L`Intermède
1001 pattes
Garret Hardin, dans un article tragedy, commons, tragedy of commons, palais de tokyo, tokyo, exposition, installation, robin meier, ali momeni, fourmi, fourmis, hardin, garret hardin, tragédie, biens communs, paris, humain, humainspublié en 1968 dans la revue Science, interroge la "tragédie des biens communs" à partir de la question de la surpopulation. Quarante ans plus tard, avec l'installation The tragedy of the commons exposée au Palais de Tokyo, à Paris, les artistes Robin Meier et Ali Momeni exportent les constats du biologiste dans le milieu animal le plus familier et le plus banal : celui d'une colonie de fourmis coupe-feuilles, utilisant les mêmes moyens que les scientifiques mais dans un contexte renouvelé. Au moyen de l'art vivant, ils observent à échelle d'une colonie de 50 000 fourmis les concepts économiques de perte et de gain qui animent, d'après le biologiste, toutes les relations entre les hommes.

Dans une chorégraphie rythmée par le son amplifié de leur mastication, les fourmis Atta apprivoisent un nouvel espace. La colonie empruntée au Laboratoire d'Ethologie Expérimentale et Comparée de l'Université Paris 13 s'agite dans ce monde créé pour elle. Dans la pénombre de la vaste alcôve du Palais de Tokyo, les fourmis cultivent le champignon dont elles se nourrissent et dans lequel la Reine pond et dissimule ses futures ouvrières. Par un tunnel aménagé pour elles, dans la lumière éclatante dégagée par ce laboratoire de plastique, elles regagnent leur terrain de chasse, sorte d'arènes où sont disposées six plateformes surélevées. Sur chacune, différentes espèces de feuilles sont proposées au choix de ces fourmis très sélectives. Dans un mouvement ininterrompu, un mécanisme placé au coeur de cet hexagone perturbe la circulation des fourmis. Robin Meier et Ali Momeni détournent et perturbent, ainsi, leur réaction naturelle en déjouant leur instinct.

Odyssée de l'espèce
Le mouvement continuel du mécanisme les fait se confronter à des choix absurdes entre des feuilles de thym qui les répugnent, des pétales de roses dont elles raffolent et les pages d'un atlas qu'elles parcourent. Après avoir découpé les feuilles qu'elles ont soigneusement choisies, elles les transportent dans la fourmilière où elles sont redécoupées pour servir de terreau au mycélium, le champignon qu'elles cultivent in vitro. Car les ftragedy, commons, tragedy of commons, palais de tokyo, tokyo, exposition, installation, robin meier, ali momeni, fourmi, fourmis, hardin, garret hardin, tragédie, biens communs, paris, humain, humainsourmis ne se nourrissent pas de ces feuilles. Et si elles surmontent tous ces obstacles, ce n'est pas pour contenter leur propre appétit : chaque déplacement n'obéit qu'à la nécessité du bien commun, en l'occurrence cultiver le champignon, dont la survie de la colonie dépend. 

Pour mener cette odyssée de l'espèce Atta, la voix d'HAL du 2001 de Stanley Kubrick ne résonne pas au centre de cette hyperstructure coordonnée aux allures de Big Brother miniature. Et pourtant, chacune de ces fourmis champignonnistes sait ce qu'elle a à faire. Dans ce jeu de piste qui les conduit d'une forêt artificielle jusqu'aux bacs en plexiglas où elles font naître ce champignon à partir de rien, elles surmontent tous les dangers qu'on leur oppose dans l'intérêt général. Dans une société organisée en trois castes - les minima : les cultivatrices, les intermedia : les ouvrières et les maxima : les guerrières - ces fourmis vivent pour le groupe sans aucune conscience de leur individualité. Altruisme, comme se plaisent à le souligner les deux artistes, ou programmation génétique ? Toujours est-il que l'intelligence supérieure qui dirige ce microcosme n'est que la pensée de la collectivité.

C'est ainsi que le commissaire de l'exposition constate avec fascination comment la colonie palie aux pertes entraînées par le transport des fourmis depuis le laboratoire de Paris 13 jusqu'au Palais de Tokyo. Confrontées à une micro-hécatombe, les fourmis se sont organisées pour rassembler celles qui n'ont pas survécu pendant l'exode afin que les plus âgées, les moins utiles à la survie du groupe, les conduisent à l'écart, dans un vide-ordure concentrant tous les déchets organiques qu'elles récupèrent. Après les avoir utilisées pour prédire des phénomènes financiers et les réactions des futurs consommateurs, les deux artistes dressent  ces fourmis pour leur faire rejouer la tragédie du bien commun décrite par Hardin dans son article, motivées par les mêmes mécanismes souterrains de perte et de gain que la société des hommes.

Cirque de puces
Le grouillement incessant des 50 000 fourmis dans ces deux espaces donne l'impression d'un cirque de puces dont les deux artistes seraient les dompteurs. Habitués à travailler ensemble dans le domaine du spectacle vivant, la mise en scène consiste ici à extraire une espèce animale de son milieu naturel pour étudier ses réactions. Leur collaboration se fonde sur une passion commune pour la musique et se nourrit du croisement des études en physique d'Ali Momeni et des études littéraires de Robin Meier. Quand ce dernier  prépare un master de philosophie cognitive à l'EHESS après avoir obtenu un diplôme en électroacoustique au Conservatoire National de la Région de Nice, Ali Momeni fonde le festival MAW (Minneapolis Art on Wheels) aux Etats-Unis et décroche une licence de physique et de musique au Swarthmore College ainsi qu'un doctorat en composition électroacoustique à l'Université de Californie.

Au carrefour entre la science, l'art, la culture et les nouvelles technologies, ils ont trouvé un terreau fertile renouvelant l’art vivant, les expériences scientifiques et les performances artistiques. Robin Meier et Ali Momeni sont animés par la même volonté d'observer le vivant le plus concret, et de mettre en scène les réalités les plus matérielles et les plus pragmatiques. Entre les Etats-Unis et Paris, ils construisent un monde et un langage pour partager leurs idées, échanger des données, des curiosités trouvées sur la toile ou des documents qu'ils élaborent eux-mêmes. Ils associent ainsi leur vision différente du monde et de l'art dans des projets expérimentaux qui les situent, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, hors du marché de l'art. Plus tragedy, commons, tragedy of commons, palais de tokyo, tokyo, exposition, installation, robin meier, ali momeni, fourmi, fourmis, hardin, garret hardin, tragédie, biens communs, paris, humain, humainsproche de la performance que de l'oeuvre gravée dans le marbre, le chapiteau de ce cirque de fourmis a été pensé comme un projet scientifique, en collaboration avec les éthologistes du laboratoire de Paris 13, mais sans aucune volonté de résultat. C'est le questionnement qui est privilégié plutôt que la solution.

Les recherches menées par Robin Meier à Paris et les systèmes conçus par Ali Momeni aux Etats-Unis ont pour but de "faire de l'art avec les moyens du spectacle vivant", comme le revendique Meier. Les fourmis sont les actrices d'une improvisation géante dont seul compte le processus créateur. Ce sont les réalités les plus naturelles qui sont importées dans l'espace sacré du musée. Entre les murs de l'ancien auditorium, les insectes rampant deviennent les vedettes d'une nouvelle comédie humaine. Après avoir fait chanter les moustiques dans Truce : Strategies for Post-Apocalyptic Computation (2009), et résonner le son des étoiles dans le Palais de Tokyo (A Tentative call of the other, 2010), les artistes se sont passionnés pour les fourmis créatrices d'un champignon qui n'existe pas dans la nature. Les espèces animales sont montrées sous un jour nouveau, les moustiques sont capables d'amour et les fourmis deviennent les créatrices d'une société où serait privilégié le collectif sur l'individuel. Le familier se pare de la bizarrerie du merveilleux dans ce musée qui se plaît toujours à mettre les visiteurs à contribution. Filmées 24 heures sur 24, écoutées par les visiteurs indiscrets, observées dans tous leurs mouvements, elles forment un être global, un monstre grouillant sous la lumière blanche de cette structure surréaliste.

It's alive, it's moving
Ce que les deux artistes veulent provoquer, c'est un regard curieux, prêt à abandonner les repères communs. Et c'est dans un silence quasi religieux seulement perturbé par le bruit des mandibules sur les pipettes d'eau ou les feuilles de rosiers que les artistes mettent en condition les visiteurs, les véritables insectes piégés dans ce laboratoire qui se referme sur eux. Refusant d’être considérés comme des scientifiques, Meier et Momeni se défendent de vouloir prouver quoique ce soit par ces mises en situation du spectateur. Si l'on veut les définir, il faudrait les appeler des chefs opérateurs, des chorégraphes, et des danseurs aussi, au centre de cet "opéra" fou, selon le terme de Meier, dévoilant les coulisses d'un monde souterrain qui remue sous nos pieds.

Ce qui motive les deux artistes, c'est "l’interaction entre les espèces", souligne Momeni. Leur projet : mettre face à face des vivants, dans un espace où le temps et la vie se figent, où les yeux se posent depuis des siècles sur les mêmes traits de pinceaux, les mêmes coups de crayons, effleurent de loin les mêmes cadres, accrochés aux murs poussiéreux. La vie reprend ici ses droits, elle est même le véritable sujet de cette chorégraphie de milliers de pattes et de plus de 150 millions d'oeufs. Dans ce face-à-face se tisse tout un réseau de correspondances : l'humain regarde la fourmi qui l'ignore ou le pique quand il l'approche. L'ennemi a changé de camp, le nuisible est devenu le génie mystifié auquel les deux artistes constatent que tragedy, commons, tragedy of commons, palais de tokyo, tokyo, exposition, installation, robin meier, ali momeni, fourmi, fourmis, hardin, garret hardin, tragédie, biens communs, paris, humain, humainsl'homme cherche à se comparer. Meier et Memoni font accoster Gulliver à un nouveau Lilliput, où il ne retrouve aucune guerre fratricide entre les Gros-Boutiens et les Petits-Boutiens. Bien au contraire : la différence essentielle entre l'Homme et l'insecte qui pullule sous ses yeux, est là, une absence de conflit.

La science, nouvelle religion que l'on interroge partout, jusque sur les plateaux de show télévisés comme en plaisantent les artistes, est ici volontairement laissée sans réponse. Si elle est mobilisée dans cette expérience, elle n'est pas la clé de l'énigme. La rigidité de la rigueur scientifique visant l'utilité et la vérité, opposée communément à l'inutilité de l'oeuvre artistique, est ici intégrée au plus évanescent des mondes. Bâti en sept jours par les deux artistes, il s'effondrera irrémédiablement le 18 septembre prochain.
 
Hélène Deaucourt
Le 30/08/11

The Tragedy of the commons, 8 jusqu'au 18 septembre 2011
Palais de Tokyo
13, avenue du Président Wilson
Paris
Tlj (sauf lun) 12h - 21h
Tarif plein : 3 €
Tarif réduit : 1 €
Rens. : 01 47 23 54 01


D'autres articles de la rubrique Formes

Crédits et légendes images : Robin Meier & Ali Momeni, The Tragedy of the Commons, 2011. Vues d’exposition, 8 juillet – 18 septembre 2011, L'Alcôve, Palais de Tokyo. Courtesy des artistes. Photographie : Fabrice Gousset.