L`Intermède
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LE JEU DE RÔLE SUR TABLE, à distinguer du jeu de rôle thérapeutique ou grandeur nature, est apparu à la fin des années 1970 comme une pratique ludique héritée du wargame - famille de jeux de stratégie militaire. Le premier représentant de ce loisir est le fameux Donjons et Dragons de Gary Gygax et Steve Arneson, qui propose de jouer des aventuriers explorant des labyrinthes remplis de monstres à combattre, de trésors à piller et de pièges à déjouer, mais recelant bien d’autres possibilités, redéfinissant les frontières entre activité ludique et artistique. Car plus qu'à d'autres jeux dits "de société", le jeu de rôle emprunte à la fiction et à l'art, sous toutes leurs formes.

Par Frédéric Sintes
 
SON ANCÊTRE LE PLUS DIRECT, Chainmail de Gary Gygax et Jeff Perren, est un jeu de combat de masses, incluant des règles pour les combats individuels et portant ainsi l’attention sur des personnages uniques et leur histoire. C’est le développement de ce qui n’était au départ qu’une règle optionnelle, qui a donné naissance à tout un nouveau courant ludique, méconnu du grand public. La dimension compétitive jeu de rôle, jeu, analyse, papier, joueur, geek, table, Donjons et Dragons, Gary Gygax, Steve Arneson, partie, maitre, règles, Olivier Cara, analyse, nobilis, the forge, vincent baker semblait le principal objet de ces nouveaux divertissements, mais les pratiques se sont rapidement diversifiées, et de nouvelles façons d’interagir avec le matériau rôliste (néologisme : qui pratique le jeu de rôle/qui se rapporte au jeu de rôle) ont émergé. Ainsi, le jeu de rôle est devenu un moyen de vivre des aventures à plusieurs, dans un univers de référence, tel Star warsLe Seigneur des anneaux, ou les romans de Howard Phillips Lovecraft.


Références fictionnelles

LE FONCTIONNEMENT D'UNE PARTIE de jeu de rôle est simple et ne nécessite aucun dispositif informatique : un petit groupe de participants se réunit pour quelques heures, généralement autour d’une table ; chaque "joueur" raconte les actes et les paroles de son personnage (l’un des protagonistes de l’histoire) et le "meneur de jeu" décrit le plus souvent les décors, les personnages secondaires et dévoile l’intrigue, traditionnellement préparée à l’avance. Des dés sont souvent utilisés pour résoudre l’opposition aux personnages et départager les participants quant à l’évolution de l’histoire. En se détachant progressivement de l’héritage du wargame, le jeu de rôle a donc pris son essor en tant que fiction verbale partagée à la première personne. On se concentre sur l’histoire d’un petit groupe de personnages - un par joueur - dont les aventures sont canalisées par le scénario préparé par le meneur de jeu.

L’IMPRÉGNATION DU CINEMA et de la littérature de genre est forte, voire exclusive. Olivier Caïra, sociologue, corrèle l’émergence du jeu de rôle à l’explosion de la culture fictionnelle populaire des années 1970 dans son ouvrage Jeux de rôle, les forges de la fiction (CNR Éditions, 2007) : "Mon hypothèse est qu'une telle activité n'est possible que dans une civilisation saturée de références fictionnelles, celles fournies par le jeu - comme produit d'édition - n'étant qu'une infime partie de ce que les rôlistes mobilisent autour de la table. Même si toutes les civilisations ont une tradition de récit mythique ou fictionnel, seules les sociétés industrielles fournissent les éléments qui permettent de rendre jouable un univers d'aventure interactive."


La rupture

PROGRESSIVEMENT, LE MILIEU RÔLISTE voit l’émergence d’univers originaux, marquant une rupture avec la tendance à la célébration du cinéma et de la littérature de genre, comme le remarquable Nobilis de Rebecca Sean Borgstrom alias Jenna K. Moran (1999), imprégné de métaphysique médiévale et nordique, questionnant l’essence même du réel. En 2001, la communauté du forum anglophone The Forge (fermé en 2012), fondé par Ron Edwards et Clinton R. Nixon, entreprend de déconstruire le jeu de rôle, jeu, analyse, papier, joueur, geek, table, Donjons et Dragons, Gary Gygax, Steve Arneson, partie, maitre, règles, Olivier Cara, analyse, nobilis, the forge, vincent bakermédium "jeu de rôle" par des échanges et articles théoriques en ligne, et par la conception de jeux affirmant leur statut de fiction. Un grand nombre d’entre eux valorisent la créativité des joueurs en cours de partie et mettent au premier plan des questions existentielles à propos de religion, de violence, de sacrifice, de relations amoureuses et de sexe, longtemps tabous ou voués à la parodie dans ce loisir.
 
LES EXPÉRIENCES PRODUITES ouvrent la porte à des thèmes matures et intellectuels. Certains auteurs osent s’aventurer hors des sentiers battus de la culture "geek", en posant comme décor l’Utah du milieu du 19e siècle, au cœur des communautés mormones et en abordant les problématiques autour de la violence et de la morale religieuse (Dogs in the Vineyard de Vincent Baker) ; en s’inspirant du roman gothique pour jouer des serviteurs d’un maître maléfique dans My Life with Master de Paul Czege ; en spécialisant des jeux autour de romances, d’histoires d’adultères ou de rupture amoureuse (Breaking the Ice, Shooting the Moon et Under my Skin d’Emily Care Boss ou It Was a Mutual Decision de Ron Edwards).
 
LES AUTEURS DE THE FORGE subvertissent également les codes des genres, en leur donnant grâce à leurs jeux des dimensions qu’ils n’avaient pas jusque-là. Ainsi S/Lay w/Me de Ron Edwards s’appuie sur le canon des aventures de Conan le Barbare de Robert E. Howard pour proposer des parties à deux teintées de violence et d’érotisme - mais ces règles amènent discrètement la question de la fidélité dans un couple sur le long terme. Polaris de Ben Lehman est non seulement un exemple d’innovation audacieuse en termes de règles, mais propose en plus de jouer une tragédie dans un univers glacé et nocturne à l’extrême-nord du monde où des chevaliers magnifiques affrontent des démons brûlants dans une ambiance mythique - une autre subversion des codes de l’heroic fantasy. Les auteurs de The Forge envisagent la culture "geek" de manière dialectique, cherchant à l’absorber tout en brisant ses cadres.
 
DE CE CÔTÉ DE L'ATLANTIQUE, autour du forum internet Silentdrift (fermé en 2013) et des Ateliers Imaginaires, sous l’impulsion de The Forge, des auteurs repensent le jeu de rôle comme un support aux questionnements philosophique ou politiques, à l'instar de Sens Néant de Romaric Briand, qui propose de jouer des êtres disposant de sens totalement étrangers aux êtres humains ; ou Monostatos de Fabien Hildwein, dans lequel il est possible d’endosser le rôle de héros subversifs dans un monde désertique, totalitaire et conformiste. En proposant d’explorer la condition humaine dans toute sa complexité, en abordant le jeu de rôle sous l’angle du drame ou de la philosophie, l’assimilation exclusive du "jeu" à de l’amusement et de la distraction ne tient plus. Car ces expériences sont bien plus proches sous bien des aspects de certaines œuvres de cinéma ou de littérature que du Monopoly ou du Poker, et engagent pleinement leurs participants et leurs émotions.


Art et jeu

LE JEU DE RÔLE REPRÉSENTE AINSI un chaînon manquant entre jeu et art. Il s’agit d’un nouveau champ d’expression, de création et de réflexion. La fiction et le jeu se métamorphosent mutuellement, ouvrant la porte de nouveaux possibles et de nouveaux espaces fictionnels. Le jeu de rôle recèle des éléments de réponse au débat autour du statut artistique de certains jeux et notamment du jeu vidéo. Comme Sébastien Genvo, chercheur en sciences de l’information et auteur du jeu vidéo Keys of a game space le souligne : un jeu peut-il aborder des thématiques aussi intimes, politiques, sociales et profondes que le cinéma ? Un jeu qui parlerait de la Shoah ou de la misère sociale aux États-Unis pourrait-il être jeu de rôle, jeu, analyse, papier, joueur, geek, table, Donjons et Dragons, Gary Gygax, Steve Arneson, partie, maitre, règles, Olivier Cara, analyse, nobilis, the forge, vincent bakerencore considéré comme un "jeu", avec toute la connotation de divertissement que cela induit ?* Le jeu de rôle a déjà commencé à investir ces thématiques depuis plus de quinze ans, mais reste peu connu et en marge des débats. Sa pratique étant confidentielle et sa production peu rémunératrice, il est généralement considéré comme un divertissement puéril, comme l’a été le jeu vidéo avant lui, et n’intéresse pas les médias - à tort.
 
OLIVIER CAÏRA, DANS SA CONFÉRENCE à Orc'idée en 2013, considérait les jeux de simulation et plus particulièrement le jeu de rôle comme une rencontre de deux types de fictions : la fiction mimétique, correspondant au roman et au cinéma, et la fiction axiomatique que l'on retrouve dans les jeux abstraits, tels que les échecs, le jeu de go, le poker, ainsi que les mathématiques. Les choix proposés dans la plupart des jeux de société - le bluff au poker, le placement stratégique aux échecs, jouer à quitte ou double, à pile ou face, parier, tenter le tout pour le tout, gérer des ressources, etc. - sont transposables aux décisions humaines quotidiennes, car elles ne font que modéliser des décisions et des enjeux humains : la gestion de ressources du commerçant, le pari du trader, la stratégie du chef de guerre, le dilemme affectif, le calcul politicien, la prise de risque du combattant, le bluff du criminel aux prises avec la police, etc. transposés à une activité dissociée des contraintes et des risques réels (voir Roger Caillois, Les jeux et les hommes, 1957). Ainsi, les jeux de rôle exploitent des mécaniques ludiques pour transposer chez le joueur les enjeux fictifs affectant son personnage. Quand le personnage prend un risque, lancer un dé est une façon de permettre au joueur d’éprouver une tension et une résistance analogue à celle que son alter ego est censé vivre.


Focalisation et résistance

LE RICHESSE DU JEU DE RÔLE se manifeste à travers sa capacité à simuler l’expérience humaine ou anthropomorphique du monde. C’est ce qui le distingue d’un conte collectif, comme le propose le jeu Il était une fois… de Richard Lambert, Andrew Rilstone et James Wallis. Il est capable de reproduire les limites de l’expérience humaine, à savoir la limite entre soi et le monde que le bébé apprend à se représenter par le jeu (voir l’espace transitionnel selon Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité, 1971), par la dissociation entre son corps et le monde qui l’entoure, et par l’expérience de sa capacité à transformer le monde, à interagir avec lui. Les deux moyens par lesquels le jeu de rôle reproduit cette expérience sont la "focalisation" et la "résistance".
 
LA FOCALISATION CONSISTE à établir qui peut décrire ou contrôler quels éléments constituants de la fiction. Elle permet de distinguer l’individu de son environnement et d’autrui. C’est en séparant les responsabilités des participants sur la fiction que la focalisation est générée, c’est-à-dire la possibilité de se placer à l’intérieur ou à l’extérieur d’un personnage. Quand le participant interprète un personnage, il peut décrire ses actions, prononcer ses paroles, éventuellement se décrire physiquement, déterminer ses possessions, etc. Il devient responsable des décisions qu’il prend par et pour ce personnage. Quand le participant déplace son point de vue hors d’un personnage, il décrira davantage le décor autour de lui, ses perceptions, mais aussi les personnages secondaires de l’histoire. La résistance est générée par les mécaniques ludiques (lancer les dés, comparer des scores, etc.) : dans la réalité, si un individu tente de marquer un point au basket-ball, il devra réussir à faire passer le ballon à travers le panier. Pour tout un jeu de rôle, jeu, analyse, papier, joueur, geek, table, Donjons et Dragons, Gary Gygax, Steve Arneson, partie, maitre, règles, Olivier Cara, analyse, nobilis, the forge, vincent bakerchacun, cela demande effort et concentration, précision de mouvement. La qualité de l’entraînement et du moral d’un individu influent sur sa capacité à atteindre son but. Il y a incertitude quant au succès de son entreprise. La réalité résiste, car elle ne se plie pas à sa volonté.
 
LES RÈGLES ET MÉCANIQUES LUDIQUES en jeu de rôle servent à reproduire cette incertitude du résultat des décisions des joueurs, bien que les jeux fassent généralement en sorte de ne placer cette incertitude que sur les enjeux qui comptent vraiment, compte tenu du type d’histoire désiré. Elles reproduisent l’aléa dans la détermination de l’issue de la stratégie, du bluff, du pari du joueur dans la fiction, en destituant, au moins partiellement, le joueur de la conséquence de sa décision et en l’attribuant à un arbitrage externe. Le joueur peut donc vouloir quelque chose, mais cette chose va opposer une résistance. En cela, le jeu de rôle crée une impression de réel.


Mécaniques
 
CHAQUE JEU DE RÔLE, chaque partie jouée par un groupe de rôlistes module ces deux paramètres pour explorer un pan particulier de l’existence et du monde, qui peut se trouver par exemple davantage porté sur le fait d’éprouver la physique du monde, la maîtrise de son corps et ses savoir-faire, ou bien sur les codes sociaux et la tension entre les nécessités collectives et les libertés individuelles, ou encore sur la psychologie humaine et la manière dont chaque mot, chaque acte transforme un individu, etc. Selon Romaric Briand, auteur du jeu de rôle Sens Hexalogie, ce procédé place, de manière fixe ou temporaire, certains participants en position d’être la volonté d’un ou plusieurs personnages fictifs (traditionnellement appelés "joueurs") et d’autres en situation de définir le monde qui les entoure (traditionnellement appelés "meneurs"). Le but étant pour le joueur de pouvoir se "mettre à la place" du personnage de la fiction qu’il va explorer. De prendre des décisions pour lui et d’être responsable de ses actes et des conséquences qui en découlent.

LES MÉCANIQUES UTILISÉES sont généralement simplifiées et symboliques, car l’ensemble des paramètres physiques et psychologiques mesurables dans le monde réel sont bien trop riches et complexes à mettre en œuvre pour déterminer un acte aussi simple que "faire passer un ballon par le cerceau d’un panier de basket-ball". Le but n’est pas tant une simulation fidèle de la physique du monde réel qu’une génération d’efforts (créatifs ou intellectuels), de choix et d’enjeux de la part du joueur, en résonance avec ceux des personnages fictifs. Par exemple :
 - le personnage risque de mourir dans la fiction ; le joueur le ressentira probablement d’autant plus que la règle du jeu le menacera - par exemple - de ne plus pouvoir le jouer ;
 - le personnage est avantagé lorsqu’il agit contre son père à cause de sa rancœur ; ce sera sans doute vrai pour le joueur si la mécanique du jeu lui offre de lancer plus de dés pour atteindre ses objectifs quand il agit contre lui ;
 - le personnage est tenté de commettre un acte violent, mais cela implique un prix à payer ; le joueur peut le ressentir davantage si la mécanique du jeu rend le choix de la violence plus avantageux, tout en prévoyant des conséquences difficilement contrôlables ;
 - le personnage est séduisant ; le joueur pourra exploiter ce trait de son personnage si le meneur fait tomber facilement des personnages secondaires sous son charme.

 
PLUSIEURS PARTICIPANTS PEUVENT jouer des personnages et leurs buts peuvent s’opposer, chacun agissant pour tenter de l’atteindre. C’est principalement parce que les volontés des personnages s’opposent et s’affrontent qu’il peut exister des enjeux fictionnels, et donc une histoire. Le jeu de rôle offre une expérience de la fiction à la première personne, d’une richesse d’interactivité qu’aucun autre médium ne parvient aujourd’hui à reproduire.

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Potentiel infini

LE JEU DE RÔLE REPOSE donc sur une interaction complexe entre participants réels, règles ludiques et fiction (voir les schémas de Vincent Baker, l’auteur de Dogs in the Vineyard et Apocalypse World sur son blog Anyway). Son potentiel est proprement infini, car il repose sur le langage et l’imagination humaine. Le détail de la réponse d’un participant à une situation donnée est virtuellement impossible à prédire ; et le résultat de cette réponse l’est également. L’histoire constituée par les actions des personnages est organique, c’est-à-dire qu’elle se nourrit de chaque nouvelle contribution et donc de la créativité des participants. Chaque situation offre des possibilités qui se trouvent elles-mêmes enrichies de chaque intervention des participants.
 
PAR COMPARAISON, LE JEU VIDEO ne propose qu’un nombre limité d’actions et de conséquences mécaniques préprogrammées. Aussi nombreuses soient-elles, elles ne pourront jamais envisager toutes les histoires possibles à partir d’une situation initiale. En jeu de rôle, chaque chose dite, le moindre détail peut peser dans la balance et donner une tournure imprévue aux événements. Si le joueur décide d’empêcher un autre personnage de commettre un meurtre, il peut le faire par le moyen de la parole, avec agressivité ou avec calme, avec violence, avec les poings ou avec une arme, par du chantage, amicalement, avec condescendance ou compassion, en essayant de le piéger, etc. Partant, la réaction du participant jouant l’autre personnage différera du tout au tout. Et chaque mot comptera.

BIEN SÛR, LE MÉDIUM jeu de rôle ne dispose pas d’interface visuelle. En cela, il se rapproche probablement plus du roman ou du théâtre, avec des contraintes formelles différentes, mais c’est parce que c’est un jeu basé sur le langage et l’imagination qu’il est entièrement malléable et qu’il offre une possibilité d’interaction totale. À l’heure où les prouesses technologiques sont médiatisées et valorisées, il suffit de quelques participants, d’un livre de règles bien pensé et d’imagination pour explorer des mondes insoupçonnés.

F.S.
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A Paris, le 27 octobre 2014

* Voir, à ce propos, 
sa conférence donnée dans le cadre du GameJam à l’EESI Poitiers.
 
 




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