C'est à l'occasion de son projet de reprise historique de la Danse du Diable que L'Intermède a rencontré le comédien, auteur et metteur en scène Philippe Caubère. – Par Hélène Deaucourt
– Roman d'un acteur
Depuis ses imitations d'enfant au Roman d'un acteur où, seul en scène, il incarnait tous ses personnages de Ferdinand à Mnouchkine, Philippe Caubère dit ne pas avoir changé. Il a toujours ce même besoin de jouer, de "se montrer", et de séduire, par sa beauté ou sa laideur, sinon "c'est la mort". Choisissant donc la vie et l'art, le comédien quitte sa province son "baluchon sur l'épaule", et part faire du théâtre. La tête remplie des romans qu'il a lus, tel Frédéric Moreau dans l'Education sentimentale, le héros qu'il préfère et auquel il aime à s'identifier, il veut goûter, conquérir et assumer "cet imperceptible désir" d'être comédien.
Car le théâtre est lié chez lui à un appétit débordant pour le plaisir, tous les plaisirs. Tous deux sont nés de l'interdit familial, de l'isolement dans un modèle social dans lequel l'enfant ne se reconnaissait pas, où le comédien ne pouvait s'exprimer, et où ses désirs n'avaient pas de prise sur la réalité. Seul avec son imaginaire, coupé des autres, il est très tôt plongé, forcé et contraint, dans un univers de "fantasmes, de peur, de terreur même". Les deux passions, le théâtre et les femmes se sont alors répondues : "c'est ça le truc, l'étrange, mais la magie aussi, c'est au même moment que ma passion pour l'art, le théâtre, les livres et au fond l'écriture, m'a pris et enflammé". Comme il le décrit lui-même par l'image dans ses Carnets d'un jeune homme (éd. Denoël), c'est alors que le microbe est entré dans son organisme, rien ne peut plus l'en guérir. Poussant donc la porte du cours Molière en septembre 1968 après avoir quitté le domicile familial, Philippe Caubère commence son roman d'apprentissage sur la scène de deux femmes, Marlène et Marianne.
Après différentes expériences, c'est une autre femme, Ariane Mnouchkine, qui le repère et qui lui propose de rejoindre son théâtre. Mais décidant au bout de quelques années de quitter cette troupe dans laquelle il sent qu'il prend trop de place, il ouvre une nouvelle page de sa vie. Suite à des mois de dépression, et à un accouchement difficile au monde si obscur après la période du Théâtre du Soleil, le comédien se ressaisit et s'agrippe de toutes ses forces à un fil qu'il ne lâchera plus. Improvisant devant Clémence Massart, une autre comédienne du Soleil, il se redresse, se retrouve et s'amuse à raconter son expérience auprès de la metteur en scène. C'est ainsi que s'ouvre la Danse du diable en 1981.
– Je est un autre
C'est Ariane en effet qui devait être au centre de son Roman d'un acteur. Mais au fil des improvisations, comprenant que ce roman devenait aussi et de plus en plus le sien, il décide de s'exhiber sous le prénom d'un autre. Rebuté par l'obscénité qu'il y a à prononcer son prénom lorsqu'il se joue, le comédien-auteur continue à écrire sa vie et à la monter sur un tréteau sous les traits d'un autre. Répétant pourtant qu'il ne sait pas ce que c'est que le réel, et que l'art est le réel, et la vie, Philippe Caubère construit un univers de masques dont il n'est pas toujours le héros. Volontairement, il se voile pour mieux se dévoiler, de biais, hors scène mais aussi sur scène. Il se nomme alors Ferdinand Faure, personnage hybride conçu après Mort à crédit, Molière, la commedia dell'arte, et une vie d'artiste pleine d'expériences humaines et théâtrales de toutes sortes. Hors de scène, il prend aussi la parole pour défendre les causes auxquelles il croit, mais surtout, qui le touchent, au plus profond.
A vif, et profondément marseillais, il a le coeur, le corps et l'esprit secoués par le mistral déchaîné qui souffle sur la ville qu'il incarne sur scène dans Marsiho. Agité par une sensibilité à fleur de peau, Philippe Caubère est un être de chair et de mots. Les images qui l'occupent viennent de la littérature, de Flaubert d'abord, de Céline ensuite, de Sade aussi. Le comédien transporte avec lui ses doubles et ses contraires, ses héros et ses anti-héros, dont il revêt le costume simultanément. Lorsqu'il crée son spectacle sur scène, il imagine donc donner la réplique à d'autres comédiens, mais il joue tous les rôles. Après une tentative de mise en scène avec une troupe, et sur les conseils de Clémence Massart, il décide de tout incarner sous la caméra de son frère qui filme ses heures d'improvisation. Visionnant ces cassettes, il sélectionne les meilleurs idées, de jeu et de texte. Ces improvisations choisies sont ensuite recopiées, puis travaillées devant ses proches, notamment Véronique Coquet, sa productrice et épouse. Avec ses collaborateurs, il dirige alors la mise en scène, pense la musique, conçoit les décors, cherche les lumières. Le spectacle ainsi testé, écrit, épuré, développé, rodé, Caubère le joue jusqu'en Avignon, au Théâtre de la Condition des Soies, et sous la caméra de Bernard Dartigues.
– L'éducation sentimentale
Pour décrire Philippe Caubère, il faut aussi parler des femmes, nombreuses dans ses spectacles. Il y a surtout la mère d'abord, celle qu'il faut fuir au risque d'être dévoré, puis l'amante, celle avec laquelle il faudrait apprendre enfin à échanger, la metteur en scène enfin, celle qui donne ses directives même à Dieu pour que tout se déroule comme elle l'a décidé. C'est d'ailleurs le premier masque qu'il a porté, à l'âge de huit ans, celui d'une femme sur un marché, et que son père l'avait aidé à ajuster. Mais les femmes qui habitent le créateur sont aussi celles qu'il désire et dont il s'entoure. Luttant pour la cause des femmes avec la même vigueur que pour le théâtre auquel il croit, Caubère n'hésite pas à se faire entendre. Socialiste, mais regrettant ses idéologies et idoles passées, Philippe Caubère est aussi un citoyen engagé. Il dirait un homme tout simplement, avec ses convictions, et ses coups de gueule. Il prend donc la défense de celles qui se donnent à lui et qui l'aident à rester lui-même, à être vivant. Il refuse l'interdit, le silence et les bonnes manières, un féminisme qu'il trouve réducteur et prescriptif pour en imaginer un autre.
S'engager pour Caubère c'est rejeter l'esprit de sérieux, tout ce qui fige et finalement fait mourir l'art, la créativité et la parole. Il n'autorise personne à lui dire de se taire ou de s'arrêter, et ne respecte que ceux auxquels il croit. Pourtant chez lui, l'amour et la haine sont proches, et il réunit les antagonismes en refusant de sélectionner. Il aime les larmes, surtout de douleur dit-il, et autour de lui il faut que ça saigne. Il s'amuse à devenir le "divin Marquis", dans la quête du plaisir, scénique, sensuel, esthétique, poétique, musical. Depuis les débuts de sa "carrière", n'en déplaise à Ariane, il a alors dû revendiquer le droit à jouer, et il doit toujours se battre pour obtenir des salles. Le Vent du Gouffre ne l'emportera donc pas, mais s'il n'y avait pas de difficulté, il n'y aurait pas de conquête.