L`Intermède
La mort en orbite
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de l'exposition,
C'est la vie ! Vanités de Caravage à Damien Hirst, le parcours ne suit pas sagement les représentations du rapport de l'homme à sa mort dans l'Histoire de l'art, mais remonte le temps, partant de l'extrême contemporain, dont la production artistique constitue une sorte de "résumé de toutes les propositions des siècles antérieurs", comme l'affirme Patrizia Nitti, la nouvelle directrice artistique de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol, pour s'achever sur la mosaïque de Pompéi, ville fastueuse anéantie par les fureurs du Vésuve, désastre qui donna la mesure de la fragilité de toute entreprise humaine. Sur les murs du musée Maillol, jusqu'au 28 juin, s'étendent ainsi sculptures, bijoux et peintures dans lesquels trônent des crânes de toutes formes, symboles de la vanité de la vie.

"Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité." Le terme signifie alors ce qui est frivole, insignifiant, illusoire. Ce refrain biblique dit l'impossibilité de connaître et l'inutilité de toute action humaine, sentiments provoqués par l'angoisse devant le néant de la mort. Ce livre, probablement rédigé au IIIe siècle avant notre ère, atteste d'un intérêt lointain pour la méditation sur le sens de la vie en tant que passage entre la naissance et la mort -  on pense également à l'existence supposée d'un culte des crânes chez les Néandertaliens. Mais si l'on trouve effectivement à Pompéi une mosaïque figurant en soCest la vie !, exposition, Vanités, Caravage, Damien Hirst,  Musée Maillol, Fondation Dina-Vierny, Patrizia Nitti, Pompéi, lEcclésiaste, danse macabre, Robert Mapplethorpe, Keith Haringn centre un crâne humain surmonté d'une balance dont les fléaux présentent symétriquement les habits de pourpre du riche et les guenilles du pauvre, et  signifient l’égalité de tous face à la mort, comme le Moyen-Âge sera riche en danses macabres où le paysan tient la main de l'évêque, c'est par extension - et de manière quelque peu anachronique - que l'on peut parler de "vanités".
 
Chaque époque répond aux questions posées par la mort au gré des malheurs qui la frappent, des épidémies qui la ravagent. Il en va ainsi du Moyen-Âge, frappé par la peste noire, comme des années 1980, "années noires" du sida. L'Autoportrait de Robert Mapplethorpe, exposé il y a peu de temps pour l'exposition Deadline (lire notre article à ce sujet), ainsi que les œuvres de Keith Haring où des personnages sortent des yeux d'une tête de mort et où un serpent vient s'immiscer, témoignent de ce regain d'intérêt pour un thème qui avait disparu à la Libération, alors que l'espace visuel était saturé par les photographies des camps de la mort. De manière plus personnelle, certains événements, certains milieux plus que d'autres semblent propices au questionnement sur la finitude. Rappelons que l'artiste Damien Hirst, issu d’une famille anglaise modeste, a d'abord travaillé, pour gagner sa vie, dans une morgue.

Le terme "vanité" est plus volontiers attribué à la production flamande des XVIe et XVIIe siècles qu'aux Memento Mori - "Souviens-toi que tu vas mourir" -  des Anciens, entrant souvent en résonnance avec cette autre injonction latine, "Carpe diem", dans la mesure où la connaissance de sa finitude doit amener l'homme à jouir du temps présent - répondant au sentiment du "Tempus fugit", du temps qui fuit. Face à une représentation trop noire de la mort, à la floraison des vers sur des cadavres putrescents, la Réforme protestante propose une image plus pieuse. En musique, les cantates de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) donnent un aperçu de l'idée que l’on se fait alors de la mort : "Ich habe genug" dit la joie de l'âme de retourner vers son Créateur, la hâte de quitter cette vie. Les natures mortes présentent nombre de symboles de la fragilité, du caractère essentiellement éphémère de la vie, et invitent le spectateur à abandonner la richesse et les biens de ce monde, tous périssables. Le tableau fonctionne alors tout autant comme miroir de ce monde qu'écran : le spectateur est invité à s’en remettre à la transcendance divine avec en perspective l'éternité, souvent présente sous les espèces d'une couronne de lauriers, d'épis de blés, symboles de la vie éternelle et de la résurrection.

Bulles, bougies dont la flamme chancelle et menace de s'éteindre, fleurs dont les beaux pétales déjà fanent, un grand nombre de ces symboles baroques sont présents dans la plus grande nature morte de tous les temps : The vanitas record (2005) de Koen Theys, au côté de laquelle l'artiste a ajouté la vidéo la conférence de presse et les interviews radio qu'il a données à son propos. Les flashes des photographes au ralenti, son discours mêlé à celui d’un conservateur, tous deux rendus ainsi moins compréhensibles, sanctionnent un cérémonial futile, des mondanités creuses. Le mot  "vanité" désigne d'ailleurs également le sentiment d'orgueil qui est sans doute donné à voir dans cette représentation de l'artiste en gloire sous les lumières des journalistes. C'est pour combattre la tentation de l'orgueil que la Mère supérieure d'un couvent pouvait avoir un miroir en forme de crâne, comme celui exposé dans le cabinet de curiosité. Dans le travelling qui présente l’installation de 15 x 20 m figurent un nombre impressionnant de traités d'histoire de l'art, de monographies consacrées à des peintres, posés pêle-mêle - une des caractéristiques de la peinture de vanités. L'art, pas moins que la vie, est voué à la disparition et, comme les autres entreprises humaines, marqué du sceau de la vanité. Si les symboles restent les mêmes, leur signification et leur impact varient en fonction des époques. Ainsi, voir un crâne au Moyen-Âge n'a pas le même sens qu'aujourd'hui, alors que les rayons X permettent à l'homme de son vivant d'avoir Cest la vie !, exposition, Vanités, Caravage, Damien Hirst,  Musée Maillol, Fondation Dina-Vierny, Patrizia Nitti, Pompéi, lEcclésiaste, danse macabre, Robert Mapplethorpe, Keith Haringune image de son squelette. Helmut Newton (1920-2004), celui qui a photographié tant d'actrices célèbres, parmi lesquelles Catherine Deneuve, Marilyn Monroe, joue d’ailleurs sur ce nouveau rapport au crâne dans Shakespeare qui présente une tête aux rayons X ainsi qu'un collier de diamants signé Van Cleef and Arpels, le joaillier français.

Le bijou, symbole de richesse et ornement de la beauté féminine, est mis à l'honneur par l'exposition avec la collection Yves Gastou, qui présente des bagues où la mort est le symbole d’une contre-culture anarchiste, et la collection Codognato. Les bijoux de la joaillerie vénitienne active depuis 1866 - des bagues en forme de cercueil, des pendentifs en tête de mort incrustés de pierres précieuses, tous symboles morbides qui, il y a un demi-siècle, n’étaient pas vendus par le joaillier - sont exposés pour la première fois. Gabriele d’Annunzio, l'écrivain italien du début du XXe siècle, son compatriote le réalisateur Luchino Visconti, ou encore Elton John comptent parmi leurs prestigieux acheteurs. Souvent représentée entourée de bijoux et de parfums qu'elle rejette, Marie-Madeleine, la pécheresse convertie, est un des personnages bibliques les plus représentés dans les tableaux de vanité. Elle symbolise la conversion du regard des choses terrestres vers les biens célestes et éternels.

Parmi les peintures "classiques" de l'exposition, la Madeleine pénitente de Francesco Trevisani (1656-1746) côtoie trois Saint François, dont ceux de Francisco de Zurbaran, où le crâne de la méditation constitue une sorte de miroir du Saint, et celui du Caravage, au visage enténébré faisant briller par contraste le symbole de la vanité. Saint François d’Assise (1182-1226), religieux catholique italien, modèle de pauvreté, aurait reçu, lors d'une extase, les stigmates du Christ. Georges de la Tour, dans son Extase de Saint François, le représente crispé sur le crâne sur lequel il médite, les yeux révulsés. Cependant, lorsque le crâne est présent aux pieds du Christ en croix, il l'est aussi pour rappeler le lieu géographique sur lequel celui que les Chrétiens considèrent comme le Fils de Dieu a été mis à mort, le Golgotha, ce terme signifiant en araméen "crâne". Selon certaines traditions, il est également admis que ce crâne serait celui du premier homme, Adam, rappelant le péché originel que la Passion du Christ viendrait effacer. Quoi qu'il en soit, il s'agit de la victoire du Christ sur la mort, la promesse de la vie éternelle.

Au XIXe siècle, avec la "mort de Dieu", l'art évacue progressivement le sacré de son vocabulaire. Et Théodore Géricault (1791-1824) réintroduit le thème avec Trois crânes dans le domaine profane, en pleine débâcle napoléonienne. Si les boîtes craniennes sont toujours présentes, la transcendance, elle, n'est plus palpable : l'art devient lui-même cette transcendance qu'il cachait et appelait à rejoindre et le développement d'un marché de l'art fait de l'œuvre elle-même une valeur absolue. Mais cette vanité qui dénonce celle de la vie humaine est à son tour la preuve de celle de l'homme, de l'artiste ou du riche collectionneur. La littérature, elle aussi, se fait le champ d'une évolution du rapport à la mort : d'Alphonse de Lamartine à Charles Baudelaire, le passage du temps, le topos littéraire du tempus fugit, évolue notablement. L'auteur du "Lac" apostrophait en effet le Temps, lui demandant de "suspendre son vol" pour profiter de l'instant passé en compagnie de la jeune femme aimée, terminant le poème par "le temps passe et n'a point de retour". Dans "Une charogne" de Baudelaire, le poète présente à la femme qu'il aime un corps mort dévoré par les mouches et lui dit : "Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, / Après les derniers sacrements, / Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, / Moisir parmi les ossements". C'est ce même insecte qu'utilise Damien Hirst pour orner le crâne de l'œuvre qui constitue en quelque sorte le pendant du crâne en diamant de For the love of God. Malgré la Cest la vie !, exposition, Vanités, Caravage, Damien Hirst,  Musée Maillol, Fondation Dina-Vierny, Patrizia Nitti, Pompéi, lEcclésiaste, danse macabre, Robert Mapplethorpe, Keith Haringgrande médiatisation autour de l’œuvre composée de 8601 diamants, vendue en 2007 pour 100 millions de dollars,  la commissaire Patrizia Nizzi confie que "l'artiste ne souhaitait pas que cette œuvre soit présentée comme centrale, The Death of God et The Fear of God étant pour lui plus importantes."

Annette Messager, qui expose Gants-tête, figurant une tête de mort au moyen de gants piqués de crayons de couleurs, et son époux, Christian Boltanski, présentant un Théâtre d’ombres où la faucheuse est présente, donnent tous deux une image de la mort adoucie, enfantine. Car l'enfance, que la mort n'épargne pas - témoin, La jeune fille et la mort, dont la fortune musicale est liée au célèbre Lied de Franz Schubert - sous-tend l'ensemble des pièces exposées. Elle s'incarne dans ce chef de squelette qu'un jeune garçon prend pour ballon de football dans un paysage de ville en ruines (Bouncing Skull du vidéaste Paolo Canevari, 2007), ou dans les séries de quatre fruits du photographe Dimitri Tsykalov (Skull), qui ne sont pas sans rappeler les quatre saisons d'Arcimboldo, mais dans la chair desquels des orbites, des narines et un trou pour la bouche sont creusées, leur donnant des allures de crânes.

Le lexique des vanités, s'il semble ne pas avoir changé au fil des siècles, est employé aujourd'hui à dire toute autre chose. Lorsque Jean-Michel Alberola dessine à l'aide d’un néon un crâne composé des quatre lettres du mot "rien", il fait dire à ce calligramme lumineux la vacuité d’un monde où règnent la publicité et le consumérisme - la lumière rappelant celle des enseignes de réclame. Et c'est un tout autre rapport à la mort qui se dessine aujourd'hui : repousser l'échéance du vieillissement, les limites de la vie, montre que les traumatismes de la mort collective sont en train de s'effacer, et que la génération du début du XXIe siècle, note Patrizia Nitti, "s’est réappropriée la mort individuelle." Les théories de Jean-Claude Ameisen, chercheur français en immunologie, exposées dans La Sculpture du vivant. Le Suicide cellulaire ou la mort créatrice, édité au Seuil, affectent le rapport de l'homme à sa propre fin, en avançant l'idée que des processus de suicide cellulaire sont au cœur même du maintien en vie de l'organisme.
 
Alexandre Salcède
Le 15/03/10

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C'est la vie ! Vanités de Caravage à Damien Hirst,
Jusqu'au 28 juin 2010
Fondation Dina Vierny - Musée Maillol
59-61 rue de Grenelle
75007 Paris
Tlj (sf mar) : 10h30 - 19h
Tarif plein : 11 €
Tarif réduit : 9 €
Rens. :  01 42 22 59 58
 













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Crédits et légendes photos
Photo 2 Nicolas Rubinstein, Sans titre, 2006. Os, résine, polyester et acier, 70 x 27 x 25 cm, Collection particulière, © Jean-Alex Brunelle
Photo 3 Marc Gassier, Bague et anneau en ronde de squelettes, Or jaune ;Or et quartz fumé. Modèles créés vers 1980 Collection Galerie Yves Gastou © Jean-Alex Brunelle / Galerie Yves Gastou
Photo 4 Théodore Géricault, Les trois crânes, 1812-1814. huile sur toile 31,5 x 60 cm Musée Girodet, Montargis © Jacques Faujour
Photo 5 Caravage, Saint-François en méditation, vers 1602. huile sur toile 136,5 x 91,5 cm © Private collection courtesy of Whitfield Fine Art, London