L`Intermède
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RÉALISER UN MUSÉE portatif à la Duchamp pour une œuvre qui se distingue avant tout par son évanescence, voilà qui semble une véritable gageure. C'est pourtant le défi relevé par les éditions Gallimard qui, à l'occasion de la rétrospective organisée par le MAMAC-Nice du 25 juin 2016 au 8 janvier 2017, ont imaginé un coffret de photographies retraçant l'essentiel du parcours artistique d'Ernest Pignon-Ernest.

Par Marion Point

 
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QUARANTE-CINQ PHOTOGRAPHIES prises par l’artiste lui-même et reproduites en différents formats : tels sont les jalons de la rétrospective qui nous est proposée via le coffret De traits en empreintes. Si Ernest Pignon-Ernest n’a conservé aucune trace de sa première intervention sur le plateau d’Albion en 1966, il a rapidement pris l’habitude de photographier ses œuvres, créant ainsi une empreinte de son passage et conservant, à travers ses clichés, une trace des dessins qu’il colle sur les murs du monde entier. Ainsi, une fois le couvercle du coffret soulevé, c’est aussi bien Paris, Naples, Ramallah ou Soweto qui surgissent sous nos yeux. Sur une des reproductions en grand format apparaît l’escalier de la basilique du Sacré-Cœur. Il est recouvert de corps gisants peints au pochoir à l’échelle 1, comme tous les dessins collés de l’artiste : c’est une intervention des débuts de Pignon-Ernest, à l’occasion du centième anniversaire de la Commune, en 1971. Sur l’une des nombreuses autres cartes du coffret, la silhouette de Pasolini s’affiche de mur en mur : nous sommes à Naples, dans les années 90. Plus loin surgit le Panthéon à la façade duquel flottent quatre portraits réalisés par Ernest Pignon-Ernest pour l’entrée des cendres de Jean Zay, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Pierre Brossolette et Germaine Tillion en 2015. Ailleurs, ce ne sont plus des clichés de ses interventions qui apparaissent sur les cartes, mais des fac-similés ou des reproductions d’esquisses et de dessins préparatoires. Ainsi, de 1971 à 2016, le coffret est une belle occasion de voyager à travers l’œuvre d’un artiste singulier.

La main et l'œil
 
Ernest Pignon-Ernest, uvres en contexte, uvres in situ, street art, collages, affiches, mur, artiste engagé, boîte dartiste, De traits en empreintes, Gallimard, Caravage, Sfar, Wolinski, TardiCÔTÉ CRAYONS et fusains, Ernest Pignon-Ernest approche les plus grands maîtres du dessin réaliste classique et travaille sous l’influence affichée du Caravage. En témoignent les corps de femmes drapées, exposés dans la chapelle du musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis pour l’intervention intitulée Extases en 2010. Dessinés au fusain sur de grandes feuilles blanches, les personnages semblent sculptés par l’ombre et la lumière, modelés par un travail sur les contrastes qui rend avec force l’ardeur de leur enthousiasme. Abordée avec plus de douceur mais non moins de virtuosité, une étude pour La Virgilienne, réalisée à la pierre noire en 1994 manifeste tout le raffinement des traits du dessinateur.
 
CÔTÉ PHOTOS, Ernest Pignon-Ernest fait montre d’un sens aigu de la composition et du cadrage. Cette maîtrise est indéniable pour quiconque a sous les yeux le tirage petit format d’une photographie de la  Martégale, collée sur un mur du port de Martigues en 1982. Là, on oublierait presque le dessin tant l’image tire sa force de l’ensemble du décor saisi par le photographe. Au premier plan à droite, une barque bleue offre un doux contraste avec le mur gris et délabré d’une maison devant laquelle siègent deux vieillards. Sur ce mur, le dessin de la Martégale se fond dans l’ensemble et la vieille femme de papier semble profiter du soleil du sud à l’unisson des deux hommes, bien réels eux. De part et d’autre de cette scène de genre, des bouquets de filets de pêche ajoutent au pittoresque de l’image. L’artiste offre ici une vision poétique des lieux et fait de l’espace sur lequel il intervient une véritable œuvre d’art que la photographie offre à la postérité : "Je l’ai dit souvent, contrairement à ce que l’on a écrit, je ne fais pas des œuvres en situation mais je vise à faire œuvre de la situation. Ce que je propose c’est le lieu, le lieu et son temps, un art du contexte." Ce qui fait la force des vues rassemblées dans le coffret, c'est de conjuguer ces deux talents remarquable : la virtuosité du dessinateur et l’œil du photographe, réunis dans une même poétique des lieux.

Une mémoire engagée
 
INTERVENIR sur les murs d’une ville, pour Ernest Pignon-Ernest, ce n’est pas seulement y placer des images, c’est aussi y introduire la poésie ; il s’y emploie non seulement dans le choix des espaces investis mais aussi par sa volonté constante de rendre hommage, au fil des rues, aux grands hommes qui ont eux aussi contribué à embellir le réel. Dès ses premières interventions, il s’intéresse à de grands poètes comme Vladimir Maïakovski dont il placarde les portraits dans Avignon en 1972. Puis il s’attache à les faire revivre dans les lieux qui ont marqué leur existence : Arthur Rimbaud et son paletot à Charleville en 1978, Pablo Neruda dressé dans les rues de Santiago en 1981, le corps crispé d’Antonin Artaud sur les murs de l’hôpital d’Ivry-sur-Seine en 1997, Robert Desnos à Paris en 2001, Jean Genet en Christ dans le port de Brest en 2006, ou encore Mahmoud Darwish sur le marché de Ramallah en 2009. Poètes révoltés et poètes résistants sont ainsi dessinés et affichés dans des lieux qu’ils ont investis, hantés ou défendus, comme un rappel, même éphémère, de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils ont fait jaillir au monde. En quelques reproductions, le coffret de Traits en empreintes devient alors hommage multiple et offre, à travers les interventions d’Ernest Pignon-Ernest, un parcours dans la poésie subversive de ces deux derniers siècles. De fait, les auteurs représentés lors des interventions ne sont pas choisis par hasard et tous apparaissent comme les témoins ou les détracteurs d’une histoire que l’artiste fait resurgir et questionne.
 
Ernest Pignon-Ernest, uvres en contexte, uvres in situ, street art, collages, affiches, mur, artiste engagé, boîte dartiste, De traits en empreintes, Gallimard, Caravage, Sfar, Wolinski, Tardi"TOUTES MES INTERVENTIONS depuis cinquante ans maintenant naissent d’une nécessité, d’une exigence, parfois ressenties comme vitales ; d’un désir, d’un besoin d’interroger telle réalité, tel problème ressentis comme essentiels. Toujours quelque chose de personnel qui me donne l’énergie de m’investir." Ainsi, même si l’expression ne lui plaît guère, Ernest Pignon-Ernest est sans conteste un artiste engagé. En 1971, il dénonce les ravages des répressions pendant la Commune en déroulant sur l’escalier du Sacré-Cœur un tapis de gisants. En 1974, il proteste contre le jumelage entre Nice, sa ville natale, et Le Cap : la même famille de Sud-Africains noirs parqués derrières des barbelés s’affiche alors en série sur les murs de la ville, rappelant aux promeneurs les hontes de l’Apartheid. En 2012, il investit les murs de la prison Saint-Paul à Lyon : il dessine un suaire comme épinglé à des barbelés, bien réels eux ; plus loin, toujours aux barbelés, pendent des dizaines de bouteilles dont la plupart renferment des crânes ou des visages grimaçants ; dans la cour, enfin, un homme nu – Ecce homo –  semble reproduit à l’infini. Tous ces dessins photographiés in situ disent la misère du monde carcéral et les infernales rédemptions qui s’y jouent. Marie-José Mondzain ne s’y trompe pas, qui écrit : "Je crois que tu agis sur un espace de ruptures et d’oublis, parfois même de deuil, de douleur ou de trahison." Certes, toutes les interventions d’Ernest Pignon-Ernest ne sont pas aussi explicites que ces trois-là, pourtant, chaque dessin collé par l’artiste résonne comme un cri ou du moins un appel à voir et à se questionner : "je crois qu’on ne peut pas intervenir dans l’espace public sans quelque chose de l’ordre du sens civique", remarque-t-il. Toute une vision du monde se livre alors dans le coffret De traits en empreintes, vision complétée et soutenue par quelques clichés plus personnels qui ouvrent une autre fenêtre sur l’univers du dessinateur.

Dans l'intimité d'Ernest

EN PLUS DES FAC-SIMILÉS de dessins préparatoires et des reproductions d’œuvres en situations, la boîte d’artiste imaginée par les éditions Gallimard contient des documents d’archives qui nous invitent à pénétrer dans l’atelier d’Ernest Pignon-Ernest à Ivry. On découvre alors les rayonnages d’une bibliothèque bien fournie où Char, Dante, Rimbaud et Pasolini sont surmontés d’images aussi variées qu’une carte postale rétro de Nice, la reproduction d’un Picasso ou une couverture de Charlie Hebdo. Sur d’autres documents du coffret, une lettre de Francis Bacon et des dessins de Wolinski, Tardi, Cabu, Reiser et Sfar réalisés à son intention témoignent des amitiés artistiques et du rayonnement de celui qui est considéré comme le précurseur du street art mais qui apparaît surtout comme un artiste virtuose et un profond humaniste.
 

M. P.
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à Paris, le 22 octobre 2016



De traits en empreintes : Ernest Pignon-Ernest
Coffret de  40 reproductions, 15 fac-similés et 1 livret
Gallimard 2016
Prix : 32 €


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