L`Intermède


APRES UN CURSUS EN DESIGN A L'ESAD D'ORLEANS puis un Master en Arts Déco à Strasbourg, Mona Leu-Leu se fait une place dans le monde éditorial et de l'enseignement, ce qui lui permet d'affirmer le style de sa narration visuelle et graphique. Mais son envie de développer son univers fait qu'elle se lance dans l'écriture, dans une volonté de travailler sur la langue, et de construire l'identité de cette dernière. Naît alors L'Appel de la montagne, album qui propose un récit contemplatif dans lequel elle met en scène trois amis qui se lançent dans une expédition au coeur des reliefs alpins, du creux d'une vallée à une Aiguille tant de fois observée depuis le hameau où ils vivent. Malgré toutes les précautions prises, et de longs préparatifs, le groupe va se retrouver bloqué dans une tempête, immobilisé, sans autre choix que d'attendre les secours.

 

Par Emilie Combes
 


Hymne au paysage

 
BIEN QU’ELLE AIT GRANDI AU MILIEU du béton des années 1990, la montagne – et les réminiscences du souffle qu’elle lui procure – s’impose comme le cadre du récit de Mona Leu-Leu. Pour elle, les paysages quels qu’ils soient « permettent de témoigner de nos conditions de vie, de la manière dont on les perçoit, dont on les préserve, mais la montagne, plus encore, présente un rôle emblématique, comme lieu qui porte les stigmates du réchauffement climatique, et qui montre la manière dont il est pris d’assaut » (Entretien réalisé avec Mona Leu-Leu, le 27 mars). L’envie de développer son univers visuel s’est doublé du besoin d’écrire, d’une volonté de poser une narration sur les images, véritables tableaux à part entière, dans le but « d’emmener le lecteur vers un ensemble de notions qui se rattachent au paysage, à l’usage que l’on fait du lieu, à ce qu’il est, et à ce qu’il sera plus tard ».
 
SI LE TITRE INITIAL DE L’ALBUM DEVAIT ÊTRE À nos montagnes, comme un clin d’œil à l’ouvrage de l’alpiniste italien Walter Bonatti qui avait pensé intituler le récit de ses plus grandes ascensions À mes montagnes, Mona et son éditrice font finalement le choix d’un titre plus rassembleur, évoquant l’attrait, la passion, l’appel que chaque lecteur a pu/pourra ressentir pour cette immensité. Mais l’album est aussi une « invitation à respirer, un appel à prendre le temps ». Et la volonté d’ancrer sa narration dans ce biotope montagnard, de le faire témoigner est, enfin, un appel à prendre conscience de sa richesse, des besoins de nos espaces naturels, dont la montagne peut se faire le premier relai : entre poésie, inhospitalité, majesté, périls et magie des sommets, la montagne est un lieu à la fois dangereux et fragile dont il faut prendre soin.
 


Mythologie des hauteurs

 
L’APPEL DE LA MONTAGNE N’EST PAS SANS RAPPELER le titre du célèbre roman de Jack London, L’Appel de la forêt, et le lecteur retrouve d’ailleurs ce même point de vue très spécifique des animaux – non plus celui des chiens-loups, mais de tous les animaux du milieu montagnard – sur les hommes. L’appréhension de ces derniers à travers le regard animal, plongés dans l’immensité de la nature, permet de mettre en scène la rencontre entre l’homme et la montagne. Les captivantes illustrations et les jeux sur les variations d’échelles matérialisent alors cet « appel » et la fascination que la montagne exerce sur l’homme, par sa mythologie des hauteurs. Pour Mona Leu-Leu, il s’agit, par le travail graphique, de laisser de la place au regard du lecteur, à son interprétation et à ses émotions en confiant le premier rôle à la faune et à la flore.
 
LE RÉCIT COMMENCE DANS LE SILENCE DE LA NUIT, lors du départ de l’expédition. Au seuil de leur aventure, l’autrice fait le choix d’une focalisation sur la nature plus que sur les trois personnages, optant pour un point de vue alternant entre celui de la montagne – et notamment des différents animaux qui la peuplent : renards, lapins, marmottes, chamois, chouette, rapace... – et celui des alpinistes, sous le regard desquels la montagne évolue, à la fois belle et menaçante. Ce choix narratif permet d’apporter une vision surplombante – notamment quand il s’agit du point de vue de l’aigle – et d’insister sur le caractère majestueux et le gigantisme du paysage alpin à travers des illustrations d’une grande poésie. Malgré la rudesse de l'environnement montagnard, les trois amis ne sont jamais seuls, et même si la faune est parfois invisible, L’Appel de la montagne nous livre leur vision dans un récit plein de charme.
 


Calme et vibrations

 
ON NOTERA LE CARACTÈRE POÉTIQUE DE CET ALBUM– notamment dans le choix des sonorités et des rimes internes –, où le lecteur assiste de prime abord aux lueurs de l’aube, au réveil de la forêt, avant d’accompagner les alpinistes dans une traversée sensorielle de la forêt – entre bouleau, érables et pins –, où la sensation de calme, de quiétude omniprésente, contraste avec les dangers de la montagne qui peut soudainement gronder ou trembler. Mais cette douceur n’est pas sans reliefs, et au fur et à mesure que l’équipée évolue, le lecteur se voit plongé dans un crescendo dramatique, tant par l’aventure que par la disposition des vignettes qui tendent à se diviser et à réduire en taille dans les moments de tension, accroissant par-là l’intensité dramatique et le rythme de la narration. Narration que Mona Leu-Leu veut « légère, ancrée dans une tradition oratoire, à la fois simple mais exploitant la description, la diversité du lexique et accompagnant l’image par un phrasé poétique permettant à chaque lecteur d’être plongé dans l’émotion » (Entretien).
 
APRÈS LA TRAVERSÉE DE LA FORÊT ET LA DÉCOUVERTE de la faune et de la flore, « le ciel est dégagé mais l’aigle, sensible au moindre changement, sait qu’en un rien de temps le vent peut entraîner avec lui des nuages menaçants ». En peu de temps, les animaux disparaissent des pages, se mettent à l’abri, et regardent sans agir la cordée qui évolue avec difficultés. Le blanc se met à recouvrir les camaïeux de bleus, les vignettes rapetissent, laissant entrevoir des éléments de détails, comme le sol glissant ou les visages de nos alpinistes déroutés. Les formes courbes, caractéristiques du trait de Mona Leu-Leu, se font plus agitées, plus découpées : « Dans l’assourdissant vacarme de l’avalanche, on entend des voix, des appels, mais ils sont balayés, perdus sous une cascade bleue et blanche ». La tension monte quand, en tournant la page, le lecteur découvre la quiétude revenue, dans la brume et le silence : une magnifique double page où en surplomb, une marmotte, réveillée par les vibrations, contemple cette mer de neige-bleue : « L’avalanche laisse derrière elle une quiétude dont seules les tempêtes ont le secret. La montagne, imprévisible et glaciale avait changé, et sans bruit, elle manœuvrait ».
 


Couleurs sensibles

 
SI CET « APPEL » DE LA MONTAGNE FONCTIONNE ET FASCINE tant le lecteur, cela tient assurément au fait que le travail plastique de l’illustratrice est traditionnel. Mona Leu-Leu travaille au pinceau et à la palette, loin de céder à la tentation de l’outil numérique avec une bibliothèque d’images, de matières et de formes, préférant que son trait reste le plus personnel et authentique possible, sans dénaturation ou uniformisation de ses tracés. Ses choix de couleur sont également liés au sensible, à l’émotion – notamment cet omniprésent bleu Majorelle, souvenir de son enfance et de paysages marocains. Le blanc est utilisé comme une couleur à part entière pour composer la page et les volumes : « le blanc n’est pas le vide, n’est pas l’absence de, mais la présence de quelque chose, un blanc structurel qui va composer » (Entretien). Le bleu quant à lui est la couleur qui est posée à la fin, pour générer le contraste, la forme, dans un travail sur la majesté de la montagne.
 
À TRAVERS LE RÉCIT DE CETTE AVENTURE HUMAINE, Mona Leu-Leu rend hommage aux paysages alpins grâce à un choix de couleurs captivantes, et aux formes qui sembleraient presque mouvantes. Son style n’est pas sans rappeler à certains égards l’impressionnisme – par le magnifique travail sur les aplats et la lumière – ou le fauvisme, par le choix d’une utilisation de formes simplifiées, aux contours tantôt nets tantôt superposés, avec un choix de chromatismes purs et vifs, qui exploitent toutes les déclinaisons de bleus dont on ne se lasse pas. Pour autant, il n’est pas question de mettre en scène une montagne envahie par le froid, et l’on pourrait situer la narration aux prémices du printemps, dans une végétation qui se réveille, avec l’utilisation de couleurs chaudes – déclinaisons d’ocres, de roses. Son dessein n’est pas tant d’imiter la nature de manière réaliste, mais plutôt subjective, fondée sur des sensations visuelles, afin de générer l’émotion, l’impression : un véritable hymne à la montagne et à sa biodiversité, nous la rappelant aussi accueillante qu’exigeante, « grande solitaire inhabitée qui teste tous les orgueils ».
 

E.C
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Le 28 mars 2023
 

L’Appel de la montagne,
Mona Leu-Leu
Editions Saltimbanque
En librairie le 10 mars 2023
40 pages
14.90 €
 
Pour découvrir l’univers plastique de Mona Leu-Leu, c’est ici.

 
Crédits photos © Mona Leu-Leu
 


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