LES IMAGES DE GUSTAVE DORÉ habitent l'imaginaire collectif et pétrissent toutes les images que nous avons conçues des contes, des mythes fondateurs, des grands classiques de la littérature ou encore de la modernité telle qu’incarnée par la capitale anglaise. Peintre, sculpteur, mais aussi caricaturiste et illustrateur, célèbre autant en France qu'au-delà de nos frontières, Doré a produit des œuvres très largement diffusées dans les milieux intellectuels et populaires, de son vivant comme après sa mort. En ce printemps 2014, deux lieux lui rendent hommage. Si le Musée d’Art Moderne et contemporain de Strasbourg, sa ville natale, propose un Doré and Friends dédié aux phénomènes de filiation qui nourrissent l’illustrateur ou se développent à partir de lui, le Musée d'Orsay à Paris, lui, titre ambitieusement son exposition L’Imaginaire au pouvoir et mène le visiteur sur tous les chemins d'une activité créatrice aussi foisonnante que protéiforme.
GUSTAVE DORÉ (1832-1883) S'EST ESSAYÉ À TOUT : le dessin, la caricature, l'illustration, la peinture, la sculpture... Mais aussi le violon, l'alpinisme et l'acrobatie. Il est souple, agile, flexible de corps et d’esprit, doté d’une virtuosité qui sera souvent prise pour une forme de dilettantisme. Ce n’est donc pas un hasard si l’exposition du Musée d'Orsay s’ouvre sur le rapport entre l’artiste et les saltimbanques, présentant à la fois les tableaux que Doré a consacrés au monde forain et sa propre pratique du grimage, du travestissement et de l’acrobatie. La scénographie ne cède pas à la tentation chronologique et, avant d’explorer comme autant de fragments kaléidoscopiques les différents talents et multiples intérêts de l’artiste, elle ouvre le bal par cette image qui, peut-être, métaphorise à elle seule le caractère insaisissable du créateur qu'est Doré : celle du bateleur arpentant les routes, créant du spectacle à partir de son monde intérieur, changeant d’apparence et de forme au fil de son parcours, sans jamais se fixer dans un lieu.
– Un glorieux réprouvé
CE QUE L'ON CONNAIT LE MIEUX de l’œuvre de Gustave Doré, ce sont ses illustrations, pratique à laquelle il est loin de se réduire mais qui reflète néanmoins la position ambiguë qu’il occupe en son temps. Dès l’enfance, il dessine des albums, compose des histoires racontées en images et, depuis, on a souvent dit de lui qu’il était, entre autres choses, le pionnier de la bande dessinée. Or, si cette comparaison s’avère pertinente du point de vue des choix de compositions et des particularités techniques du dessinateur, elle l’est tout autant pour le statut que lui attribue la société du XIXe siècle. Comme certains auteurs de BD, Doré est à la fois un artiste extrêmement populaire, dont l’œuvre connaît immédiatement un immense retentissement, et un créateur souvent déprécié par la critique. Jamais présent où on l’attend, il a du succès partout mais ne bénéficie pas toujours de la reconnaissance de ses pairs. Rapidement catalogué comme "illustrateur" – comprendre, aux yeux de certains, un artiste de seconde zone – il se retrouve en butte aux critiques dès lors qu’il s’aventure hors du champ qui lui a été assigné. Ainsi, qu’il s’essaie à la sculpture, et on l’accuse immédiatement d’étendre sa médiocrité à de nouveaux domaines. C’est qu’il est bien difficile d’asseoir sa légitimité quand on ne se cantonne pas à une technique ou à un medium artistique unique et que, de surcroît, on s’adresse à un vaste public. À l’illustrateur, on reproche déjà, comme cent ans plus tard aux dessinateurs de BD, de produire des œuvres faciles, peu exigeantes et faites pour satisfaire la foule. En somme, de se prêter à une activité qui, quoique non dénuée d’une certaine forme d’esthétisme, n’est déjà plus tout à fait de l’art.
IL EST VRAI QUE L'IMAGINAIRE de Doré n’a cessé, une décennie après l’autre, et ce jusqu’à nos jours, d’alimenter la culture populaire. La bande dessinée, certes, mais aussi le film d’animation et les grandes épopées cinématographique, des Dix Commandements de Cecil B. DeMille au Seigneur des anneaux de Peter Jackson, puisent dans ses bestiaires et ses représentations onirico-fantastiques leurs plus belles images. C’est en effet à ses illustrations de la Bible que l’on doit l’image spectaculaire de Moïse brisant les tables de la Loi dans Les Dix Commandements. Dans ses illustrations des contes de Perrault, ou encore dans ce tableau intitulé La Nuit de Noël où l’on voit un ange déposer des jouets dans une cheminée avec, en fond, un ciel étoilé au-dessus d’une grande ville, on trouve l’écho de ce que sera l’univers de Walt Disney. Quant à ses représentations des bas-fonds londoniens, elles ont façonné notre représentation de la capitale anglaise à l’époque victorienne. Ceux qui avaient l’âge d’aller au collège dans les années 1990 se rappellent peut-être avoir feuilleté à la bibliothèque, non sans un vague sentiment de transgression, le Peter Pan de Loisel, peuplé de fées lascives et d’enfants livrés à la violence terrifiante des quartiers mal famés de la ville. La représentation de Londres, à n’en pas douter, a subi l’influence directe ou indirecte des gravures imaginées par Doré à la suite de son voyage en Angleterre à la fin des années 1860.
UN ARTISTE, DONC, DONT L'OEUVRE a pénétré l’imaginaire de tous les milieux et dont l’influence s’est poursuivie jusqu’à notre époque, soit que le public ait connaissance de ses œuvres, soit que la transmission se soit faite par l’intermédiaire de ses héritiers. Et parmi eux, il en est de fort illustres. Disney, certes, Cecil B. DeMille, soit, mais aussi Cocteau et son adaptation de La Belle et la Bête. Si Doré a illustré à la fois la littérature populaire et les grands classiques, s’il a conjugué la caricature et la peinture de sujets religieux, associé l’art de la vignette aux toiles les plus imposantes, il a également inspiré des artistes en tout genre, pénétré tous les imaginaires, façonné notre univers de représentation avec une persévérance et un succès qui défie toute hiérarchie artistique et invite à revenir sur quelques préjugés.
– Autrement voir
BIEN QUE ROMPU AUX TECHNIQUES les plus classiques, aussi bien en matière de dessin que de peinture ou de sculpture, Doré n’a de cesse d’inventer de nouveaux points de vue et regards. À l’issue de l’exposition, qui se conclut sur l’influence exercée par l’artiste sur le Septième Art, on peut apprécier cette remarque de Ray Harryhausen, célèbre concepteur d’effets spéciaux : "Gustave Doré aurait été un grand chef opérateur, […] il regarde les choses avec le point de vue de la caméra." Et, en effet, à voir certaines de ses gravures de Londres, notamment celles qui représentent des gares, des foules, ou encore l’image de la ville vue d’un train, le regard semble se positionner de manière à saisir le mouvement et à l’accompagner. De même, ses illustrations de l’Enfer de Dante et son Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer imprègnent tout l’imaginaire cinématographique des abysses infernaux.
L'INFLUENCE DE MICHEL-ANGE et de Delacroix est là, certes, tout comme l’empreinte de Rembrandt marque ses illustrations de la Bible. Mais à cet héritage s’ajoute toujours un point de vue novateur, percutant, une interprétation inédite et déconcertante qui, dans certaines circonstances, peut choquer le public. C'est le cas, par exemple, de son image de Dieu créant le monde, présentée en ouverture de la Sainte Bible illustrée par ses soins. Dans ses sculptures encore, Doré reprend et transforme les pratiques de son temps de manière discrètement facétieuse, jouant avec les lois de la pesanteur. Ainsi de L’Effroi – aussi appelé L’Amour maternel – création toute en verticalité représentant une femme juchée sur la pointe des pieds et brandissant son enfant à bout de bras pour le protéger d’un serpent, ou encore de Joyeuseté, où l’on voit un chevalier bondir à saute-mouton par-dessus un moine. L’angle, le cadrage ou encore la mise en place d’une narration par la composition de l’image se manifestent chez lui de manière aussi puissante qu’originale.
– L’immense et l’intime
AU-DELA DE LA DIVERSITÉ PROPRE à Gustave Doré, ce que l’exposition du Musée d'Orsay interroge, c’est cette variation de l’infiniment petit à l’infiniment grand ; du détail travaillé avec un soin d’orfèvre, sur un format restreint, aux vastes paysages peints sur les toiles les plus imposantes. Ce va-et-vient ne peut manquer d’engendrer un questionnement sur la position du regard de l’artiste, et sur le degré d’implication qu’il veut induire chez celui qui regarde ses œuvres. Il y a, à n’en pas douter, du spectaculaire dans l’œuvre de Doré, une grandiloquence et un dynamisme qui tiennent de la mise en scène. L’artiste voit les choses en grand, non seulement par son ambition d’aborder les monstres sacrés de la littérature – Dante, La Fontaine, Rabelais, la Bible même, et ce Don Quichotte auxquels tant d’illustrateurs se sont déjà attaqués et qu’il entend surpasser – mais par les dimensions et la résonance qu’il donne à son travail. Il crée du spectacle, fabrique de la tension dramatique dans le cadre fixe de ses images et, ce faisant, invite à décliner ses œuvres en nouvelles mises en scène – invitation à laquelle n’ont d’ailleurs pas manqué de répondre ses contemporains et ses héritiers, sous des formes aussi diverses que les spectacles de lanterne magique, les tableaux vivants ou les jeux de la Passion.
LES ANNÉES PASSANT, Doré semble accorder une place croissante à l’espace : celui des villes mais aussi des paysages, dont il deviendra l’un des principaux peintres de son époque. L’immensité de la nature, de la montagne en particulier, ses images des Highlands, du Tyrol ou des Alpes représentées à l’huile ou à l’aquarelle offrent la vision d’un monde où l’homme se perd, efface sa présence et rétrécit jusqu’à disparaître. Aux foules compactes de la grande ville, aux visages grimaçants de la caricature, se substituent progressivement des lieux inhabités, qui peuvent paradoxalement se comprendre comme la représentation symbolique d’un monde intérieur, libre de s’étendre sans être entravé par les frontières du corps et de la réalité. L’Espagne sauvage telle que l’a rêvée Doré, les imposants et apaisants paysages montagneux sont comme la conjuration de la mélancolie moderne, remèdes à une angoisse qui n’épargne pas l’artiste et à travers laquelle transparaît ce qu’il y a de subtilement intime dans son œuvre. De fait, la mort, l’enfer et les grands thèmes du romantisme gothique n’apparaissent chez lui que de manière distanciée, par l’intermédiaire d’un récit qui s’interpose entre l’artiste et son sujet, introduisant un second regard entre l’homme et l’œuvre. Le spectateur, comme le peintre, ne voit pas l’enfer directement : c’est Dante qui le lui montre, Virgile qui le montre à Dante et, ce faisant, son intimité avec la scène qu’il observe se trouve palliée par toute une série de médiations. Toujours est-il que cette angoisse est là, dans l’époque et dans le soi. Et que, même de manière détournée, l’œuvre se comprend comme une manière de l’affronter.
– L’art et le politique
LA TOUTE-PUISSANCE IMAGINATIVE qui occupe l’œuvre de Gustave Doré, si elle a le pouvoir de créer des mondes et d’y immerger son public, apparaît elle-même comme une forme de mise à distance. De ses premiers coups de crayon à ses toiles les plus imposantes, en passant par ses sculptures, il n’est pas de réalisation de l'artiste qui, pour dire ce qui est vu, ne passe par l’allégorie, la caricature ou au moins l’onirisme. Autant de façons de transfigurer le réel pour laisser transparaître en lui une autre forme de réalité. En cela, son œuvre est politique autant qu’esthétique, politique parce qu’esthétique, et mérite cette appellation d’ "imaginaire au pouvoir". Ses caricatures sont l’image critique d’une société qu’elles laissent entrevoir sous une forme grinçante, accentuant ses traits les plus grotesques. Dessiner tout à la fois les couches les plus prospères et les plus démunies de la société londonienne du XIXe siècle est une manière de faire parler par la gravure les inégalités particulières engendrées par la modernité et l’industrialisation. Enfin, lorsque, au moment de la guerre franco-prussienne et de la Commune, Doré peint d’immenses toiles toutes en nuances de gris, peuplées de figure allégoriques comme le Sphynx – seul détenteur de l’énigme de la destruction – l’ange noir de Prusse ou la France, il se fait témoin d’un désastre dont il questionne le sens par le biais de sa représentation imaginaire, faisant ainsi se rejoindre le sentiment intime de la perte et l’ampleur de la catastrophe nationale.