L`Intermède


ANNE BOLEYN N'A PAS CONNU SHAKESPEARE. Pourtant, en ce matin du 19 mai 1536, la reine a tout d'un personnage du dramaturge, soumis à la cruauté du destin. L'histoire de cette jeune fille qui rêvait d’ambition et de grandeur, d’amour et de passion, de liberté et de révolution, s'est achevée dans les cris et dans les pleurs. La reine qui voulait changer le monde s’est brûlé les ailes. Presque 500 ans plus tard, retour sur les derniers instants de cette reine qui fût la première à poser le pied sur l’échafaud. La revue spécialisée Les Grands Mystères de l'Histoire lui consacrait un dossier spécial en mars dernier. 

Par Amandine Duphil  

LES CHEVEUX CHÂTAINS rangés sous la coiffe sertie de perles, la jeune femme a l’air sérieux des portraits de l’époque. Sur la peau presque diaphane de sa gorge, le bijou attire le regard. Là encore des perles, dont la blancheur laisse deviner la grande qualité. Et au milieu de son écrin nacré, la lettre B en or, signe d’appartenance à l’une des familles les plus puissantes à la cour. Les Boleyn ne font pas directement partie de la noblesse de sang par leur père, mais Sir Thomas Boleyn est pourtant un riche négociant installé à la cour depuis déjà plusieurs années, marié à une aristocrate. La jeune femme ne correspond pas aux canons traditionnels de la beauté, le nez est un peu long au milieu du visage. Malgré tout, Anne Boleyn attire le regard et bon nombre de récits la décrivent comme particulièrement séduisante et charismatique. En vérité, peu d’indications relatives à son physique ont traversé le temps, le roi ayant ordonné la destruction de toutes les représentations de la reine au lendemain de son exécution. La plupart des portraits de la reine qui subsistent aujourd'hui ont été, en réalité, réalisés plusieurs années (voire décennies) après son décès. 

SI PEU D'IMAGES sont parvenues jusqu’à notre époque, quantité de récits la décrivent en revanche comme une femme certes colérique et capricieuse, mais également particulièrement cultivée, cosmopolite et avant-gardiste. Anne grandit avec son frère Georges dont elle est très proche, et sa sœur Mary, au milieu des grands noms des cours de France et d’Angleterre. Dame de compagnie de l’archiduchesse d’Autriche, Marguerite, elle entre ensuite au service de la reine Marie, épouse du roi Louis XII, puis de la reine Claude. Pendant toutes ces années, la grande dame en devenir fréquente les plus grands intellectuels du monde – musiciens, philosophes et théologiens – forgeant chez elle un esprit vif et en avance sur son temps. Enfin, âgée de 20 ans, Anne est prête à rentrer en Angleterre et devient demoiselle d’honneur auprès de la reine Catherine d’Aragon.



Et leurs yeux se rencontrèrent

C’EST A CE MOMENT-LÀ que le regard d’Henri VIII tombe sur la séduisante Anglaise. Pendant six ans, le monarque la courtise sans relâche, multipliant les lettres enflammées et les cadeaux extravagants. Mais Anne ne cède pas : elle ne partagera pas sa couche avant qu’il lui ait passé la bague au doigt. En janvier 1533, alors qu’il est déjà marié à la reine espagnole, Henri VIII épouse officiellement Anne. Sous les encouragements de sa bien-aimée, les liens avec le Vatican sont rompus ; le monarque est, pour un temps, polygame. Le dernier acte de la vie d'Anne Boleyn débute ici.

LE SOLEIL BRILLE sur le couple royal. La cérémonie passée, les époux sont en liesse : Anne est enceinte, convaincue de la naissance prochaine d’un héritier mâle. Mais le 7 septembre 1533, c’est une petite Elizabeth aux boucles rousses qui voit le jour. L’engouement laisse place à la déception. Aux yeux du roi, sans progéniture masculine, la lignée des Tudors est compromise. L’absence de grossesse de la femme pour qui il a bouleversé un pays tout entier est difficile à accepter. La volonté divine serait-elle en train de lui faire payer la répudiation de sa première épouse et la création d’une nouvelle Église dont il est le seul maître ? C’est en tout cas ce qu’Henri commence à se dire, allant même jusqu’à soupçonner sa femme de l’avoir ensorcelé pour arriver à ses fins.

LE 29 JANVIER 1536, alors qu’Anne vient de perdre un garçon, l’ambassadeur d’Espagne, Eustache Chappuis, rapporte les propos du roi commentant la funeste nouvelle : "Je vois que Dieu ne veut pas me donner de garçon." Dire que celui-ci aurait pris la décision de se débarrasser de sa femme, incapable de lui prodiguer le fils tant attendu, n’est que supposition. Dans les quatre mois séparant le drame de l’exécution de son épouse, le roi n’a de cesse de faire accepter son mariage sur le plan international. Il apparaît donc difficile de voir la fausse-couche comme le coup de grâce de la reine, même s’il ne fait aucun doute que l’affaire n’a pas contribué à la solidité du couple. Car au lendemain du drame, le roi laisse la reine en convalescence et part se réconforter dans les bras de Jane Seymour, dame de la cour et cousine au second degré de la reine.



L’huile et le feu

DEPUIS LE DÉBUT de leur relation, il est connu de tous que les deux conjoints ont un tempérament de feu. L’historien Bernard décrit leur mariage comme "une relation tumultueuse alternant orages et ensoleillements", et l’histoire veut qu’Anne ait été la seule femme à tenir tête à son royal mari. Car s’il est lunatique et capricieux, elle n’en est pas moins jalouse et colérique. Chappuis retranscrit même l’une de ses crises rageuses : "Je sais qu’un beau matin tu [Henri] vas me répudier. J’attends depuis si longtemps, et aurais pu depuis tout ce temps trouver un mariage avantageux, mais hélas ! Je puis dire adieu au temps et à la jeunesse que j’ai perdus pour rien du tout !" Si Henri trouve au départ le caractère enflammé de sa bien-aimée attirant, les innombrables querelles commencent à les éloigner. J.J. Scarisbrick écrit même que "la passion jadis dévorante se transforma en une haine sanguinaire, pour des raisons que nous ne connaîtrons jamais vraiment." 

C'EST DANS CE CLIMAT orageux que la dernière scène de la reine prend place. En juin 1536, une rumeur commence à circuler dans les couloirs du palais : la reine entretiendrait des liaisons avec plusieurs seigneurs de la cour du roi, dont son frère Georges. Si, au départ, l’affaire fait sourire la principale accusée, elle est en revanche prise beaucoup plus au sérieux par Thomas Cromwell, ministre et principal conseiller d’Henri VIII. Lorsque celui-ci l’évoque au roi, Henri ne veut pas y croire mais lui demande d’enquêter, lui précisant : "S’il s’avère que votre récit, que je ne puis croire, est erroné, vous recevrez la peine de mort à la place de l’[accusée]." Dans les quinze premiers jours du mois de mai, cinq des huit hommes accusés sont jugés, déclarés coupables et exécutés sur la place publique. Enfermée dans des appartements de la Tour de Londres, Anne sait bien que désormais ses jours sont comptés. Le 15 mai, la reine est jugée par un comité formé spécialement pour l’occasion et présidé par le duc de Norfolk, oncle des enfants Boleyn. Jusqu’à la dernière seconde, la reine jure son innocence, "au péril de la damnation de son âme", ce qui, en cette période où la valeur de l’âme surpasse de loin celle de la vie, n’est pas anodin. Rien n’y fait. L’affaire est allée trop loin, plus personne ne peut reculer. Il faut que la reine disparaisse.



L’affaire de quelques mots

C'EST UNE SIMPLE PHRASE qui finit de sceller son destin. Alors que le climat est déjà tendu au palais, Anne, alors encore libre, se querelle avec un des hommes de cour, considérant les raisons du retard du mariage de celui-ci et déclarant qu’il refuse de se marier car "s’il arrivait malheur au roi, [vous] voudriez [m’]avoir". Les mots sont lancés sous l’impulsion de la colère mais sans mesurer la gravité des propos, Anne vient de signer son arrêt de mort. Car dès 1534, spéculer sur la mort du souverain est considéré comme acte de trahison. Le mal est fait. L’accusée a beau tenté de se justifier, il est trop tard. Le 19 mai 1536, la lame du bourreau s'abat sur le cou de la reine. Son corps n’est pas enterré (sa dépouille est simplement placée dans une caisse sans funérailles quelconque) que Jane Seymour récupère la couronne. Elle ne la conservera qu’une année et sera suivie par trois autres femmes. Aucune ne parviendra à donner un héritier au roi, amenant Elizabeth, enfant unique d’Anne et Henri, à prendre le trône, devenant l'une des reines les plus célèbres de l'histoire du Royaume-Uni. 


A.D.
---------------------------
A Paris, le 27 juin 2016



Toutes les citations sont tirées de S.L. "Chappuis, observateur historique des six femmes". Les grands mystères de l’Histoire. Numéro spécial 11, mars 2016


D`autres articles de la rubrique Civilisations

Civilisation : l`histoire du Père Noël, de Nicolas de Myre à Santa Claus

Analyse : le jeu de rôle, la fiction à coup de dés