L`Intermède


L'ÉCRAN S'OUVRE et se referme sur la même scène. Mais entre le début et la fin, on sera passé d'une simple conduite en voiture à une véritable course-poursuite. La fin se referme sur le commencement, et la course-poursuite est vaine : le spectateur est enfermé, piégé dans l'implacable enchaînement kafkaïen du drame qui se joue à l'écran, comme les personnages sont eux-mêmes prisonniers d'un système. En compétition au dernier festival du film asiatique de Deauville, Trapped de Parviz Shahbazi dénonce le double enfermement dont est victime la société iranienne, tout autant entravée par le conservatisme politique iranien que par les sanctions économiques imposées par l'Occident.


Par Aurore Chemin

ENTRAVÉE PAR LE TCHADOR qu'elle porte à l'extérieur, Nazanin l'est tout autant par les difficultés économiques d'un pays où, pour survivre au quotidien, les Iraniens en sont réduits au troc et à la débrouille. De la scène où l'héroïne se livre à d'infinis calculs, manipulant des chiffres astronomiques pour négocier son loyer et sa caution, à l'anecdote du patron de la boutique de parfumerie sur la ruse d'une de ses clientes qui, faisant mine de tester un rouge à lèvres, l'a mordu afin de mieux le dérober, c'est le portrait d'une société plongée dans le marasme que porte à l'écran Parviz Shahbazi. Nazanin doit ainsi négocier d'arrache-pied pour que les cours de soutien qu'elle donne aux enfants lui soient payés au tarif initial, tandis que les familles se regroupent et lui proposent de donner des cours collectifs à des enfants d'âge et de niveau différents, afin de se partager le coût pour mieux le supporter. La colocation qu'elle partage avec Sahar est régie par le même souci économique : chaque dépense est consignée sur une liste, et chacun doit payer sa part au toman près.


L'engrenage

L'ARGENT, C'EST BIEN ce qui est au cœur du thriller de Parviz Shahbazi. Sahar, la colocataire de Nazanin, n'aspire qu'à quitter le pays, et pour cela n'hésite pas à s'endetter pour payer le coût exorbitant d'un passeport et du visa qui lui permettront de rejoindre l'Europe. Mais une fois le passeport obtenu, son créancier la fait arrêter afin de s'assurer qu'elle paiera ses dettes avant de quitter le pays. Nazanin décide alors de venir en aide à son amie en se portant garante pour elle. Le piège passe ainsi d'une personne à l'autre : libérée, Sahar ne tient pas la promesse qu'elle avait faite à son amie de restituer le passeport en échange de l'argent, et quitte l'Iran, à l'insu de Nazanin sur qui va désormais planer la menace d'arrestation. Une course contre la montre s'engage pour échapper aux créanciers et récupérer les billets d'ordre qui menacent la liberté d'une héroïne, victime de sa confiance et de sa bonté.

LE MONDE DÉPEINT par Parviz Shahbazi apparaît comme un univers verrouillé au propre comme au figuré. La serrure de l'appartement que se partagent les deux jeunes filles est ainsi changée de multiples fois et, ironiquement, Nazanin se retrouve à plusieurs reprises devant la porte de chez elle sans en avoir la clef. Que faut-il comprendre du message laissé par Sahar sur son répondeur le jour de son départ ? "J'ai dû changer la serrure, mais la clef est au-dessus de la porte." La solution est-elle là, sous les yeux des personnages ? Aussi simple qu'une clef à peine dissimulée sur le rebord d'une porte ? Le message qui se répète en boucle laisse davantage entrevoir l'impossibilité d'échapper au piège des billets d'ordre, et plus largement au piège d'une société asphyxiée économiquement et étouffée dans le carcan du conservatisme moral imposé par les élites au pouvoir. Si la clef ouvre bel et bien une porte, c'est dans un appartement désespérément vide d'espoir que pénètre Nazanin, et c'est à des murs aveugles que son regard se confronte. On a simplement changé la captive.

NAZANIN, L'ÉTUDIANTE SÉRIEUSE EN MÉDECINE au voile sombre, était initialement incapable de mesurer le besoin de liberté éprouvé par la coquette Sahar au voile bleu. Mais le sort que lui réserve cette dernière en quittant l'Iran sans la prévenir ni tenir sa promesse lui ouvre les yeux sur sa propre aliénation dans un monde sans pitié pour les femmes, dans une société sans considération pour les élans de la jeunesse. Et l'escalier qu'emprunte alors l'héroïne est symbolique : c'est tout autant le vertige de la désillusion que la spirale infernale du piège qui s'est refermé sur elle. Le spectateur partage alors le regard du personnage principal sur cette longue descente, filmée au ralenti, et l'objectif de la caméra se heurte à chaque étage à une fenêtre grillagée. Prise au piège par la trahison de celle qu'elle avait crue être son amie, Nazanin mesure peut-être alors l'enfermement mental dont elle a souffert jusqu'alors sans parvenir à en prendre conscience, tant elle était prise par la survie au quotidien.



Braver les interdits

PIÈGE ÉCONOMIQUE, l'Iran reste une prison conservatrice pour une jeunesse qui essaie de contourner les interdits comme elle le peut. En toile de fond, on voit ainsi deux univers s'opposer : le monde extérieur des voiles sombres et des regards baissés, et le monde intérieur des voiles colorés et des lèvres maquillées. La misère de la rue fait place à la musique et à la fumée qui envahit l'appartement des deux jeunes filles. Si Nazanin peine à se détacher d'une certaine rigueur morale, Sahar profite de l'intimité de son appartement pour y faire résonner les rires d'une jeunesse avide de liberté et d'espoir. Mais celui-ci est vite déçu dès lors que les voisins épient les sorties et les entrées des uns et des autres, prompts à dénoncer une conduite qui semblerait contraire à la morale imposée par les élites religieuses.

MONDE FERMÉ À DOUBLE TOUR, l'univers dépeint par Parviz Shahbazi est également un monde transparent, où chaque personnage espionne un autre. Ainsi l'homme qui fait visiter l'appartement à Nazanin au début du film n'a de cesse de refermer chaque porte derrière lui, mais lorsqu'il présente sa chambre à Nazanin, l'un des murs de la pièce est constitué d'un panneau transparent et la table qu'il prétend pousser derrière "pour plus d'intimité" n'offre pas davantage d'opacité. Dans cet univers où l'espace privé n'a pas sa place, les hommes et les femmes vivent séparément et le moindre mot échangé entre des jeunes n'ayant aucun lien familial peut être passible de soupçons et de réprimandes parfois violentes, comme en est victime Nazanin. Même si le réalisateur met en scène des Iraniennes libres d'étudier et de travailler, il rappelle néanmoins la place seconde réservée aux femmes en Iran. L'avortement clandestin auquel est contrainte Sahar vient assombrir l'atmosphère légère et colorée de la parfumerie où elle travaille. Et dans un univers où la femme est encore tenue de s'effacer devant l'homme, les études demeurent la seule issue, une faible lueur d'espoir pour toute femme voulant échapper à son destin. C'est ainsi ce que fait comprendre une des jeunes élèves à Nazanin, lorsqu'elle lui avoue se faire passer pour une autre, afin de prendre des cours à l'insu de ses parents, dans l'espoir de poursuivre ses études et se soustraire ainsi à un mariage forcé.

PIÉGÉS DANS L'ENGRENAGE INFERNAL des billets d'ordre, enfermés dans le carcan d'un ordre austère et conservateur, les personnages de Parviz Shahbazi rappellent bien évidemment ceux mis en scène par Asghar Farhadi dans A propos d'Elly ou encore dans Une Séparation. Chez l'un et l'autre, les personnages sont pris au piège dans l'engrenage d'une machine infernale qui les dépassent et dont ils peinent à comprendre les rouages. Mais là où Asghar Farhadi met l'accent sur la dimension kafkaïenne de ses histoires, Parviz Shahbazi souligne les ressorts économiques qui sous-tendent et expliquent la violence actuelle à laquelle est en proie la société iranienne, tout en donnant la voix à la jeunesse étudiante. L'antagonisme présenté par le réalisateur entre les étudiants et les commerçants du Bazar à travers l'affaire des billets d'ordre est symbolique. Ceux qui étaient aux côtés des élites religieuses et des bazaris lors de la révolution de 1979, se sont désormais dessoudés d'un ordre politique contre lequel ils ont eu le courage de se soulever lors de la révolution verte de 2009.


A. C.
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à Paris, novembre 2014

Trapped, un thriller iranien de Parviz Shahbazi
Avec Nazanin Bayati, Pegah Ahangarani...
1h32
Festival du Film asiatique de Deauville 2014, en compétition
Date de sortie en France inconnue


 
 




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