THE SINNERS ARE MUCH MORE FUN EST LE TITRE du deuxième épisode de la deuxième saison de Chucky, série télévisée diffusée depuis octobre 2021 aux Etats-Unis - avril 2022 en France - inspirée de la franchise homonyme, dont le premier opus avait été réalisé il y a environ vingt-cinq ans par Tom Holland (Tales from the Crypt, 1989-1996). Véritable leitmotiv d'une multiplicité de comédies horrifiques plus ou moins célèbres - et plus ou moins réussies -, ce constat n'a rien d'original, mais prend tout son sens dans cette nouvelle production : au carrefour entre sequel et remake- dans la mesure où de nombreux flashbacks rejouent l'historique des situations relatées -, celle-ci cherche à réactualiser les raisons d'être d'une icône classique en son genre, pour entretenir une nouvelle génération d'adolescents, tout en les poussants à réfléchir sur la fragilité de leurs croyances respectives.
LE SCÉNARIO ORIGINAL DE CHUCKY peut laisser quelque peu perplexe (enfin, légèrement plus que d’autres scénarios analogues, malgré tout) : le premier film de la saga (Child’s Play, 1988) raconte l’histoire de Charles Lee Ray, un tueur en série fan de vaudou qui, traqué par la police dans un magasin de jouets, finit par se sauver en transférant son âme dans une poupée, juste avant de se faire blesser mortellement par les agents. Or, loin d’être accessoire, le mal incarné dans un objet emblématique des sociétés de consommation est un motif récurrent et incontestablement politique du cinéma d’horreur de la deuxième moitié du vingtième siècle. Par ailleurs, les variations sur le thème de la métempsychose ont été au cœur d’un nombre conséquent de narrations qui, dès la fin de la seconde guerre mondiale, n’ont eu de cesse de hanter l’imaginaire occidental, en contribuant à problématiser davantage les rapports – faussement dichotomiques – entre « fatalité » (ou déterminisme) et « responsabilité ».
C’EST JUSTEMENT CE QUE LA SÉRIE de Don Mancini nous rappelle : diffusée simultanément sur Syfy et Usa Network – Salto en France –, ce nouveau volet de la franchise, dont la première saison est depuis peu disponible en DVD, reprend l’histoire là où elle avait été interrompue avec Le retour de Chucky (Cult of Chucky), en 2017. Nous sommes à Hackensack, une paisible banlieue new-yorkaise secouée par des crimes que les institutions cherchent par tous les moyens à étouffer dans le but d’entretenir l’attractivité des quartiers résidentiels. Jake Wheeler est un lycéen solitaire aux prises avec une situation familiale difficile, ses premiers émois amoureux et sa passion pour les arts plastiques. Victime de harcèlement scolaire, Jake cherche à se construire en marge d’une collectivité hostile, obsédée par l’apparence (numérique aussi, compte tenu du rôle joué par les réseaux sociaux) et à peine schizophrène (au sens le plus deleuzien du terme). Ses mésaventures prennent une tournure pour le moins inattendue lorsqu’il récupère lors d’un vide-grenier ce qui ressemble à un pantin en salopette de jeans et aux cheveux couleur carotte, mais qui se révèle être le vaisseau d’un esprit maléfique, obnubilé par les lames de couteau.
IL N’Y A RIEN DE PARTICULIÈREMENT NOUVEAU DANS LA TRAME, qui ne fait que complexifier et prolonger l’intrigue des films précédents. À quelques exceptions près, il n’y a rien de spécialement novateur non plus dans la caractérisation des personnages, calqués sur le modèle d’un éventail de « types » amplement thématisés par n’importe quel teen pic. Ceci étant, les jeux citationnels, l’inventivité de certains plan-séquences et l’ironie décalée des dialogues font de cette nouvelle série un produit inédit qui, contrairement à Stranger Things – pour ne citer qu’un exemple paradigmatique –, ne s’efforce pas de nous faire revivre une époque révolue, mais nous pousse plutôt à chercher dans le présent ce dont les années 1980 ont été la préfiguration néfaste. À cet égard, impossible de ne pas songer à l’épisode de Poltergeist (1982) où la petite fille blonde ne peut plus communiquer avec les adultes sinon par l’intermédiaire de l’écran de télévision, lorsque l’on découvre la séquence de la fête (S1, ép. 3) au cours de laquelle les massacres perpétrés par la poupée se déroulent dans l’indifférence d’une scène de « silent disco » – où tout le monde danse de manière solipsiste, connecté à ses propres écouteurs – ; impossible de ne pas revoir le petit Danny de Shining (1980) à bord de son tricycle – sa coupe de cheveux et ses habits sont très similaires à ceux de la poupée méchante – à chaque fois que la caméra nous restitue, à hauteur d’enfant et en prise de vue quasi subjective, l’intérieur des maisons vides, dans lesquelles les femmes de ménage semblent passer plus de temps que les propriétaires ; impossible, enfin, de ne pas repenser aux univers fictionnels de John Carpenter, Tobe Hooper et Wes Craven lorsque, face à la barbarie ambiante, la question n’est plus de savoir comment « faire communauté », mais, à l’instar de ce qui se passe sur un champ de bataille – ou dans un contexte ouvertement totalitaire (!) –, « suis-je prêt à me faire tuer pour ne pas prendre le risque de devoir tuer ? »
– La mélodie du tueur
CETTE DERNIÈRE FORMULATION, ÉNONCÉE comme telle par le protagoniste, n’est pas sans lien avec un ensemble de considérations beaucoup plus articulées sur la nature – et l’origine – de la violence. À bien y regarder, sans être le seul fil conducteur de la série, celles-ci ponctuent le récit et obligent le spectateur à constater, une fois de plus et si besoin est, à quel point il peut être réducteur de considérer le « cinéma de genre » comme un simple divertissement, ou alors comme un moyen grâce auquel apprivoiser, voire exorciser ses peurs. A plusieurs reprises, la série revient sur des motifs récurrents des longs métrages qui l’avaient précédée : la place du libre arbitre dans les sociétés capitalistes avancées ; la portée éthique du choix individuel perçu en tant que moteur indispensable de tout changement collectif ; l’échec de la famille en tant que micro-communauté susceptible d’opérer une forme de résistance vis-à-vis des pressions et des dysfonctionnements de l’extérieur. Bien qu’aucun de ces points ne fasse l’objet d’un développement approfondi, chacun d’entre eux hante l’univers fictionnel dans lequel évoluent les personnages principaux, qui finissent par établir des alliances improbables, dans le but de réussir là où les générations précédentes avaient échoué (non sans conséquences irréversibles sur le « monde d’après ») : accepter que le Mal ne peut pas être arrêté par le Bien, mais nécessite d’être contrasté par une idée de bien, qui demande à être renouvelée sans cesse, en fonction des contingences.
AINSI, SI DANS HALLOWEEN (1978-2022) LES HABITANTS de la ville natale de Michael Myers finissent par se souder en dépit des différences dans le but d’éliminer une fois pour toutes le croque-mitaine ; si les adolescents tourmentés par Freddy Krueger finissent par s’organiser autour d’une véritable « armée du rêve » (A Nightmare On Elm Street 3 : Dream Warriors, 1987) dans le but de réussir là où les pouvoirs institutionnels semblent irrémédiablement voués à l’échec ; dans le Chucky post #MeToo et LGBTQ+friendly de Don Mancini (auteur de l’histoire d’origine et réalisateur de trois des sept films qui ont précédé la série), aucune conviction réelle ne semble motiver les décisions des protagonistes dont les actions sont souvent l’effet d’une conception individualiste et néo-libérale du monde, malheureusement très peu en contradiction avec la rhétorique (et le « nouveau political correctness ») de circonstance.
UNE FOIS DE PLUS, LOIN DE FAIRE L’OBJET D’UN TRAITEMENT détaillé, cette prise de conscience ne s’explicite que de manière intermittente au sein de la diégèse, où ce qui se rapproche le plus d’une analyse est le commentaire confié à la bande son, dont chaque morceau suggère, dès le titre, une clé d’interprétation utile vis-à-vis de la narration dans son ensemble. We Got The Beat semblent s’exclamer avec les Go-Go’s Jake Wheeler et les siens dans l’avant-dernier épisode de la première saison : dommage qu’il n’aient que le rythme, pourrait se dire un « spectateur averti », quelque peu nostalgique des « bandes » qui avaient tendance à se fédérer autour de personnages aussi emblématiques que ceux de Nancy Thompson (Heather Langenkamp) et Laurie Strode (Jamie Lee Curtis) – évoqués à maintes reprises en tant que « modèles » -, mais aussi en tant que contrechamp (en terme de comparaison) d’un univers profondément dépolitisé. If the end of the world was near – (nous) demande Billie Eilish – where would you choose to be ? Les alternatives proposées sont assez symptomatiques du cadre dans lequel elles s’inscrivent (un espace où le seul « nous » envisageable est celui, assez clairement périmétré, du couple) : If there was five more minutes on air, would you panic and hide ? Or run for your life ? Or stand here and spend them with me ? Ces mots font écho à ceux d’Ingrid Michaelson dans Light Me Up, dont la première strophe commence par Well you’re not what I was looking for / But your arms were open at my door, mettant en évidence un doute qui traverse l’intégralité du récit : si cela se trouve, la fin a déjà eu lieu, et pas parce que nous sommes plongés dans une « suite », donc dans un cadre eschatologique par excellence, mais aussi et surtout parce que l’histoire qui nous est racontée réduit toute forme de lien social à l’effet d’une casualité, dépourvue d’une quelconque téléologie, autrement dit d’affinités véritablement, irréductiblement « électives » – en dehors de celles qui semblent permettre aux monstres et aux psychopathes de continuer de se reconnaître, là où tout le monde a failli, dans l’indifférence générale.
AU FOND, LES JEUNES CANNIBALES PROTAGONISTES du récent Bones and All (2022) ne véhiculent pas un message si éloigné. Bien que plus sophistiqué, le road-movie de Luca Guadagnino – qui n’est pas du tout insensible à la portée idéologique d’un certain « cinéma d’épouvante » (Suspiria, 2018) – interpelle le spectateur au sujet de ces mêmes questions, cherchant à comprendre par où recommencer, lorsque la notion même d’horizon d’attente semble s’être vidée de toute pertinence manifeste.