reality, illusion, réalisme, tableauLe pinceau dans la poussière
Contrastant avec les couleurs chatoyantes et la touche morcelée des toiles de Vincent Van Gogh, les premiers murs de l'exposition Illusions of reality, au
Musée Van Gogh d'Amsterdam, annoncent d'emblée le ton : visages tirés, corps à demi dénudés par la chaleur du travail, les toiles accrochées ici s'attachent au quotidien des hommes pour le représenter au plus proche de la vérité, de manière quasi-photographique. De fait, dans cette rétrospective de peintres naturalistes, il n'est pas une salle qui ne mêle tableaux, instantanés et projections vidéo. C'est là le mot d'ordre d'une des deux plus grandes écoles de peinture ayant vu le jour au tournant du XXe siècle : capter le réel dans sa vérité, en donner l'illusion à chaque coup de pinceau.

"A la vérité, l'art qui met un individu vivant sous nos yeux est du grand art", écrivait Lee Mc Cormicks Edwards (1). Peu de temps après la Commune de Paris et la guerre Franco-Prusse, alors que les progrès techniques et l'industrialisation croissante bouleversent les mentalités, nombreux sont les peintres qui s'inscrivent dans cette perspective, cherchant alors une nouvelle forme de représentation du monde. Avant leur travail, la quête de perfection dans la reproduction du réel avait semblé n'être qu'un mythe prenant ses racines chez Pline. Evoquant la confrontation entre deux grands peintres de l'antiquité, l'historien explique que Zeuxis avait peint des raisins "avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter" (2) puis il ajoute que, lors du défi, le virtuose lui-même avait été trompé par son rival Parrhasius dont il avait voulu soulever un rideau peint.  Un mythe qui n'a pourtant rien de fondateur pour la peinture occidentale qui, des oeuvres médiévales aux mignardises du XVIIIe siècle, a d'abord choisi une autre voie que celle de l'illusion réaliste. Mais pour ceux regroupés sous la bannière du naturalisme, il n'est plus question d'adopter un point de vue ou une manière qui transfigure le réel. Et c'est à la volonté, profondément ancrée dans les pratiques artistiques, de peindre un monde bienséant que s'attaquent ces artistes de la seconde moitié du XIXe siècle.

La contestation émerge d'abord exposition, amsterdam, van gogh, musée van gogh, naturalisme, naturalistes, peinture, peintures, rétrospective, misère, guerre, réalité, social, zola, illusion of reality, illusion, réalisme, tableauau sein de l'école de Barbizon qui, la première, s'oppose aux conventions idéalistes de l'Académie des beaux arts, et prône un nouveau mode de travail : la peinture à vif et en plein air. De là, deux possibilités : exploiter les effets de lumière et de couleur offerts par le travail en extérieur - l'impressionnisme - ou pousser plus loin l'idée que l'art n'est pas réservé à des thèmes nobles, et réinventer complètement le sujet peint - le naturalisme. C'est là le geste précurseur de Gustave Courbet (1818-1877) qui n'hésite pas à représenter en détails une scène d'enterrement traversée par un chien (Un enterrement à Ornans) ni à peindre en gros plan un sexe de femme (L'origine du monde). A sa suite, Jules-Alexis Meunier (1863-1942) dans Aux beaux jours travaille les détails, les rides profondes, les cernes et les cheveux effilés d'une vieille dame. Chez Jules Bastien-Lepage (1848-1884), le lissé de la touche se mêle à la précision des ombres et des lumières sur le pied osseux du Petit colporteur. Dans Les jardins du Luxembourg, Albert Edelfelt (1854-1905) se distingue par la perspective : à l'opposé des peintres d'histoire du XVIIIe siècle, plus il éloigne ses personnages au second et à l'arrière-plan, plus il les rend flous. Enfin, dans La Toussaint, Emile Friant (1863-1932) joue sur la trivialité du sujet mais innove également en termes de cadrage et de composition, répartissant les personnages principaux des deux côtés. Les détails des visages contrastent avec le décor peint d'une touche impressionniste. Les silhouettes s'en détachent d'autant plus que les pieds des protagonistes, qui ne touchent pas le sol, semblent saisis dans leur mouvement. Friant ne s'intéresse pas tant à des personnages qu'à un rituel - celui de l'enterrement - dont il capte un instant et, pour une des premières fois dans la peinture occidentale, le sujet apparaît dans toute son évanescence.

exposition, amsterdam, van gogh, musée van gogh, naturalisme, naturalistes, peinture, peintures, rétrospective, misère, guerre, réalité, social, zola, illusion of reality, illusion, réalisme, tableauPartant, le peintre ne s'attache plus seulement au visible, mais traduit dans sa toile un sentiment nouveau à la fin du XIXe siècle : celui d'une irrépressible fuite en avant, teintée d'angoisse et de nostalgie du passé. Il s'inscrit dans la mouvance des photographies d'Edward Muybridge (1830-1904), célèbre par ses travaux sur la décomposition des mouvements corporels dont les peintres naturalistes s'inspirent. Ainsi, avec Swimming de Thomas Eakins (1844-1916), qui fut l'assistant de Muybridge, la présentation parallèle d'un tableau et de photographies montre comment le peintre s'est non seulement inspiré de ce nouveau médium mais en a aussi fait un outil. Comme bon nombre des artistes dont les toiles apparaissent voisines de clichés, Eakins profite de cette nouvelle technique pour capter les corps dans leur mouvement, et tente de reproduire les lignes des photographies à même la toile. La méthode est largement partagée par les peintres naturalistes américains, européens ou de l'école du Nord. C'est le cas de Jules Alexis-Meunier qui "se comportait exactement comme un réalisateur de cinéma préparant une scène, écrit David Jackson dans le catalogue de l'exposition. Les nombreuses photographies préalables [au tableau Aux beaux jours] illustrent sa méthode de travail. Etudiées séparément, les images évoquant divers moments de l'opération le montrent modifiant les poses, la lumière et les interactions entre les personnages jusqu'à complète satisfaction, comme pour des études dessinées. L'appareil photographique permettait d'obtenir des résultats rapides, lui fournissant une vaste gamme d'images, qu'il pouvait visionner quotidiennement pour décider ce qui fonctionnait ou pas." (3)

Dans les années 1880, les interférences entre peinture et photographie se multiplient. En 1886, Peter Henri Emerson publie Naturalistic Photography for Student of the Art. Deux ans plus tard, le film celluloïd et la pellicule sont commercialisés. Si le livre d'Emerson est la preuve d'une émulation constante entre les deux arts, l'apparition de la pellicule aurait pu faire croire à une disparition prématurée de la peinture réaliste. Ce sera le cas, mais vingt ans plus tard, prouvant par là que poser la question de la concurrence entre peinture et photographie revient à nier toute la charge symbolique qui émane des tableaux. Comme l'explique David Jackson, "en concevant leurs propres photographies dans le cadre du développement séquentiel d’une représentation picturale de la vie réelle, les artistes gardaient l'esthétique obtenue sous leur contrôle, évitant de se la laisser dicter exposition, amsterdam, van gogh, musée van gogh, naturalisme, naturalistes, peinture, peintures, rétrospective, misère, guerre, réalité, social, zola, illusion of reality, illusion, réalisme, tableaupar la technologie. A travers cette maîtrise du medium, les peintres naturalistes cherchaient à étendre les possibilités que leur donnait le cinéma d'exprimer comme ils le souhaitaient une réalité vraie, précise et vécue." (4) Couleurs, lumière et composition offrent de multiples possibilités de remaniement et permettent de garder une meilleure prise sur la symbolique de l'oeuvre. Ainsi, dans les différents clichés préparatoires d'Aux Beaux jours de Jules-Alexis Meunier, pas un, dans sa composition, ne correspond exactement à celle du tableau. Il a fallu retravailler le jeu de regard entre les deux personnages, et introduire la couleur pour établir une continuité entre la robe de la mère et la lumière qui tombe sur la nature alentour.

Usant de ces avantages, les artistes peuvent alors, selon le mot de Gustave Courbet, "traduire les moeurs, les idées, les aspects de [leur] époque" (5) en se détachant de l'anecdotique. L'exposition du Musée Van Gogh, qui traite pourtant de thèmes aussi variés que les enfants, le travail aux champs, les nouveaux métiers de la révolution industrielle, la religion ou l'école, révèle alors, chez tous les naturalistes, deux obsessions fortement liées : le poids de l'âge et de la misère, et les mutations liées à la révolution industrielle. Le premier de ces thèmes revient sans cesse : c'est le sujet central du Père Jacques de Jules Bastien-Lepage, où apparaissent une fillette radieuse et un vieillard accablé. Sa peau est plissée, et sur ses joues asséchées par le travail en plein air se déploient différentes nuances de rouge et de brun. C'est encore le thème de La fenaison de Léon Lhermitte (1844-1925) où la fraîcheur d'une enfant contraste avec la fatigue d'un vieux faucheur dont les bras sont salis et contractés. Qu'ils aient pour décors la forêt, une maison modeste ou des champs, ces trois artistes poursuivent le même dessein : peindre le cycle de la vie, rappeler le passage des saisons, exposer les difficultés de l'existence et la tristesse d'une vieillesse misérable.

exposition, amsterdam, van gogh, musée van gogh, naturalisme, naturalistes, peinture, peintures, rétrospective, misère, guerre, réalité, social, zola, illusion of reality, illusion, réalisme, tableauC’est dans le choix de tels sujets et dans leur traitement cru que se lit la mélancolie et la révolte qui règnent à la fin du XIXe siècle. Aux tensions sociales et aux conflits internationaux s'ajoute une révolution industrielle qui modifie radicalement les modes de vie, conduisant les uns à l'exil (Les marchands de craie de Léon Frédéric, 1856-1940), les autres à une pauvreté accrue ou à un travail harassant. En ce sens, l'influence d'Emile Zola (1840-1902), chef de file des écrivains naturalistes français, transparaît dans l'ensemble des toiles. La mort prématurée des enfants que l'écrivain évoque dans plusieurs de ses romans se retrouve dans Le convoi d'un enfant d'Albert Edelfelt (1854-1905). Quant à l'ardeur du travail, elle est au coeur de Mort d'épuisement de Hans Andersen Brendekilde (1857-1942) : au milieu d'un champ désolé, un homme est étendu inerte ; son pull est troué par l'usure, sa blouse couverte de terre et ses mains encore crispées par l'effort. Penchée au dessus de lui, une femme semble pousser un hurlement de détresse. Cri vain dans la mesure où, la profondeur de l'horizon peint sur cette toile le montre, les personnages sont dans un isolement total. La violence du milieu agricole se double de celle du monde industriel. Dans Le marteau-pilon. Forges et aciéries de Saint-Chamond, sortie d’une pièce de marine, Joseph-Fortuné Layraud (1833-1913) peint un groupe d'hommes poussant un canon en cours de fabrication. Au milieu de la toile et en pleine ligne de mire de la pièce d'artillerie se dresse un homme seul ; face au canon au bout encore rougit par le feu, il semble devoir affronter et les peines du travail moderne et celles de la guerre.

Autre thème récurrent, en corollaire : l'extrême pauvreté, déclinée sur les toiles de Ferdand Pelez (1848-1913). Dans Sans asile, de la commissure des lèvres des enfants à l'intérieur des paupières rougi de leur mendiante de mère, en passant par son sein tendu sous la tété du nourrisson, rien n'est épargné. Avec le même pinceau acéré, Pelez traite aussi, dans Grimaces et misère ou Les saltimbanques, du désenchantement collectif qui règne en cette fin de siècle. Les tenues chatoyantes des artistes contrastent avec leurs mines désespérées. Le cirque n'apparaît plus comme un lieu de joie, mais comme une continuité du monde du travail, et les saltimbanques qui se tiennent en file indienne sur la toile de Pelez ne connaissent pas de meilleur destin que les travailleurs des champs ou les ouvriers. On retrouve là tous les thèmes des Rougon-Macquart, particulièrement marquants avec Sous le joug de Eero Järnefelt (1863-1937) : dans cette toile essentiellement couverte de couleurs froides, une fillette apparaît, participant au travail de brûlis qu'effectuent les paysans en haillons qui l'entourent. Que ce soit la foule menaçante d'une adaptation cinématographique de Germinal par Albert Capellani (1874-1931), les affiches des adaptations théâtrales du même roman de Zola où le protagoniste présente sa poitrine nue aux soldats ou simplement une série de toiles qui mettent en scène l'homme devenu presque exposition, amsterdam, van gogh, musée van gogh, naturalisme, naturalistes, peinture, peintures, rétrospective, misère, guerre, réalité, social, zola, illusion of reality, illusion, réalisme, tableaubête se révolter enfin contre le joug qui l'accable, la teneur politique est la même que chez le romancier français. Elle frappe particulièrement dans La Grève au Creusot de Jules Adler (1865-1952) qui met en scène le défilé d’une foule d'ouvriers mécontents. Elle domine aussi dans Le 9 janvier 1905 sur l’île de Vassilievski de Vladimir Makovsky (1846-1920) : regroupé dans les rues en dépit de la neige, le peuple marche, brandissant des drapeaux rouges. Au premier plan, entouré d'un cadavre et de blessés, un homme présente sa poitrine aux fusils des soldats que l'on devine dans le hors-champ.

Mais, à la différence de Zola, ces peintres n'évacuent pas la religion. Toute une salle en témoigne, dont les toiles offrent une apologie moderne des valeurs chrétiennes. Inspirés non plus seulement par le romancier français mais aussi par Ernest Renan (1823-1892) et sa Vie de Jésus, les naturalistes de différents pays donnent à voir une figure plus humaine du Christ, une figure proche de ce peuple qui travaille et qui souffre. Le bon samaritain, sous le pinceau d'Aimé-Nicolas Morot (1850-1913), prend ainsi les traits d’un paysan qui transporte sur sa mule et soutient de son épaule un homme inconscient. De même, dans la modeste maison où se tient la scène de Laissez venir à moi les petits enfants de Fritz von Uhde (1848-1911), seul son long habit bleu distingue le Christ des paysans qui l'entourent. Aucune auréole, ange ou feu divin, Jésus y est un homme comme les autres. L'exposition s'achève ainsi par cette série de peintures religieuses d'un nouveau genre, comme si la réalité peinte par les naturalistes avait besoin de se dissoudre dans un ailleurs, dans une dimension qui la dépasse et la rend plus supportable. Après la première guerre mondiale, cependant, les problématiques sociales changent, ou du moins sont interprétées sous un autre angle. Trop ancrés dans une époque qui appartient alors au passé, les toiles des peintres naturalistes perdent de leur impact, cédant le pas aux impressionnistes. De ces deux écoles qui se réclament de la modernité, une seule restera, les choix esthétiques des naturalistes ne convenant plus aux goûts du spectateur moderne qui, à l'instar d'un personnage de Charles Baudelaire, préfère regarder à travers des "verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis" pour y voir "la vie en beau".
 
Marion Point, à Amsterdam
Le 18/12/10
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L'illusion de la réalité, peinture, photographie, théâtre et cinéma naturalistes, 1875-1918
,
jusqu'au 16 janvier 2011
Musée Van Gogh d'Amsterdam
Postbus 75366
NL 1070 AJ
Amsterdam
Tlj 10h-18h
Nocturne vendredi (22h)
Tarif plein : 14 €
Gratuit jusqu'à 17 ans
Rens. : +31 (0)20 570 52 00 


Notes
1 Lee Mc Cormicks Edwards, cité par Gabriel P. Weisberg dans "Des thèmes naturalistes en des temps changeants", in L'illusion de la réalité. Peinture, photographie, théâtre et cinéma, 1875-1918, catalogue de l’exposition.
2 Pline l’ancien, Histoires naturelles, livre XXXV, traduit et annoté par Émile Littré, Paris, éd. Dubochet, 1848-1850, tome 2, p.472-473.
3 Gabriel P. Weisberg, "La photographie et l’aide à l’illusion, une réalité en devenir" in L'illusion de la réalité. Peinture, photographie, théâtre et cinéma, 1875-1918, catalogue de l’exposition.
4 David Jackson, "Le Nord et sa nature : la russie et les pays scandinaves", in L'illusion de la réalité. Peinture, photographie, théâtre et cinéma, 1875-1918, catalogue de l’exposition.
5 Gustave Courbet cité par Nicole Tuffeli dans "L’art au XIXe siècle, 1848-1905" in Bernard Edina, Cabanne Pierre et alii, Histoire de l'art du Moyen Âge à nos jours, Larousse, Paris, 2003, collection "Comprendre reconnaître".
6 Charles Baudelaire, "Le Mauvais vitrier" in Le Spleen de Paris.


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