Chopin, le piano et l'infini
Dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Frédéric Chopin (1810-1849), deux expositions célèbrent à Paris ce compositeur de génie, enfant de la Pologne et figure emblématique du Romantisme français. De la Cité de la Musique au Musée de la Vie romantique : Chopin, thème et variations.
C'est pour fuir l'insurrection de Varsovie contre l'oppression russe que le jeune Chopin, pianiste prodige depuis son enfance, quitte la Pologne. Il rejoint à Paris le 5 octobre 1831 de nombreux créateurs étrangers qui ont fait de la capitale française un refuge artistique et cosmopolite. Paris supplante Vienne, devenant le berceau d'une nouvelle génération de musiciens qui, venus de toute l'Europe, créent une véritable "
confrérie romantique", selon les mots de Franz Liszt. La Cité fait d'emblée plonger dans ce Paris virtuose, animé par Rossini, Bellini, Paganini, et les pianistes de renom que sont Liszt, Hiller ou encore Thalberg. La capitale est même surnommée "
pianopolis" : le piano y est roi, et son industrie connaît un essor exceptionnel. La visite, qui reconstitue "l'atelier du compositeur", est ainsi ponctuée par la contemplation d'instruments prestigieux et de leurs mécanismes raffinés. Pianos à queue, pianinos, ou pianos carrés : le bois y est noble, et l'empreinte de l'interprète qui l'a caressé, émouvante. Musicalement fidèle jusqu'à sa mort, Chopin eut pour le piano une passion quasi exclusive, et, hormis quelques rares concertos pour orchestre, il composa presque l'ensemble de son oeuvre pour le piano, sur les instruments de Camille Pleyel.
Chopin débute d'ailleurs sa carrière parisienne dans les salons Pleyel en 1832, dans le bouillonnement artistique et esthétique du Romantisme triomphant : Victor Hugo (1802-1885) fait trembler la scène française, la bataille d
'Hernani agite le monde des lettres, et Eugène Delacroix (1798-1863) vient de créer le scandale avec
La Mort de Sardanapale au salon de 1827. Or s'il est un art chéri du romantisme, c'est bien la musique, expression la plus à même de traduire ce "
vague des passions" cher à Chateaubriand. Chopin, jeune homme à la santé fragile, improvisateur de talent, sera l'incarnation musicale du génie romantique. Delacroix ne s'y trompe pas, lui qui déclare très tôt : "
C'est le plus vrai artiste que j'aie rencontré". Les traces de sa création,
partitions, lettres, et autres témoignages de ses proches présentés à la Cité de la Musique contribuent d'ailleurs à nourrir ce mythe du créateur inspiré et tourmenté : l'écriture est petite et nerveuse, les notes et les portées sont raturées, corrigées jusqu'au dernier moment, juste avant l'édition définitive des oeuvres. L'artiste continue à perfectionner les doigtés, si originaux, et les nuances, si sensibles. "
Il faut chanter avec les doigts", répétait-il. Les nocturnes et les ballades apparaissent ainsi comme la quintessence de l'inspiration romantique de Chopin, lyrique, et déchirante. Jérôme Godeau, commissaire de l'exposition du Musée de Vie romantique avec Solange Thierry, indique d'ailleurs qu'"
aucune musique ne s'est approchée aussi près de la mort que celle de Chopin, douloureuse jusqu'au vertige". Ainsi, le masque mortuaire du compositeur entretient pour toujours cette image de l'artiste romantique : la chevelure abondante repose, en bataille, sur l'oreiller, et dégage un front haut sous lequel les sourcils, froncés, semblent exprimer encore les affres du génie.
La rencontre d'une femme, George Sand (1804-1876), va marquer en 1836 un tournant dans la vie de Chopin : "
Elle s'appuyait au piano et ses regards embrasants m'inondaient". S'ensuivront neuf ans de fusion. Initiatrice en mondanités comme en amour, Sand contribue à faire connaître le compositeur dans les salons et les cercles littéraires du Tout-Paris. Il s'installe chez elle, au square d'Orléans, véritable bastion du Romantisme, où il croise Dumas, la ballerine Marie Taglioni ou encore Honoré de Balzac. C'est d'ailleurs non loin de là, rue Chaptal, dans la maison du peintre Ary Scheffer (qui abrite aujourd'hui les collections du Musée de la Vie romantique), qu'il rencontre les artistes les plus en vogue. L'exposition
La Note bleue reconstitue ainsi fidèlement l'atmosphère mondaine et feutrée dans laquelle Chopin a évolué, lui qui n'aimait jouer que dans l'intimité des petits comités. De nombreux portraits présentent les visages de ce cénacle romantique où l'on croise Liszt et sa compagne Marie d'Agoult, les divas de l'époque : La Malibran et sa soeur Pauline Viardot et, bien sûr, Chopin, peint par l'ami de toujours, Eugène Delacroix.
Cette galerie de portraits est dominée par l'ovale du tableau de Charpentier
Portrait de George Sand, écrivain : à la fois ténébreuse et tranquille, la brune qui portait des pantalons d'hommes, et qui dédia au pianiste sa
Mare au Diable, a fixé dans
Histoire de ma vie le souvenir d'un Chopin sublime : "
Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d'émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l'infini." De Paris à Nohant, où Chopin compose ses plus belles pages, en passant par Majorque, Sand est
la protectrice, et la compagne privilégiée de la création du compositeur. Jérôme Godeau l'affirme avec conviction : "
Mélomane, douée elle-même d'une écriture musicale, Sand a eu une influence profonde sur le compositeur." C'est elle qui, témoin d'un débat entre Delacroix et Chopin sur les mérites respectifs de la peinture et de la musique, conçoit l'image de cette "note bleue" caractéristique de la mélodie chopinienne. Le commissaire de l'exposition rappelle d'ailleurs qu'il a, dans son travail, "
approché la musique de Chopin par la métaphore. Les toiles exposées dans l'ancien atelier d'Ary Scheffer illustrent cette réverbération des arts, cette résonance des sons sur la peinture et l'écriture." Point d'orgue de ces correspondances : la main du pianiste, si petite, moulée dans le plâtre en 1849 par Auguste Clésinger. Blancs, fins, presque féminins, les doigts virtuoses reposent immobiles sur le velours pourpre.
Impossible d'évoquer Chopin sans en entendre quelques notes. La Cité de la Musique transforme ainsi ses allées en parcours sonore, via ses précieux audioguides. Les enregistrements des plus belles oeuvres du compositeur sur des pianos Pleyel, supports fidèles de sa création, permettent d'apprécier pleinement la délicatesse de l'instrument et des interprétations, et le salon d'écoute dévoile, à travers divers concerts filmés, l'extrême diversité de sa production. Pris entre la rigueur des Classiques - Bach, notamment, dont il connaît par coeur le
Clavecin bien tempéré -, et sa volonté de traduire au piano la
souplesse du chant, du bel canto italien, Chopin a crée, selon le pianiste Alfred Brendel un "
univers pianistique" à part. "
Que la main gauche soit le maître de chapelle et garde la mesure" répète le maître à ses élèves. La main droite, quant à elle, semble pouvoir échapper au temps. Jérôme Godeau insiste sur cette nuance,
tempo rubato, que le compositeur emprunte à l'opéra : "
Chez Chopin, le temps semble vouloir se dérober à la mesure, et l'éternité s'inscrire dans la temporalité. Il est le compositeur de la déchirure, d'un au-delà déjà là." Cette déchirure lui vient notamment de la Pologne, perdue à jamais.
Exilé politique, Chopin conserve en effet un attachement très fort pour sa patrie d'origine, qu'il ne reverra pourtant pas de son vivant. Il fréquente la diaspora polonaise, et s'inspire des poèmes d'Adam Mickiewicz pour composer ses ballades. Les rythmes et les couleurs des danses populaires de son pays imprègnent ses Polonaises et ses Mazurkas. Mais le commissaire de la Vie romantique rappelle que "
toute sa composition est marquée par le sentiment de la perte, d'un ailleurs qui n'est plus : c'est la Pologne". Signe de cette déchirure, le coeur du compositeur a été, à sa demande, scellé à jamais dans les piliers de l'Eglise de la Sainte-Croix de Varsovie, tandis que son corps repose au cimetière du Père-Lachaise à Paris. La tombe y est toujours fleurie.