L`Intermède

 
LE MOIS DERNIER, LE GEANT DU JEU VIDEO UBISOFT a sorti le dernier opus de sa série de jeux-vidéos la plus connue, Assassin's Creed. Depuis quelques années, au-delà d'être un simple jeu d'action-aventure, la franchise s'est révélée être un formidable vecteur de diffusion de l'histoire, de l'archéologie ou encore de l'anthropologie. Dès ses débuts, Assassin's Creed nous a proposé d'évoluer dans des mondes passés et immersifs, mais à partir de 2017, la franchise a passé un cap dans l'acuité du traitement de l'histoire, qui forme le cadre du jeu. Des plus grandes villes aux plus petits détails, Ubisoft réussit régulièrement son pari, le tour de force qu'est celui de valoriser et de transmettre à un large public une réalité historique. Certes, la licence a peut-être perdu son essence première qu'était l'infiltration, critique qui revient systématiquement à la sortir de chaque opus depuis 2017, mais elle a permis aux joueurs de s'immerger dans des mondes et de découvrir les sociétés passées, grâce à un travail collaboratif avec des chercheurs du monde entier. C'est ce qui fait la force de l'histoire d'Assassin's Creed qui se déroule dans le Japon féodal, en 1579, dans les années suivant l'arrivée dans la péninsule des Portugais. 

Par Esther Fléty

L’ATTENTION D’UBISOFT AUX PLUS PETITS DÉTAILS est l’occasion d’utiliser le médium du jeu vidéo afin d’observer le monde et notamment de trouver une illustration vivante des réalités passées et inversement. L’esthétique japonaise traditionnelle, que l’on retrouve dans le jeu, a ainsi un rapport particulier à l’ombre, cette ombre même qui, selon l'écrivain japonais Junichiro Tanizaki, fait partie de son identité visuelle et sensorielle. Assassin’s Creed Shadow peut même être considéré comme une illustration de l’essai phare de l’auteur, l'Éloge de l’Ombre, publié au Japon en 1933, où Junichiro Tanizaki livre son interprétation de la conception japonaise du beau, qui n’existe pas sans l’ombre. Comme un jeu de miroirs, d’une part cette esthétique est sensible dans le jeu, qui nous permet de visualiser les détails énumérés par l’auteur, et d’autre part l’essai de Tanizaki offre une clé de compréhension du cadre du jeu ainsi que l’esthétique que l’on y retrouve.


La modernité, une “intoxication lumineuse

 
EN EFFET, POUR TANIZAKI, LE JAPON ET SA POPULATION ont perdu, à l’aune de la modernité importée d’Occident, le goût du beau. L’arrivée de la lumière électrique, de l’eau courante, du chauffage au gaz ou même des ventilateurs a considérablement dénaturé les intérieurs japonais, qui étaient la résultante d’un équilibre entre les zones d’ombres, la filtration de la lumière, les textures et les matériaux ainsi qu’un certain silence. La lumière importe plus que tout. Le seul faisceau lumineux, de préférence issu des flammes d’une bougie, devait être capté et reflété par des matières nobles, réverbérant ce timide vacillement à travers la pièce et révélant une certaine épaisseur atmosphérique et animant les dorures parsemées dans l'environnement. L’auteur répudie ainsi la lumière occidentale et l’idée de progrès, clamant que la modernité a été conçue par et pour les occidentaux, pour leur esthétique et non pour celle de son peuple, dont les esthètes semblent difficilement s’accommoder. Il explique également qu’il serait idiot de renoncer à cet apport de confort, mais qu’il demeure difficile d’accorder le tout.
 
C’est ce rapport à la lumière de la population japonaise, selon Tanizaki, qui est perceptible dans Assassin’s Creed Shadows. L’on retrouve les maisons traditionnelles, dont les pièces sont rendues hermétiques à la lumière directe, à travers les shôji, ces portes coulissantes faites de bois et de papier de riz. La lumière est filtrée une première fois par cette porte, puis un second vient estomper un peu plus les rayons lumineux, afin de créer une ambiance feutrée et une lumière diffuse et douce. Certes, les enjeux de la « tension » que le jeu entretient avec le réalisme, selon les mots d’Adrienne Shaw (Temple University), trouvent dans ces ombres une forme particulière, dessinant en cela les contours d’une esthétique de la « fiction spéculative » : autant d’indéterminations qui offrent la possibilité d’une immersion facilitée. Mais c’est aussi tout le discours sur la modernité qui est ici repensé, déplacé, remodelé sous (pour) l’œil du joueur.
 
 

Ombres suggestives

 
L’ANALYSE QUE FAIT JUNICHIRO TANIZAKI DES ESPACES intérieurs japonais trouve effectivement un écho certain dans Assassin’s Creed Shadows, qui s’efforce de mettre en valeur les détails d’une esthétique aux symboliques complexes. Par exemple, bien que le penseur japonais fasse une interprétation très personnelle du beau japonais, il prend appui sur des objets et des agencements bien réels, que l’on retrouve dans le jeu vidéo. Ainsi, toute personne n’ayant pas accès à ce genre d’intérieur peut s'imprégner de l’ambiance du jeu ainsi que de la précision des rendus que ce soit pour les objets ou pour le travail des lumières. En cela, après avoir parcouru le jeu durant quelques heures, on se rend bien compte que les effets de lumière ont été grandement travaillés, l’ombre y est tellement omniprésente que bien souvent, pour se retrouver dans le jeu, il faut soi-même se créer une atmosphère obscure afin de profiter de ses plus précieux détails.
 
Car ce qui apparaît, c’est qu’effectivement, tout est ombre : les seules choses que l’on perçoit dans les intérieurs sont des matières reflétant la lumière des bougies, avec ou sans ajout de filtre en papier. Nous comprenons aisément qu’un seul chandelier en papier illumine non pas une pièce entière mais seulement une partie prévue pour cette lumière vacillante. Les murs sont décorés avec des dorures reflétant très bien la lumière. L’or est assez visible mais d’autres détails sont importants dans les agencements intérieurs, les timides reflets sur un coffre en bois poli, un plateau en laque, ou encore les détails métalliques de petits objets ou les armatures d’un plafond. Comme dans l'œil de Junichiro Tanizaki, aucune de ces choses n’est laissée au hasard, tout est fait pour valoriser la matière noble dans un environnement sombre : l’or, le laque ou encore la patine des objets du quotidien. Assassin’s Creed Shadow nous laisse explorer les symboliques propres au monde et à l’histoire dans lequel il nous plonge, mais par la suggestion, les clairs-obscurs d’un cheminement qui se refuse à toute évidence.



Penser un mode du voir, ouvrir des mondes
 
UBISOFT RÉUSSIT DANS CET OPUS LE PARI d’ « inventer des mondes ouverts », comme à son habitude dans les différents Assassin’s Creed (Guilbert, Guindeuil, Le Breton et Noël, 2019). Dans cette visée, tout dans le quotidien devait répondre à cette filtration lumineuse que Junichiro Tanizaki décrit, soulignant bien que les Japonais de son temps n’aimaient pas le blanc pour les intérieurs, ni les métaux brillants et toute autre chose clinquante. Cette tamisation constante de la lumière, par la patine des objets en métal, par l’utilisation de papier de riz ou de bois pour les intérieurs, tend d’ailleurs à réduire les stimulations visuelles et à calmer l’esprit. L'œil se repose et le regard ne s’attarde et n’est attiré que sur des détails délicats. Tanizaki le met en valeur notamment lorsqu’il aborde la question de l'intérieur des du matériel médical et des hôpitaux, et explique que la brillance du métal n’est pas appréciable, à l’image des diamants auxquels on préfère le caractère trouble du jade.
 
LES MONDES OUVERTS D’ASSASSIN’S CREED trouvent leur existence dans ces subtilités de l’atmosphère de pièces dont les volumes vacillent au rythme de la flamme d’une bougie, ainsi que dans le ressenti de paix émanant de ces lieux, quiétude si bien décrite par Junichiro Tanizaki. Ainsi, si ce dernier clôt son ouvrage sur une approche que l’on ne peut pas forcément retrouver dans un jeu vidéo, celle de la place de la peau blanche dans l’espace japonais ombragé, abordant notamment la question de la coutume du , en soulignant que le vrai délice de ce théâtre se trouve dans les bribes de peau blanches du visage ou des mains du comédien qui tranche l’ombre, ainsi que dans les détails de matières nobles exaltées par la flamme d’une bougie, les principes mêmes de ces contrastes sont quant à eux bien à la base de l’esthétique d’Assassin’s Creed Shadow. Et de la même manière que, selon Junichiro Tanizaki, le monde perd toute sa beauté avec la mise en place de la lumière moderne, Ubisoft produit ici une esthétique qui équilibre remarquablement l’exigence d’authenticité à la base du concept des Assassin’s Creed et des jeux de clairs-obscurs qui fabriquent un et des mondes, laissant à chacun la possibilité d’en inventer ses propres beautés.
 
LA CLEF DE L'ESTHÉTIQUE JAPONAISE TIENT-ELLE DANS le fait que tout serait fait pour apaiser l’esprit via les sens, notamment le regard ? Le beau se trouverait-il dans les détails valorisés dans l’ombre ? C’est en tout cas le postulat de Junichiro Tanizaki. La franchise Assassin’s Creed permet d'explorer ce genre de problématiques, en ce qu’il nous fournit des visuels forts travaillés de certaines périodes passées. A l’image des précédents opus, les équipes d’Assassin’s Creed Shadows ont réalisé un jeu riche qui sera probablement, comme ses pairs à leurs époques, l’objet de recherches universitaires pendant plusieurs années, notamment sur la place et le pouvoir de ces jeux vidéo dans la diffusion de l’histoire, et donc sur leur acuité historique et leur pertinence. 

E.F.
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le 18 avril 2025
 
Eloge de l'ombre, 
Junichiro Tanizaki,
Traduit du japonais par René Sieffert
Editions Verdier 
96 pages
16,50 €
mai 2011

Assassin’s Creed Shadow
Ubisoft,
69,99 €
mars 2025
Disponible sur : PlayStation 5, Xbox Series, GeForce Now, Microsoft Windows, Amazon Luna, systèmes d'exploitation Mac OS.
 

Figure 1 :  Double niveau de shôji, les portes en bois et en papier de riz qui filtrent la lumière directe.
Figure 2 : Valorisation lumineuse d’une partie de la pièce. La lumière reflète sur différents types de matériaux, dont l’or et le bois. 


Crédits photos © Ubisoft, Screenshots d’Assassin’s Creed Shadows.


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