CHRONIQUE FICTIONNELLE. DEPUIS QUELQUES JOURS dans le Royaume des Contes de Fées, la polémique fait rage. C'est que la sortie de l'autobiographie du Grand Méchant Loup n'est pas du goût de tous... En 2013, déjà, son procès et sa condamnation avaient fait l'objet d'un engouement médiatique majeur dans tout le Royaume. Celui qui ne fut pas toujours grand mais "toujours méchant", comme le titrait le journal La Ronde à l'orée de son procès, est toujours détenu à la prison de La Fée Bleue. Déjà en ré-impression seulement deux semaines après sa publication aux éditions du Chat Perché, Moi, la Bête dévoile ce que le loup a dans le ventre. – Par Alice David
LES OREILLES PERCÉES d'anneaux, la fourrure tatouée des pattes à la queue, de longues cicatrices sur le ventre, le Loup se tient très droit à la barre lorsque le jury populaire prononce son verdict. Il ne cille pas, regardant loin devant lui. Cette image, elle a fait la Une de tous les journaux du royaume des Contes de Fée et a marqué les esprits, lorsqu'au terme d'une longue procédure judiciaire le Loup avait finalement été reconnu coupable de ses nombreux crimes, parmi lesquels abus de confiance, usurpation d'identité, destruction du bien d'autrui, escroquerie, ainsi que plusieurs tentatives de meurtre.
– Dix jours pour délibérer
TOUT AVAIT COMMENCÉ un an plus tôt, quand une lettre ouverte de Mademoiselle Rouge, dénonçant les agissements du Loup, avait été massivement relayée sur les réseaux sociaux, bientôt suivie par de nombreux dépôts de plainte. La mère de l'agneau et le petit Tom Pouce s'étaient notamment fait connaître et avaient lancé une pétition contre le Grand Méchant Loup. À l'inverse, d'autres créatures s'étaient dressées contre ce qu'elles considéraient comme un acharnement injuste. Au bout de deux mois, devant l'ampleur d'un buzz de plus en plus difficile à contrôler, les autorités avaient pris le relais. Au terme d'une enquête extrêmement courte, le Loup était retrouvé et conduit devant la Justice.
LE PROCÈS N'A FAIT QU'ENVENIMER les débats et diviser davantage la population. Contre les manifestations réclamant une condamnation exemplaire, des mouvements de soutien en faveur du Loup se sont fait entendre. Les souverains ont eu bien du mal à gérer cette affaire délicate et les nombreuses grèves qui fleurissaient un peu partout. "Ce procès est une pantomime de justice", déclarait alors Monsieur Poucet, défenseur de la première heure du Loup. "Ce méchant s'est retiré depuis des années, mais il est le candidat idéal pour un jugement exemplaire qui n'a pour but que de raffermir une politique qui s'affaisse. Chaque hiver, nous dénombrons de plus en plus de petites filles aux allumettes dans les rues et cela n'inquiète personne. Cette actualité n'est là que pour détourner le peuple des réels problèmes." De l'autre bord, de nombreux partisans de Rouge s'étaient soulevés contre cette déclaration. À commencer par le Premier Ministre, le Soldat de Plomb : "Le vrai problème de notre pays, c'est la peur inspirée par tous les grands méchants impunis, libres de récidiver", avait-il déclaré dans un communiqué de presse. Fait marquant : il aura fallu dix jours au jury pour délibérer et se mettre d'accord sur un verdict.
– Best-seller
PRÉDATEUR CRIMINEL sans scrupule ou victime de préjugés millénaires ? Si la justice a tranché, la question est restée en suspens dans bien des foyers, et la polémique déchire encore le peuple. Alors que le débat ne semble pas vouloir se tarir, un nouveau pavé est lancé dans la mare, avec Moi, la Bête sorti en librairie il y a deux semaines, dans la surprise générale. Aucune opération marketing n'avait été préalablement engagée par les Éditions du Chat Perché pour la publication de ces mémoires. D'après nos sources, le Loup et son éditeur auraient signé une clause spéciale pour que l'information ne filtre pas avant la sortie du livre. Aucun des acteurs de cette histoire n'a souhaité donner les raisons de ce choix apparemment anticommercial. Pourtant, à peine deux semaines après sa sortie, l'ouvrage est déjà un best-seller, en rupture de stock dans la plupart des librairies du Royaume.
DANS CETTE AUTOBIOGRAPHIE, qui commence là où le procès s'achevait, le Grand Méchant Loup se dévoile, avec une plume acérée et d'une finesse inattendue. Empruntant à la fiction son art de la narration, le livre, loin de crier à l'erreur judiciaire, tente de narrer avec honnêteté et lucidité la complexité d'un être qui n'a jamais réellement eu le droit à la parole. Le Loup s'efforce avec élégance de retracer, avec une langue brute, sa propre vie, de la naissance à la chute, et de mettre en lumière les événements qui l'ont conduit aujourd'hui au centre de détention de la Fée Bleue, "loin de cette forêt pour laquelle mon cœur n'a jamais cessé de battre, même quand elle fut assez cruelle pour m'affamer".
– Icône sanglante
ARRIÈRE-PETIT-FILS du tristement célèbre Ysengrin, premier loup à avoir renoncé à la vie en meute, le Grand Méchant Loup raconte, avec une sensibilité qui évite avec brio le pathos, comment un petit loup sans histoire est devenu le plus grand criminel de son époque. "Je ne nie rien. Longtemps, je n'ai eu d'autre ambition que d'être heureux, mais il suffit d'une étincelle, d'une injustice pour que la vengeance se mette à pulser dans vos veines. Une certaine faiblesse de caractère, la conscience des humiliations passées, la rage face à une stigmatisation systématique peut expliquer ce type d'inclinaisons. Elle ne les justifie certainement pas, mais pour autant, si je ne nie rien, je ne regrette rien non plus. Vous avez voulu que je sois votre Grand Méchant. Je l'ai simplement été au-delà de vos espérances. Je vous ai pris à votre propre piège. Je ne nie rien car je n'ai pas honte."
ON DÉCOUVRE qu'avant d'être une icône sanglante, le Loup était avant tout un habitant de la forêt, cohabitant raisonnablement avec ses voisins. Selon ses dires, sa vie aurait basculé quand la Méchante belle-mère fut démise de ses fonctions royales et que Blanche, la nouvelle souveraine, fit voter une loi vigie-magie. Le royaume vivait alors dans la crainte de voir revenir au pouvoir des puissances maléfiques et s'est lancé dans une chasse aux sorcières sans précédent. "La forêt est devenue pour le peuple un lieu de crainte où grandissaient autant les fables que les arbres. Les ogres, les sorcières... Tous affublés d'un caractère menaçant, aucun de nous n'avait réellement le choix : vos contes ne nous laissaient aucune autre place que celle du mal." Le Loup revient en outre, en dehors de la marginalisation, sur les différents sévices qu'il a subis au cours de sa vie et raconte ses cicatrices comme on décrirait des tatouages : "Éventré plusieurs fois, on ne m'a jamais laissé me rassasier. Dès qu'une proie était assez stupide pour se laisser croquer, quelqu'un venait à son secours, par-delà, la mort pour faire triompher le bien. Le Bien. Celui qui laisse mourir de faim des millions d'animaux, comme moi, chaque année."
PARFOIS PROVOCATRICE, mais rarement injuste, l'autobiographie revient aussi sur sa rencontre avec Rouge et Tom Pouce, les plus virulents opposants au Grand Méchant Loup. Sans haine ni complaisance, le canidé au poil gris dresse le portrait de ses victimes : "J'ai cru longtemps que ces éventrations, ces stigmates avaient déjà vengé ceux à qui j'avais nui. Mais évidemment, je me trompais. Je comprends leurs motivations, alors qu'ils n'ont jamais songé aux miennes."
– Ouvrage subversif
JOHN PIG FAIT JUSTEMENT partie des rares à avoir pardonné le Grand Méchant Loup. L'aîné des trois petits cochons s'est d'ailleurs rapidement exprimé après la sortie du livre, bien que lui et ses frères se soient fait discrets aux premières heures du procès. Dans une interview accordée au Miroir-Télévisé de la chaîne RC1, John se remémore sa propre aventure : "Le Loup agissait avec nous de manière gratuite, jouant avec nos inquiétudes et nos discordes. Mais qui n'en aurait pas fait autant ? Nous étions inexpérimentés et peu solidaires. C'est finalement en s'associant pour le vaincre que nous avons eu notre plus belle leçon. Quel héros de conte peut affirmer que le méchant qu'il a combattu ne lui a pas enseigné bien plus que ses alliés ? Aujourd'hui je ne ressens aucune amertume envers mon ancien bourreau et je ne comprends toujours pas la décision de la Justice." Une déclaration qui est loin de refléter l'état d'esprit général des victimes du Loup. Mademoiselle Rouge a d'ailleurs confié ses soupçons ce week-end au journal La Ronde : "Je crains que le Grand méchant Loup ne tente, en publiant ses mémoires, de jouer avec la polémique et de rouvrir un dossier qui a pourtant été classé. Je demande à nos dirigeants d'interdire au plus vite la diffusion de cet ouvrage subversif."
POURTANT, L'AVOCAT du Loup affirme qu'aucune démarche de ce genre n'a été envisagée : "Mon client apprend à vivre avec la prison et n'a pas l'intention de faire différer son châtiment." Lundi, les souverains eux-même ont annoncé qu'ils ne comptaient pas censurer l'ouvrage, tant que le Loup purgerait sa peine et persévérerait dans ses efforts de bonne conduite, certifiés par le personnel de la prison de la Fée Bleue. En attendant, les éditions du Chat Perché annoncent d'ores et déjà qu'un nouveau contrat a été signé avec l'écrivain-prisonnier, pour un roman cette fois. "Une histoire de tolérance et de rédemption, auxquelles bien des méchants n'auront jamais droit", et dont le titre provisoire suggère déjà une thématique propre à l'auteur : La Belle et la Bête.