L`Intermède
Mimmo Jodice : "La réalité nous résiste"exposition, Photographie, Mimmo Jodice, Italie, Naples, MEP, maison européenne de la photographie, Méditerranée, mer, noir et blanc, Bill Brandt, photographie conceptuelle, photographie métaphysique,
Le photographe italien est l'invité de la Maison européenne de la photographie à Paris, qui lui consacre une rétrospective jusqu’au 13 juin. 1960-2010, soit cinquante années d’une carrière qui, si elle a mené Mimmo Jodice sur presque tous les continents, n'en reste pas moins marquée par une forme d'inquiétude, au point de rendre la réalité de plus en plus incertaine et fuyante. C'est dans cette distance impossible à combler et ce mystère insondable que s'inscrit l'œuvre en noir et blanc du Napolitain.

Avant même de pénétrer dans la première salle, deux images disent assez bien le travail de Mimmo Jodice. Sur l'une, intitulée Cumes. Antre de la Sybille. 1993, un long corridor zébré à intervalles réguliers de zones de lumière et d’ombre et qui, perspective oblige, semble mener à un mur, en tout cas à une impasse. Un cul-de-sac, autrement dit. Or l'œil se heurtera ainsi très souvent à une paroi, qu'il s'agisse d'un bloc de pierres, d'un paravent, d'un drap blanc, d'un plastique opaque ou d'un morceau de taule, qui empêche d'aller au-delà. Comme si cet œil, qui est d'abord celui du photographe, semblait condamné à ne pas pouvoir pénétrer le monde qui s'offre à son regard. C'est justement le thème de l'autoportrait exposé juste en face. Nous sommes en 1965 et Mimmo Jodice apparait dans le reflet d'un miroir double qui ne va pas sans rappeler une paire de binocles, thème là encore récurrent. Toute l'œuvre du Napolitain se situe dans cet entre-deux, entre le désir d'appréhender l'espace autour, la vie qui s'y joue et l'incapacité à franchir ces murailles, le laissant éternel errant dans son propre dédale mental et intime.

Mimmo Jodice ne s'en cache pas : devant les photographies appartenant à la série Méditerranée et figurant statues, palais, mosaïques, colonnes des anciennes villes romaines de tout le bassin méditerranéen, l'artiste raconte volontiers que ce qu'il a voulu montrer à travers cette splendide collection de visages ébréchés, brisés, rongés par le temps, c'est "cette vie qui, il y a 2 000 ans, était déjà la même que la notre avec ses doutes, ses inquiétudes, son mystère." Même étêtée, Terramo (1999) semble penser. Le choix du gros plan ou des cadrages inattendus, comme pour le Masque athénien (1994) sillonné par ce qui s'apparente à une coulée de exposition, Photographie, Mimmo Jodice, Italie, Naples, MEP,
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Bill Brandt, photographie conceptuelle, photographie métaphysique, larmes et figurant en bas dans le coin gauche de l'image comme douloureusement écrasé par un poids invisible, ainsi que le jeu sur les ombres contribuent à créer cette forme d'empathie à l'égard de ces hommes et de ces femmes de pierre, pourtant bien vivants. Le temps, la matière n'ont pas d'importance car, reprend Mimmo Jodice, "l'intranquillité, on l'a en nous." Et, on se surprend à guetter les pensées de ceux et celles comme la déesse Athéna (1993) qui n'ont plus d'yeux mais qui paraissent néanmoins nous voir, nous fixer. Nous deviner.

Dehors/dedans. Le demi-siècle qui se raconte sous nos yeux prend l'exact contre-pied de "l'instant décisif" si cher, entre autres, à Henri Cartier-Bresson. Pas d'œil au vent avec Mimmo Jodice. De ses balbutiements et autres expérimentations menées entre 1964 et 1978 à ses dernières images dédiées à la mer, à cet horizon infini, ce fervent admirateur de l'Anglais Bill Brandt - auquel il rend hommage à travers l'usage des blancs saturés, des contrastes surlignés, des grains improbables ou encore du flou, et le recours aux formes expressives notamment dans sa représentation des nus -, ne doit rien ou presque au hasard. "Quand je prends une photographie, il y a toujours un projet qui guide mon geste." Et une idée très précise de ce que cette image deviendra. Car Mimmo Jodice accorde autant d'importance, sinon plus, au travail en chambre noire. "Il n'y a pas ici une photographie que je n'ai pas tirée", fait-il remarquer avant d'ajouter que ce qui l'intéresse, "c'est le tirage, les expérimentations techniques et linguistiques qu'il permet." Quand il était jeune, il ne se destinait pas encore à la photographie et c'est justement lorsqu'il a réalisé son premier agrandissement d'un portrait qu'il a "compris que c'était [s]on truc." Et même si l'espace réservé à ses tâtonnements conceptuels des tout débuts "quand la photographie n'était pas encore un art, mais faisait l'objet de beaucoup de préjugés" demeure réduit, il aime à les expliquer, ses images déchirées (Horizon, 1971) ou morcelées (toute la série des Fragments avec Figure, 1968), ses compositions presque abstraites à l'instar des clichés de dizaines de goulots ou culs de bouteilles (Glass I, II, III, IV. 1966) car, poursuit-il, "si je m'attribue un mérite, c'est celui d'avoir travaillé pour donner une crédibilité à ce médium qu'est la photographie."

exposition, Photographie, Mimmo Jodice, Italie, Naples, MEP, maison européenne de la photographie, Méditerranée, mer, noir et blanc, Bill Brandt, photographie conceptuelle, photographie métaphysique, Un médium dont il n'a pas toujours vécu. La rétrospective de la Maison européenne de la photographie comprend donc sa part personnelle, mais aussi - dans une moindre mesure - son travail de commande, en rapport avec l'architecture. Rome, Paris, Tokyo, New York, Moscou, Sao Paulo… constituent les principales étapes de ces pérégrinations "professionnelles" où les bâtiments surgissent, plus ou moins hérissés, plus ou moins imposants, comme inhabités. Aucune trace d'individus, sinon par défaut comme ce fauteuil vide placé dans l'angle d'une pièce surplombant Manhattan, ces paraboles au premier plan d'une vue vertigineuse de Sao Paulo ou encore ce cimetière devant la défense, près de Paris. Même ce jardin zen à l'étroit entre des buildings nippons est désert : "J'ai pris conscience d'une vie où il y a de moins en moins d'espace pour penser, pour réfléchir. On ne regarde plus rien, on est juste embarqué dans une sorte de vitesse qui ne sert que des objectifs éphémères." Comme un écho à l'accrochage en vis-à-vis de sa série baptisée Relecture (1980-2009) qui, si elle présente quelques clichés d'Arles, de Turin ou de Trieste, est presque entièrement consacrée à Naples, sa ville natale qu'il n'a jamais quittée. "Je suis doublement napolitain, de naissance et par choix", sourit-il. Ici, chez lui, ou ailleurs, le même vide. Pas même l'ombre du chaos qui caractérise pourtant cette cité multiséculaire : ni vespa, ni habitants vociférant, ni linge qui pend, ni tumulte, et pourtant, comme l'indique Mimmo Jodice, "la réalité est là, précise, claire, mais il n'y a pas moyen de l'appréhender. Elle nous résiste."

Façades aux fenêtres murées, portes condamnées, voitures "fantômes" recouvertes d'un drap, bouquet de chaises de guingois abandonnées dans une pièce si minuscule qu'il serait impossible, même à une seule personne, de s'y asseoir… Il y a invariablement un écran qui nous empêche d'accéder à la forme dissimulée ou à l'intérieur du palais. Image emblématique de cet ensemble, ces deux escaliers qui descendent (Naples, 1986) comme si l'élévation, et donc la sortie, était impossible. Seule la mort parait accessible. Ce sont encore ces lignes de fracture qui se répètent à l'infini, y compris d’une cloison décrépite à une autre non moins écaillée, foutue. La brisure, l'usure et le silence encore et toujours. Et par delà toutes ces apparences faussement normales, c'est son impuissance à appréhender le réel que Mimmo Jodice entend restituer : "Après les années d’engagement que l'on peut voir dans le petit exposition, Photographie,
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Brandt, photographie conceptuelle, photographie métaphysique, espace consacré à la photographie sociale, est venu pour moi le moment de m'abstraire de la réalité. C'était à la fin des années 1970, j'ai eu ce souci de disparaitre, de me perdre. Et Naples est pour ainsi dire devenue un écran entre moi et le monde."

Adieu, donc, la figure humaine, à laquelle succéderont les masques antiques, de marbre ou de bronze, datés et intemporels, éternels, jusqu'à cette ultime variation sur le thème de la mer - et de la lumière - non moins permanents et, là encore, détournée de l'usage plaisant et joyeux, balnéaire, qui en est habituellement fait. Des lieux plongés dans une sorte d'attente imprécise et troublante. Car personne ne semble appelé à surgir, en dépit des traces parfois floues d'une présence qui fut, à défaut d’être encore. Ou de nouveau. C'est, par exemple, la photographie de chaises empilées dont on aperçoit une étroite partie des dossiers sur toute la hauteur droite de l'image occupée par ailleurs, et à part égale, par la mer et le ciel (Procida, 2000). Quelque chose échappe, et entre cette mer et ce ciel se glisse invariablement une inquiétude presque palpable qu'il faut peut-être chercher dans cette absence d'horizon, d'une destination qui existerait. Comme cette forme de balcon sur la mer, en réalité capturé du haut d'un rempart, le créneau ouvrant sur une surface aussi plane qu'infinie (Marelux, n°27. 2009). Si infinie, si vaste qu'elle nous renvoie vers un isolement aussi définitif qu'inéluctable. Pas d'échappatoire, semble-nous dire ce Napolitain au long cours, mais une invitation à modifier notre rapport au monde. A se perdre à regarder (2000), pour reprendre le titre d'un cliché sur lequel figure une chaise abandonnée sur une plage de galets sombres et orientée vers la mer, vibrante sous le soleil éblouissant. Ne reste plus qu'à prendre place, et écouter le ressac du silence. Car, l'assure Mimmo Jodice, "les paysages nous observent". Et nous parlent d’un monde immémorial.
 
Elisabeth Bouvet
Le 04/05/10

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Mimmo Jodice, Rétrospective 1960-2010, jusqu'au 13 juin 2010
Maison européenne de la photographie
5 rue de Fourcy
75004 Paris
Tlj (sf lun et mar) 11h - 19h40
Tarif plein : 6,5 €
Tarif réduit : 3,5 €
Rens. : 01 44 78 75 00

Catalogue de l'exposition : Mimmo Jodice
Federico Motta
Maison européenne de la photographie
60 euros
 
Et aussi...
Mimmo Jodice, Naples intime, jusqu'au 21 mai 2010

Institut culturel italien
73 rue de Grenelle 75007 Paris
Tlj (sf sam et dim) 10 h - 13h et 15h -18h  

Mimmo Jodice, jusqu'au 11 juillet 2010
Palazzo delle Esposizioni, Rome 



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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Demetra d’Ercolano 1999 © Mimmo Jodice
Photo 1 Paestum, 1986 © Mimmo Jodice
Photo 2 Elena, 1966 © Mimmo Jodice
Photo 3 New York, 1985 © Mimmo Jodice
Photo 4 Vue de Naples, 1980 © Mimmo Jodice
Photo 5 Naples, 1972 © Mimmo Jodice