Devant un fond bleu, au centre de l’amphithéâtre de la Piccola Scala de Paris, après avoir reçu carte blanche pour évoquer L’Autre Russie, et choisi d’évoquer Alexandre Blok, puis la passionnante conversation entre Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova, André Markowicz s’engage le 10 décembre 2023 sur un terrain plus « émotionnant », comme il le souligne : l’œuvre de Kari Unksova. « Émotionnante », cette soirée l’est doublement. Tout d’abord parce que le destin de cette poétesse soviétique est profondément tragique. Ensuite parce qu’il est autant question de Kari Unksova que d’une rencontre. Celle entre le traducteur et cette figure majeure de l’underground soviétique, mais aussi celle entre André Markowicz enfant, qui reçoit un recueil de la poétesse par des « amis » en URSS, et André Markowicz adulte qui, fort du succès de ses traductions de Pouchkine et de Dostoïevski, parvient enfin à créer ce qu’il souhaite des écrits de celle qui l’a subjugué toute sa vie.
Dès les premiers mots, André Markowicz oriente son propos : il « souhaite parler de voix vivantes, même si les poètes qui avaient ces voix ne vivent plus ». Kari Unksova, apprend-on, est née en 1941. Ce fut une personnalité marquante de la vie culturelle souterraine en URSS, une vie culturelle non destinée à l’édition officielle, et dont les livres se passaient de main en main, entre voisins. La poétesse, qui n’a publié que cinq poèmes dans des journaux, partageait son temps entre l’écriture, des actions de mise en relation d’artistes, et un engagement militant féministe fort. Sinon, elle écoutait avec ses amis du rock’n roll, cette musique au statut ambigu, ni autorisée ni interdite par les autorités. Sa vie bascule lorsqu’elle est arrêtée pour voie de fait sur agent public, et qu’elle passe quinze jours en prison. Les événements s’enchaînent jusqu’à son assassinat par le KGB, sous les roues d’une voiture, en 1983.
Érudit, captivant, humble, maniant avec brio les accélérations de sa narration comme les pauses lourdes de sens qui servent son discours intimiste, André Markowicz navigue avec une grande aisance entre le parcours de Kari Unksova et son propre cheminement face au texte : son incompréhension, son intuition qu’il est là face à une œuvre fondamentale (« Tu comprends rien, mais tu sais que c’est formidable, tu sais que tu as affaire à un monde »), ses difficultés à le faire publier, jusqu’à la création de sa maison d’édition avec Françoise Morvan (Les Éditions Mesure) qui donnent à Kari Unksova la place qu’elle mérite.
Et puisqu’il s’agit de raconter comment il ne l’a « pas connue », le traducteur insiste. Cette non-compréhension face aux images, c’est la sienne : « Tu comprends pas, mais c’est toi qui comprend pas. Elle, elle comprend. » Tout le travail du lecteur – comme du traducteur – est de faire, lentement, ce chemin pour entrer dans la compréhension intime que les soviétiques, eux, avaient de la violence qu’ils subissaient au quotidien. Ce cheminement n’est pas propre à la lecture de Kari Unksova, on le retrouve aussi chez Daniil Harms et c’est même le propos central de La Maison déserte de Lydia Tchoukovskaïa. Mais ici, ce soir, le doute est palpable, les hésitations sont vivantes, car profondément incarnées dans la conversation qu’André Markowicz nous livre avec lui-même. Il lit des poèmes, certains violents et rythmés, d’autres marqués par l’enfance et le quotidien, semble les choisir sous nos yeux ; il nous explique les difficultés qu’il a eu à traduire le titre du recueil – signifiant autant « La Russie pendant l’été » que « La Russie [dans] le Léthé », tout en rappelant le titre de chroniques médiévales russes.
« Sans blague », finit André Markowicz, « il faut acheter ce bouquin, mais vraiment ». Effectivement, il faut acheter La Russie l’été, parce que c’est ainsi que l’engagement de Kari Unksova et de tant d’autres poètes soviétiques ne sera pas vain. C’est ainsi que tous ceux-ci pourront, comme Marina Tsvetaïeva, comme Anna Akhmatova, continuer à clamer ce « désir absolu de dire : “je ne meurs pas” ».
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Cécile Rousselet
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le 13 décembre 2023