L`Intermède

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LE DERNIER FILM DE CÉDRIC KLAPISCH, Deux moi (2019), qui vient de sortir en salles, semble illustrer à merveille les "nouvelles lois de l'amour" dont parle Marie Bergström dans son récent ouvrage*. Publiée à peine six mois avant la sortie du film, donc écrite pendant qu'il se tournait, cette analyse de l'amour au temps du numérique et le film qui retrace un épisode de ce phénomène semblent avoir été conçus en même temps pour s'éclairer l'un l'autre. Comme si Marie Bergström et Cédric Klapisch avaient simultanément ressenti, l'un en cinéaste, l'autre en sociologue, mais les deux en observateurs de leur époque, que "quelque chose" se passait dans l'ordre multiséculaire de la rencontre amoureuse.

Par Christian Walter
 
Beaucoup de critiques de Deux moi y ont vu un "portrait drôle, émouvant et percutant de l’ultra-moderne solitude urbaine et du célibat connecté à l’ère des réseaux sociaux" (Biba) qui "tente de dépeindre les trentenaires d’aujourd’hui" (Le Monde), solitude dans laquelle chacun "cherche l’amour, sur les réseaux sociaux, sur les sites de rencontre" (Dernières nouvelles d’Alsace), donnant à voir une fable urbaine, soit "poétique, où [se] dessinent les vies parallèles de deux célibataires en mal d’amour" (La Croix), soit "émouvante qui, derrière une certaine légèreté, résonne comme un plaidoyer à l’heure des sentiments sous algorithmes" (Marie Claire) pour une "jeunesse connectée mais peu douée en matière de rapports humains dans le Paris d’aujourd’hui" (CNews) ou une "génération blasée" (Télé Loisirs), l’ensemble formant un "conte moderne pétillant" (20 Minutes), mais aussi une "variation contemporaine et éloignée de The Shop Around the Corner de Lubitsch" (Bande à part). Un "rendez-vous" - titre français de The Shop Around the Corner - qui va finalement percer l’opacité des écrans électroniques, permettant une rencontre en chair et en os.


Quand l'écran fait écran

CE THÈME DU "RENDEZ-VOUS" réel par-delà les correspondances amoureuses était en effet celui du film américain d’Ernst Lubitsch sorti en 1940 aux États-Unis, lui-même issu de la comédie musicale de Miklos Laszlo de 1936, Parfumerie, que Laszlo transformera en scénario pour Lubitsch, et dont l’histoire a ensuite été mise à nouveau en scène en 1949 par Robert Leonard avec Poste restante, puis par Nora Ephron en 1998 avec Vous avez un message. Dans ce dernier film, les protagonistes correspondent, non plus par lettre "physique" mais par lettre électronique au moyen d’Internet. Le schéma de cette histoire plusieurs fois remise en scène est simple : un homme et une femme, qui ne cessent de se disputer dans la "vraie vie", tombent amoureux l’un de l’autre à travers leurs correspondances épistolaires. Finalement, à la suite de péripéties diverses, ils découvrent qui ils sont et se marient. deux moi, cinema, cedric klapisch, film, solitude, rencontre amoureuse, site de rencontre, ere du numérique, paris, psychotherapie, marie bergstromCe thème de la rencontre par correspondance amoureuse n’est donc pas nouveau, même si aujourd’hui il prend des proportions que n’auraient pas imaginées ses promoteurs il y a longtemps. C’est le grand mérite du livre de Marie Bergström que de nous faire apparaître, justement, cette constance dans l’existence historique d’un processus de rencontre amoureuse intermédiée par un "courtage matrimonial". Ce qui a changé aujourd’hui est, outre la technologie du mécanisme de rencontre intermédiée, le fait que les services de rencontre sont sortis de la marginalité. Ce phénomène n’est pas passé inaperçu et a entraîné la publication d’un grand nombre d’ouvrages très critiques sur ce mode de rencontre.

DANS VIRTUEL MOM AMOUR, le psychiatre Serge Tisseron montre qu’une "relation virtuelle est éminemment instable [et peut avoir] tendance à évoluer vers une relation imaginaire dans laquelle seuls les fantasmes comptent", inaugurant un discours critique qui se trouve relayé par le philosophe Marc Parmentier avec sa description d'un "désir standardisé et réifié", le journaliste Stéphane Rose et son analyse du "rôle-clé de l’ordinateur connecté au web [dans les] obscurs mécanismes de l’addiction au sexe" ou encore la sociologue Eva Illouz, qui affirme que les sites de rencontre sur Internet conduisent à la "destruction de la volonté amoureuse", principalement en raison de l’importation des principes du capitalisme et de la théorie des choix rationnels dans le processus de correspondance entre l’homme et la femme. La marchandisation des sentiments amoureux conduirait donc inexorablement à la solitude désincarnée de l’homme et de la femme postmodernes.

LE FILM DE CÉDRIC KLAPISCH s’inscrit-il dans cette critique de la technique de rencontre par écrans interposés ? C’est ce que semble au premier abord montrer l’histoire : deux trentenaires, Rémy (François Civil) et Mélanie (Ana Girardot) vivent côte à côte à Paris, appartement contre appartement, à un même étage, et pourtant séparés par le mur de leurs deux immeubles mitoyens. De belles images les montrent chacun sur leur balcon, incapables de se voir du fait du décalage entre les bâtiments de la rue. Rémy travaille dans une société de logistique (sur le modèle d’Amazon) et Mélanie fait de la recherche en biologie sur les traitements contre le cancer dans un laboratoire privé. Tandis que Mélanie a des rendez-vous improbables sur les réseaux sociaux  - en témoignent notamment deux succulentes scènes où défilent des portraits d’hommes transparents - , Rémy peine à faire une rencontre. Ils évoluent dans un monde aussi vide et robotisé que celui qui apparaît au héros en rêve, lorsqu'il se voit coincé dans un carton d’emballage, et entraîné par un tapis roulant dans les méandres d'une usine dépouillée de figures humaines. Les amateurs de Tintin y verront peut-être une référence aux représentations collectives d'une génération, dont l'imaginaire a été inconsciemment formé par les aventures de l'intrépide journaliste à la houppe qui, lors de ses pérégrinations en Amérique, se retrouvait sur le point d'être transformé en corned beef par l'implacable machine d'une fabrique de conserves. L’amour au temps du numérique serait donc une entreprise de vente d’illusions sentimentales en ligne, alimentant les bénéfices de plateformes commerciales dont la fonction serait de livrer les futurs compagnons l’un à l’autre après commande, laissant exsangues ou broyés comme du corned beef tous ceux que l'espoir d'une rencontre poussent à s'y essayer.



Du Moi au Soi

 
ON POURRAIT DONC ÊTRE TENTÉ de considérer Deux moi comme la mise en scène d’une critique connue des sites de rencontre en ligne, une nouvelle illustration de ce que l’amour vrai dépendrait du hasard pur et non du calcul, soit la conception romantique de l’amour. deux moi, cinema, cedric klapisch, film, solitude, rencontre amoureuse, site de rencontre, ere du numérique, paris, psychotherapie, marie bergstromEn cela, le film rejoindrait l'affirmation de Marc Parmentier selon laquelle "en forçant le hasard, le site étouffe dans l’œuf tout germe d’intrigue et coupe les vraies-fausses histoires qu’il produit de leur origine". Le scénario semble renforcer cette hypothèse puisque la rencontre réelle entre Rémy et Mélanie aura finalement lieu grâce à l’intermédiation imprévue de l’épicier de leur quartier (Simon Abkarian) qui, sans le savoir, les oriente l’un et l’autre vers le même cours de danse, conduisant à la fin au contact réel : au moment de leur première séance, la main de Mélanie se pose sur le buste de Rémy. Loin de l’intermédiation calculée en ligne, c’est finalement le hasard de la vraie vie (incarné par le bon génie qu’est l’épicier) qui aura permis la rencontre. D’où les avis partagés par de nombreuses critiques : le film serait un récit de plus sur les désillusions de l’amour au temps du numérique en même temps qu'un plaidoyer pour un retour à la "vraie vie" et à la "vraie rencontre".

IL SE PASSE CEPENDANT AUTRE CHOSE dans le film. Dans la solitude de leurs vies connectées, Rémy et Mélanie vont commencer chacun un parcours psychothérapeutique. Cela permet à Cédric Klapisch de brosser deux beaux portraits de thérapeutes dont l’une des particularités est de laisser croire au spectateur que leur rôle reste secondaire, voire superflu (on découvrira par la suite qu’il n’en est rien). Les séquences les montrent en train d’énoncer doctement ce qui semble être de banales platitudes. Par exemple le thérapeute de Rémy (François Berléand) lui dira qu’il a le "droit d’être heureux". Quant à la thérapeute de Mélanie (Camille Cottin), elle affirmera que "les réseaux sociaux ont tué les relations sociales" et qu'"il faut faire confiance à la vie". Ces phrases apparemment faciles ou plates ont été relevées dans les commentaires négatifs du film, au point d'être qualifiés d'"axiomes ronflants" qui égareraient l'intrigue  "dans une psychologie de comptoir simpliste et univoque", le tout formant une "fable psy à la morale presque gênante de mièvrerie".

ON PEUT CEPENDANT FAIRE UNE AUTRE LECTURE, qui s’appuie sur le titre même choisi par Klapisch, "Deux moi", conjuguée au détail d’un dialogue où la thérapeute de Mélanie évoque avec elle la nécessité d'être présent à "soi" au-delà de son "moi" pour pouvoir rencontrer un "autre". Comme si les "moi" de Cédric et Mélanie, leurs "deux moi" étaient conditionnés, et représentaient un obstacle pour eux à être présents au présent, un obstacle à une "expérience du soi". Les pensées, religieuses ou autres, chrétiennes, bouddhistes ou même jungienne, sont nombreuses qui considèrent les êtres humains comme inaptes à accéder à leur véritable identité, recouverte qu’elle est d'un "moi" aliéné par des environnements toxiques. Il s'agirait alors de s'affranchir de ce moi victime de déterminations pour parvenir à un éveil de soi, à ce que Jésus s'adressant à Nicodème appelle une "seconde naissance". Pour ces différentes traditions, la psyché humaine est un esprit conditionné, et le processus d’individuation (éveil bouddhiste ou seconde naissance chrétienne) est fondamentalement une expérience de déconditionnement. C'est un thème que l'on retrouve jusque dans l’Upanishad du Grand Livre de la forêt, où Yajnavalkya explicite en ces termes le rapport entre l’accès au soi et la rencontre amoureuse : "C'est pour l’amour de soi et du Soi que le mari est cher à sa femme, et c’est pour l’amour de soi et du Soi que la femme est chère à son mari". On comprend que, tant que l’on reste dans le monde des "moi", aimer demeure impossible et qu’il faut donc diriger son attention vers le soi pour devenir libre d’aimer. "Deux moi" ne peuvent pas aimer.




Incarner la parole

PRÉCISÉMENT, LE FILM MONTRE comment, grâce à leurs thérapeutes, Cédric et Mélanie vont progressivement se libérer de leur "moi" conditionné en retraversant une souffrance qui était enfouie et sur laquelle ils pourront mettre des mots. C'est ce qui leur ouvrira le chemin d’eux-mêmes puis de l’amour, symbolisé par cette scène finale où les deux corps se rejoignent dans la danse. Il est intéressant de constater que les apparentes platitudes des thérapeutes tissent une trame ténue, un fil imperceptible qui aura finalement raison de l’aliénation des "moi" de chacun. Cette trame presque invisible envahit progressivement la narration du film, jusqu’à prendre la place de la critique des rencontres amoureuses en ligne. Les deux thérapeutes ont beau ne rien énoncer d'original, ce sont eux qui permettent aux personnages de passer de leur "moi" à leur "soi". En lieu et place de ces paroles désincarnées et sans vie, qui peuplent les scènes où Rémy échange avec son DRH, parle à un hypothétique ancien ami, où Mélanie s'adresse à un comité d’investisseurs, le processus d’individuation qui parcourt le film remet les protagonistes en contact avec eux-mêmes. deux moi, cinema, cedric klapisch, film, solitude, rencontre amoureuse, site de rencontre, ere du numérique, paris, psychotherapie, marie bergstromChemin faisant, le spectateur relève l’importance de la parole pour retrouver son corps : dans le monde numérique, même si on "discute", même si on "chat" sur les messageries en ligne, on ne se parle pas, car le défaut de face à face soustrait à la mobilité charnelle du visage de l'autre. Les "pratiques photographiques et les pirouettes linguistiques" (Marie Bergström) restent impuissantes à remplacer l’information transmise par la parole incarnée.

AU COURS D'UNE BELLE SCÈNE dans un chalet de montagne, Rémy apostrophe ses parents à propos de la mort de sa sœur cadette, dont il n'avait jamais été question depuis. À chaque fête de Noël, la promenade du 25 décembre contournait soigneusement le cimetière où elle était enterrée et que les parents se refusaient à approcher. Rémy leur reproche violemment ce silence aux répercussions mortifères. C’est au cours d’un incendie dans sa rue que Rémy, apercevant une petite fille en détresse portée par sa mère qui fuit les flammes, se trouve touché par cette image et en parle ensuite à son thérapeute. Et c’est là que le déclic a lieu. Le déni aliénant est dénoué. De la même manière, Mélanie est bloquée par une souffrance enfouie, qui provient de la séparation de ses parents. C’est au cours d’une séance avec sa thérapeute qu’elle découvre ce qui la bloque en se rappelant que, avec son précédent compagnon, elle avait littéralement disparu en tant que personne, adoptant tous les goûts de celui-ci, allant jusqu’à s’habiller avec un maillot de foot pour regarder un match qu'il voulait voir, disparaissant jusqu'à n'être plus rien d'elle-même. Si les paroles de Rémy et de Mélanie sont désincarnées, c'est de par ces souffrances qui ne peuvent se dire, qui les empêchent d’habiter leurs corps et d’être soi. Ici l’on retrouve à nouveau la pertinence de l’ouvrage de Marie Bergström pour éclairer le film de Cédric Klapisch. Contre les critiques classiques des sites de rencontre qui y voient l’intrusion d’un rapport consumériste dans les relations intimes, Marie Bergström insiste au contraire sur les histoires personnelles qui conduisent à l'usage de ces sites et fait en partie leur succès,. Elle trace une histoire sociale de la vie intime dont Deux moi, en miroir, montre la complexité. Le film et son message ne se réduisent donc pas à une nouvelle description de la solitude à l’ère connectée ; ils proposent avant tout une réflexion sur la relation entre réseaux numériques et difficulté d’accès à soi, sans faire de l'un la cause de l'autre. À observer sous cet angle le film de Cédric Klapisch, on y saisira quelque chose de résolument nouveau : loin d'être un film de plus sur les apories des sites de rencontre ou la solitude des urbains à l’époque du monde connecté, il devient une fable contemporaine sur la parole désincarnée à l’époque du numérique. 
 
C. W.
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à Paris, le 18 octobre 2019

*Marie Bergtröm, Les Nouvelles Lois de l'amour, Paris, La Découverte, 2019.

Deux moi, un film de Cédric Klapisch
Avec François Civil, Ana Girardot, Eye Haïdara
1h50
Sorti le 11 septembre 2019




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