L`Intermède


AVRIL 1944. GINETTE KOLINKA A 19 ANS ET SE RETROUVE déportée avec une partie de sa famille au camp d'extermination d'Auschwitz II - Birkenau, annexe au camp de concentration d'Auschwitz I. Son père, son jeune frère et son neuveu sont gazés dès l'arrivée du convoi, mais elle, sélectionnée pour le travail, survit. Paris, Octobre 2020. Ginette a 95 ans. Grand-mère dynamique et pleine d'humour, elle est devenue depuis deux décennies ambassadrice de la mémoire et témoigne auprès des jeunes sur son vécu et la Shoah. Profitant d'une accalmie de l'épidémie de Covid-19, elle accompagne pour la dernière fois un groupe d'élèves du Collège Beaumarchais de Paris à Birkenau. Un voyage d'adieu qu'elle réalise avec le journaliste Victor Matet et le scénariste de bande dessinée JDMorvan, prêts à vivre un peu de son histoire. De ce voyage naît Adieu Birkenau.
 

Par Émilie Combes
 
RESULTANT DE CE VOYAGE VERS LE PASSE et d’entretiens entre Ginette Kolinka et Victor Matet, Adieu Birkenau raconte comment la jeune femme vivait à partir de juin 1942, comment elle a découvert « ce que ça fait, d’être juive » (p. 16), comment sa famille a fui Paris pour le Sud-Est de la France avant qu’ils ne soient dénoncés, puis déportés. L’itinéraire géographique se double d’un cheminement mémoriel, d’introspections et d’analepses, entre Drancy, Birkenau, Bergen Belsen, et Paris, sans pathos. Mais Ginette Kolinka ne relate que ce dont elle est certaine de se souvenir, dans un souci de faire œuvre de vérité, et par respect pour tous les autres. Une gageure que de se représenter 70 ans plus tard, sans s’imaginer.
 

Narration visuelle et jeux de contrastes

 
DES LE DEBUT DU PROJET D'ECRITURE, Victor Matet et JDMorvan avaient à cœur de lier Ginette à son histoire et pas seulement à l’Histoire, de mettre en valeur son incroyable personnalité, en plus de ce qu’elle avait vécu, et de ne pas la réduire à une figure de témoin. La première vignette offre d’emblée une plongée dans son intimité avec un plan général figurant la naissance de son fils, Richard Kolinka. Le lecteur est également sensible dès les premières pages à la mise en scène de cette femme de 95 ans que l’on voit à sa séance de gym portant le T-shirt à l’effigie du groupe de musique de son fils, batteur de « Téléphone ». La focalisation sur des détails grâce aux gros plans permet également d’accéder à des éléments touchants, fragments de la vie quotidienne, banale, comme ce post-it collé sur sa porte qui indique que « La Madame se faisant vieille, les oreilles suivent le même chemin » (p. 11), et qu’il vaut mieux sonner deux-trois fois. Il est alors frappant de voir la quiétude qui semble se dégager de la vie de cette grand-mère hyperactive, contrastant totalement avec le chaos de sa vie entre 1942 et 1944. Visuellement, le contraste se présente également par le biais des couleurs, puisque les années de déportation sont davantage marquées par l’utilisation d’une palette plus ascétique où dominent les teintes marron, noire, et grise.
 
PAR AILLEURS, LES ILLUSTRATIONS RELEVENT SOUVENT d’une esthétique cinématographique. Certaines planches proposent une narration visuelle qui joue du contexte dramatique pour générer une tension, comme le soir où un employé au service du courrier vient informer la famille qu’ils ont été dénoncés. Les bandes de cette planche ne contiennent aucune parole, la scène est fragmentée en différents cadrages et prises de vue – plan d’ensemble, plan américain, gros plan – : une multiplication de la focalisation qui étire l’action dans le temps, et sème le trouble. On trouve également de nombreux jeux de rythme, notamment lors d’un trajet de Ginette en bus durant lequel elle échange avec une amie sur le port de l’étoile. Le trajet se déroule sur plus d’une double page et l’illusion du mouvement et de l’itinéraire est rendu par la succession de prises de vue – plongée, plan d’ensemble – qui captive le lecteur.
 

Lier le présent au passé

 
LA NARRATION VISUELLE SE DOUBLE EVIDEMMENT D'UNE NARRATION graphique qui génère parfois d’autres contrastes glaçants, entre insouciance de la jeunesse – son passé – et prise de recul vis-à-vis de l’Histoire. C’est ainsi que très tôt dans le récit, alors que les vignettes mettent en scène une jeune fille heureuse au sein de sa famille – nous sommes en juin 1942 –, la voix de Ginette en 2020 se fait entendre par le biais du cartouche. Elle y présente les origines de sa famille, ses cinq sœurs, et son jeune frère, au sujet duquel elle précise qu’il n’a malheureusement « pas pu prolonger le nom de la famille […] car il n’est pas revenu de Birkenau ». La vignette représente Ginette attrapant son manteau pour rejoindre ses amies au cours de Hand. Le cartouche annonce : « Il a été assassiné à 12 ans » (p. 14).
 
DURANT TOUTE L'OEUVRE, LE LECTEUR EST ALORS BOULEVERSE par cette double énonciation propre au récit autobiographique, à la différence que dans la bande dessinée, les deux se trouvent juxtaposées dans les vignettes : l’énonciation au présent, celle de Ginette jeune fille – dans les bulles – ; l’énonciation aux temps du récit, celle de Ginette adulte – dans les cartouches. Outre ce jeu narratif, ce sont toutes les caractéristiques liées au fait de se raconter qui font la richesse du récit testimonial : les passages introspectifs, l’évocation des problèmes de mémoire qui renforcent l’authenticité du témoignage, les doutes et questionnements, la gestion du trauma : « C’est comme mes sœurs… ça paraît fou, mais je ne leur ai jamais demandé après la guerre comment elles s’en étaient sorties » (p. 30).
 
CE LIEN ENTRE LE PRESENT ET LE PASSE est aussi rendu visuellement par la juxtaposition de plans. Le lecteur suit en effet Ginette au cours de ses deux itinéraires : celui de sa déportation en avril 1944 et celui de son voyage avec les élèves en octobre 2020. Certaines planches jouent alors d’habiles transitions, en représentant le même lieu – Birkenau – mais à deux époques différentes. Cela va même jusqu’à la fusion de ces deux temporalités dans une seule et même vignette lorsque Ginette évolue avec le groupe d’élèves dans la baraque du camp et que l’on voit le groupe de visiteurs entouré par Ginette à 19 ans et des ombres sans visage ; autant de fantômes du passé, d’identités disparues, que le récit réanime.
 

De l’insouciance à un humour salvateur

 
POUR AUTANT, CE QUI FRAPPE A LA LECTURE DE L'OEUVRE, c’est l’étonnante joie de vivre et la dérision dont fait preuve Ginette Kolinka lors de ce dernier voyage en Pologne, lieu de son effroyable et tragique expérience de la déportation : « C’est ma personnalité. Moi, j’aime bien blaguer, on ne m’empêchera pas de blaguer. La blague que je préfère, c’est celle de deux déportées qui sont au Paradis et qui rigolent d’une scène qu’elles ont vécu à Auschwitz. Dieu les réprimande :“Vous n’avez pas honte de rigoler de la déportation ?” “Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’étais pas là avec nous.” » (Entretien avec Victor Matet). Humour noir ? politesse du désespoir, selon la maxime d’Achille Chavée ? À la lecture de la bande-dessinée, on évolue entre l’ingénuité de Ginette en 1944, la fin de l’insouciance, puis le retour d’un humour certainement salvateur.
 
LEGERETE PARFOIS BIEN ETONNANTE QUE L'ON TROUVE dans certaines scènes avant le moment de sa déportation, et qui saisissent tant Ginette fait preuve d’une « naïveté confondante » (p. 33). Lors de sa rencontre en maison d’arrêt avec un résistant qui lui explique s’être fait torturer, elle se souvient avoir pensé : « Heureusement que je suis seulement juive ! » (p. 31). Le jour où elle et ses sœurs ont appris leur transfert depuis Marseille vers Paris, elles se sont fait « des papillotes en papier toilette pour être belles en arrivant à la capitale » (p. 33). Ces contrastes entre l’innocence de la jeune fille et l’horreur de l’Histoire sont éminemment troublants pour un lecteur qui lit avec un recul sur cette période, mais sans doute symptomatiques de l’incapacité de la jeune fille à envisager de telles atrocités.
 
L’ARRIVEE AU CAMP ET LES PREMIERES HUMILIATIONS – la mise à nu, le tatouage…  – laissent place à l’effroi, la haine, l’égoïsme, à un nouveau rapport à la mort, jusqu’à l’annihilation des émotions. D’ailleurs, lors de son premier retour à Birkenau au début des années 2000 avec son association – l’Union des déportés d’Auschwitz –, rien n’était plus pareil : « Le camp pour moi, c’est la saleté, les cris, les hurlements, les coups, ça grouille, tout le monde court, travaille. Là, il n’y avait plus tout cela. Ce qui fait que je n’ai rien ressenti. Depuis la déportation, plus rien ne m’émeut ». De même, quand elle témoigne, Ginette Kolinka ferme souvent les yeux. Cela lui permet de se concentrer mais aussi de se replonger dans ses souvenirs et de les visualiser, à défaut de ressentir : « L’image du camp est dans ma tête et quand je parle, je le vois. Tout ce dont je parle, je le vois. Je vois mais je ne ressens pas. Ni les émotions, ni la faim, ni le chaud, ni le froid » (Entretien avec Victor Matet).
 
LA DIFFICULTE A S'IMAGINER CE QUI A VRAIMENT PU S'Y PASSER, l’insistance sur le fait qu’on ne sait qui aurait pu « garder les sentiments qu’on avait avant d’entrer en enfer » (p. 83) sont des éléments omniprésents dans l’œuvre. Mais la joie de vivre et la légèreté de Ginette, qui à 95 ans tient absolument à acheter de la Vodka et de la charcuterie au Jubilat – grand magasin d’État, survivant de la période communiste – lors de son arrivée à Cracovie ne sont pas sans interpeller le lecteur. Quand elle explique aux élèves qu’elle a participé à la construction du chemin de fer entre la Judenrampe et l’entrée du camp – en vue de la gigantesque déportation des Juifs de Hongrie en mai 44 –, Ginette n’hésite pas à leur proposer ses services pour des travaux afin d’arrondir ses fins de mois. Les souvenirs sont éminemment et évidemment tragiques, mais elle se satisfait d’en avoir, car c’est bien la preuve qu’elle est encore vivante. Adieu Birkenau dépeint alors une individualité bien singulière, victime du choix des puissants et de l’Histoire, mettant l’accent sur le passage de l’insouciance à l’ataraxie émotionnelle, dans une narration malgré tout teintée d’un détachement, nécessaire.
 

Faire œuvre de transmission

 
LE RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE DE GINETTE KOLINKA AU CENTRE, Adieu Birkenau est le résultat d’un travail à plusieurs mains dont l’objectif commun est de faire œuvre de transmission. Les scénaristes, attachés à la restitution fidèle de cette période, ont demandé à Ginette de faire des ajouts ou des modifications là où elle le jugeait nécessaire. Cette fidélité historique, les auteurs-illustrateurs y ont été vigilants aussi bien sur le plan scénaristique que graphique. L’effet d’authenticité est par ailleurs rendu grâce à la dimension testimoniale du propos mais aussi graphiquement par le réalisme ou l’intégration d’articles du journal Le Petit Parisien. La véracité des faits historiques a été vérifiée par Tal Bruttmann – historien spécialiste de la Shoah – et Caroline François – coordinatrice d’expositions au Mémorial de la Shoah.
 
À LA SUITE DU RECIT, LE LECTEUR TROUVE UN DOSSIER écrit par Tal Bruttmann « Ginette Kolinka, itinéraire d’une survivante », contenant des documents d’archives, des photos de familles, des extraits de journaux, des dessins anonymes. Il reprend les principaux moments de l’histoire de Ginette : la vie à Paris sous le joug allemand et l’obligation du port de l’étoile ; sa détention entre Avignon et Drancy avant sa déportation avec Simone Jacob – future Simone Veil – ; l’arrivée à Birkenau et la « sélection » ; les transferts d’évacuation suite à l’avancée de l’armée Rouge. A partir des planches de la bande dessinée, Caroline François dirigera une exposition itinérante pour le Mémorial de la Shoah à Drancy – du 1 octobre 2023 au 21 décembre 2023 – replaçant le parcours de Ginette Kolinka dans l’histoire plus large de la persécution de Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale.
 
AINSI, ADIEU BIRKENAU EST UNE OEUVRE COLLECTIVE REGROUPANT autour de Ginette des auteurs, artistes et historiens mus par une volonté commune de faire œuvre de transmission. Le cheval de bataille de Ginette Kolinka : la tolérance ! « Pour que tout cela ne recommence pas… ». Elle dénonce les origines de la haine et met l’accent sur les menus détails de sa vie de déportée qui l’ont fait survivre, posant alors la question de l’appréhension de la mort, de l’incapacité à ressentir, de l’annihilation de la morale, mais surtout de comment représenter l’horreur dans une œuvre de transmission. Comment nos stigmates peuvent-ils faire œuvre dans une entreprise d’écriture de soi ? Ce qui se dégage de la découverte de son histoire et de la femme qu’elle incarne, c’est le fait que se raconter, fixant les vertiges et les traumas, s’inscrit aussi dans une durée salvatrice.
 
 

E.C
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le 25 septembre 2023
 
Adieu Birkenau,
Ginette Kolinka,
Scénario de JDMorvan et Victor Matet,
Dessins de Efa et Cesc,
Mise en couleurs par Roger,
Albin Michel,
En librairie le 27 septembre 2023,
112 pages
21.90 €

 
 

© Efa et Cesc, Albin Michel.
 
 
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