L`Intermède
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La chapelle du Musée d'art et d'histoire de Saint-Denis accueille jusqu'au 29 mai La Peau vive, une installation de Frédéric Nauczyciel réunissant dix-huit vidéos réalisées en collaboration avec des performeurs rencontrés à Baltimore ou à Paris. Loin d'être réduits à de simples figures d'une création artistique conçue par un autre, les protagonistes s'y filment et s'y racontent eux-mêmes, dans une démarche qui fait de la production d'images un travail co-créatif, formé dans la relation entre l'artiste et les personnes rencontrées. frederic nauczyciel, casper ebony, sin toyer, lionel abenaqui, dale blackheart, ismail ibn conner, honeysha khan, lisa revlon, darryl loudboi, D de kabal, ari de B, jean-luc verna, james conley IIIPensée autour de la danse, de l'image de soi et de la (re)présentation du corps, l'exposition se veut le lieu d'une présence incarnée, mouvante, à laquelle l'intervention ponctuelle de performeurs sur les lieux mêmes de l'installation donne plus d'épaisseur encore.
Par Fleur Kuhn-Kennedy

CELA FAIT DÉJÀ PLUSIEURS ANNÉES que Frédéric Nauczyciel travaille sur le voguing, cette danse inspirée des poses du magazine Vogue que pratiquent certaines communautés homosexuelles et transgenres du monde noir américain. Comme beaucoup de genres artistiques nés de la contestation d’une situation d’iniquité ou d’exclusion, le voguing est soumis à un paradoxe : en devenant visible, en sortant du seul cercle communautaire, en devenant objet d’intérêt et d’analyse, il connaît lui-même une forme d’institutionnalisation, doublée de dépossession. La reconnaissance que confère le regard extérieur répond à un désir, mais elle confisque aussi aux acteurs du phénomène le pouvoir de donner sens à ce qu’ils sont et font, et éventuellement de faire évoluer ce sens. Tout le travail de Nauczyciel, qui s’élabore avec des personnes plutôt que sur des sujets, vise à trouver des formes de visibilité qui ne passent pas par cette imposition d’un regard, d’un statut ou d’une essence.
 

De la photo à la performance


LES PREMIERS TRAVAUX de Frédéric Nauczyciel en tant qu’artiste, commencés il y a plus de dix ans, étaient des projets photographiques : des clichés (un seul par ville) saisis au cours d’un long voyage ; des photos à temps de pose très long, prises dans les gradins de la cour d’Honneur pendant le festival d’Avignon – les spectateurs immobiles y apparaissaient nets, les autres ressemblaient à des spectres ; des images de "l’envers de Pantin" ; des photographies prises dans les "demeures intimes" de familles suédoises, françaises ou espagnoles… frederic nauczyciel, casper ebony, sin toyer, lionel abenaqui, dale blackheart, ismail ibn conner, honeysha khan, lisa revlon, darryl loudboi, D de kabal, ari de B, jean-luc verna, james conley IIIRétrospectivement on voit déjà poindre dans ces premières séries ce qui se donnera à voir et à penser avec une acuité nouvelle dans ses œuvres plus récentes : la rencontre avec l’inconnu, la création artistique comme espace partagé, l’intérêt pour le hors-champ, avec toute la charge symbolique dont se double ce concept esthétique et technique.
 
DANS CE TRAVAIL QUI S'EFFORCE DE DÉCENTRER le regard pour l’amener vers les marges de nos sociétés et de leurs modèles dominants, le recours à la photo se heurtait néanmoins à un écueil que les projets suivants s’efforcent de conjurer. Photographier quelqu’un revient, littéralement, à l’encadrer, à lui assigner une image immobile, à l’essentialiser dans un corps et une identité circonscrits une fois pour toutes, et qui semblent avoir fait le tour de leur objet. Que la photo se répande au point d’atteindre une renommée mondiale, et cette abolition de la personne dans le propos que porte son image devient éclatante : le petit garçon du ghetto de Varsovie aux mains levées, la fillette brûlée au napalm pendant la guerre du Vietnam, la "fille afghane" de Steve McCurry ont si bien pénétré la mémoire visuelle collective que ces images sont devenues signes de l’événement ou de la réalité qu’elles documentent plus que moments de l’existence de la personne représentée.
 
CHOISIR LE MÉDIUM FILMIQUE, comme Nauczyciel l’a fait avec The Fire Flies, sa première oeuvre née de la rencontre avec la scène alternative de Baltimore, constituait du moins un moyen de remettre en mouvement le cliché, de créer quelque chose qui se déplace, qui change, et qui ancre la personne filmée dans une narration où elle pouvait être autre chose qu’un "vogueur" figé dans une posture définitive par l’instrument du photographe. Avec La Peau vive, l’installation vidéo se voit investie de nouvelles possibilités, qui défont jusqu’au bout la passivité supposée du sujet filmé. Ici, ce sont les protagonistes qui se filment eux-mêmes, dans une démarche qui relève à la fois de l’autocréation d’une image de soi et d’une performance par laquelle le corps se met en scène. La présence chorégraphiée des danseurs devant la caméra, qui ne se trouvent réduits ni à un instantané photographique ni à leur pratique du voguing, permet à quelque chose de s’inventer dans l’attention accordée au regard que la personne porte sur elle-même.

 

Co-créer


IL FAUDRAIT EN SOMME PARLER d’une collaboration artistique plus que d’un projet porté par un seul artiste. Ceux avec qui Frédéric Nauczyciel choisit de travailler ont d’ailleurs, avant même de le rencontrer, pris le parti d’investir des espaces d’expression qui transforment leur existence corporelle et sociale en geste artistique : insérés dans les milieux du voguing, ils ont fait de la danse un lieu d’appartenance ambigu, à la fois contrepied ironique et répétition fascinée du modèle culturel par lequel ils se trouvent marginalisés ; arborant une peau encrée de tatouages, ils couvrent leurs corps d’images qui sont une manière de se réapproprier les signifiants communs. À ces initiatives scéniques et plastiques, le projet dont nous voyons l’aboutissement dans La Peau vive ajoute une nouvelle dimension : celle de la caméra, prise non pas comme technique de fixation, prétendument objective, d’une réalité existante, mais comme nouvelle médiation de la représentation de soi. frederic nauczyciel, casper ebony, sin toyer, lionel abenaqui, dale blackheart, ismail ibn conner, honeysha khan, lisa revlon, darryl loudboi, D de kabal, ari de B, jean-luc verna, james conley IIIC’est dire que l’artiste ne se pose pas en "ethnographe" venu documenter une pratique socio-culturelle curieuse mais en co-créateur attaché à travailler avec des individus dont la posture artistique et politique entre en résonance avec son propre travail.
 
SI FRÉDÉRIC NAUCZYCIEL n’intervient directement ni dans ce qui nous est montré ni dans la manière dont cela nous est montré, peut-être son rôle réside-t-il d’abord dans l’aménagement d’un espace tiers qui permette aux performeurs de créer ailleurs, avec d’autres, de réinvestir les codes de la communauté pour inventer quelque chose de nouveau. Là où l’art moderne, puis contemporain, nous avait accoutumés à une position qui substituait le "voir" au "faire", délaissant la virtuosité technique pour déconstruire la perception des formes, des espaces et des objets, le travail collaboratif renonce à cette autorité du regard pour restituer à chacun le pouvoir de participer à la création de sa propre image.
 
LA PREMIÈRE VIDÉO de l’exposition nous montre Casper Ebony en train de filmer sa peau et ses tatouages, tout en observant sur un écran de retour l’image ainsi produite. C’est cette première apparition d’un jeune homme filmé en train de se filmer qui initie le public au principe selon lequel ont été conçues les vidéos suivantes. Au fil de l’exposition, on découvre ensuite une douzaine de performeurs de Paris et de Baltimore : Sin Toyer, Lionel Abenaqui, Dale Blackheart, Ismail Ibn Conner, Honeysha Khan, Lisa Revlon, Darryl Loudboi, D’ de Kabal, Ari de B, Jean-Luc Verna et James Conley III. Dans chacun de leurs films, on voit se former quelque chose de singulier – le cadrage, la distance, le mouvement, la présence ou non du visage, le choix de la parole ou du silence, appartiennent en propre à la personne représentée. Reste que la présence de Frédéric Nauczyciel est précisément ce qui rend possible l’émergence de cette singularité. Non pas au moment précis où la vidéo se tourne mais dans tout le travail préalable au cours duquel les co-créateurs, travaillant à ce qui allait devenir une œuvre, ont tissé cette relation invisible dont résulte l’installation. Le regard de l’artiste n’est pas surplombant, il n’est pas le médiateur par lequel passe l’image du "voguing" et des "vogueurs", mais il reste un regard qui, parce qu’il introduit de l’étranger dans la relation de soi à soi, participe de la formation de l’image que chaque protagoniste entend donner de lui-même.



Surfaces


AU-DELÀ DU VOGUING et du tatouage, qui traversent l’exposition sans en être les véritables enjeux, le travail de Nauczyciel interroge la lisière entre l’intériorité et l’extériorité. Il prend pour objet cette « peau vive » dont les performeurs montrent les encrages, mais aussi le grain, les poils, les plis ou le galbe, invitant chacun des protagonistes à investir artistiquement la surface visible d’eux-mêmes. Et si l’on est proche de ce que la psychanalyse, depuis Didier Anzieu, connaît sous le terme de « moi-peau » – cette membrane symbolique qui maintient, contient et protège le psychisme tout en le gardant perméable aux stimulations de ce qui lui est étranger – l’image est ici littéralement et organiquement incarnée. Le moi exposé à la surface du corps se fait le lieu d’une représentation de soi sans cesse altérée par ce qui, du dehors, l’atteint.
 
ET PEUT-ÊTRE Y A-T-IL LÀ pour le public une invitation à remettre en question ce que ses codes culturels lui disent de ce qu’il voit. Outre le fait que la répétition de certains motifs laisse deviner un langage du tatouage qui ne peut être déchiffré sans initiation, le commentaire qui accompagne certaines images montre à quel point chaque nouvelle marque gravée sur le corps est liée pour celui qui l’habite à une personne ou à un moment de son existence. frederic nauczyciel, casper ebony, sin toyer, lionel abenaqui, dale blackheart, ismail ibn conner, honeysha khan, lisa revlon, darryl loudboi, D de kabal, ari de B, jean-luc verna, james conley IIIDans la vidéo de Darryl Loudboi, on voit ainsi se succéder une sirène rappelant un cousin disparu, une tête de Hello Kitty dédiée à une nièce chérie, une inscription réalisée dans un moment de colère… Autant d’images qui, de l’extérieur, peuvent être lues comme kitsch, grotesques, ou simplement insolites, mais acquièrent un tout autre sens pour qui se trouve de l’autre côté de l’épiderme. D’où un travail sur le corps lui aussi ambigu : espace d’expression en même temps que de cryptage de ce qui est exprimé, il invente un langage formé, comme certains idiomes nés de situations d’oppression, pour la communication autant que pour l’entre-soi. Le performeur fait parler sa peau, en la pigmentant, en la trouant, en la filmant, voire ici en en commentant les images en voix-off. Et ce corps qui parle à sa place, ce corps qui sert à l’identifier en tant que noir, ou en tant que transgenre, il le restigmatise d’une manière propre, lui faisant dire en retour quelque chose qu’il y inscrit lui-même.
 
FAUT-IL VOIR DANS CES "PEAUX VIVES" une continuation, à l’échelle microcosmique, des espaces habités qu’explorait déjà Frédéric Nauczyciel à l’époque de Pantin ou de Demeures intimes ? Sans doute. D’abord parce que les personnes avec lesquelles l’artiste a travaillé tissent un lien étroit avec la ville d’où elles parlent et créent. Ensuite parce que les corps eux-mêmes, striés de sillons et semés de reliefs, rappellent bien souvent des paysages. Dans certaines images, filmées en gros plan, le hors-champ devient difficilement reconstituable : le spectateur ne sait plus s’il est devant un bras, un ventre, une cuisse, ne peut plus rapporter le fragment à un ensemble, et se trouve face à une étendue qui pourrait être un lieu tout autant qu’un être. Un cœur ailé, animé par l’élasticité de la peau, bat des ailes. Et alors que nous ne savons plus où nous sommes, la personne filmée, quant à elle, réaffirme la plénitude de son corps : "Quand je suis née je savais déjà tout sur moi", assure Lionel Abenaqui en référence à Kirikou. Et Sin Toyer de renchérir par un poème :
 
love
love is what guides us
to happy places
and makes some people feel complete
tattoos make me feel complete
that’s why
I love tattoos

F. K.
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À Paris, le 23 mai 2017

Le site de Frédéric Nauczyciel

Le site du Musée d'art et d'histoire de Saint-Denis


La Peau vive
Frédéric Nauczyciel
Avec Lisa Revlon, Legendary Father David Revlon, Dale Blackheart, Kory Blacksjuan Revlon, Sin Toyer, Casper Ebony, Darryl Loudboi, James Conley III, Ismail Ibn Conner, Honeysha Khan, Ari de B, Lionel Abenaqui, D' de Kabal et Jean-Luc Verna
Jusqu’au 29 mai 2017
Musée d'art et d'histoire de Saint-Denis
22 bis rue Gabriel Péri
93200 Saint-Denis
Lun, mer, ven : 10h-17h30
Jeu : 10h-20h
Sam, dim : 14h-18h30
Entrée libre
Rens. : 
01 42 43 05 10 / 01 42 43 37 57




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