L`Intermède
Pour tout l'or du monde
2500 ans d'histoire préparent le siècle des Incas, cette civilisation qui constitua l'un des plus grands empires de l'humanité. Annonçant moins que ce qu'elle ne montre, la
Pinacothèque de Paris réunit plus de deux cent cinquante pièces issues des multiples cultures andines précolombiennes majeures : Mochica,Vicú, Chimú et Sicán au Nord, Nazca, Recuay, Tiwanaku au Sud. Loin L`Or des Incas, exposition, or, argent, bijoux, Incas, civilisation, Pinacothèque, Paris, cultures andines précolombiennes, Mochica, Vic, Chim, Sicn, Nazca, Recuay, histoire, rétrospective, cultedu catalogue de reliques, l'exposition offre une rencontre avec un art, une cosmogonie et un pouvoir vertigineux, dans l'ambiance sous-terraine d'un lieu qui s'y prête particulièrement bien. L'Or des Incas, origines et mystères est à admirer dans le labyrinthe de la Pinacothèque de Paris, jusqu'au 6 février 2011.
 
Conques et coquillages ont sonné l'air du rassemblement. Entrés en transe pour une danse cérémonielle, les prêtres font retentir les ornements-sonnailles dont leur parure est relevée pour l'occasion. Les tembetás, ornements le plus souvent en or laminé et granulé, sont venues grossir la lèvre inférieure des officiants et de hauts diadèmes sont arborés. Parmi eux, une jeune enfant drapée de tissus de vives couleurs et couverte de bijoux fondus d'or, d'argent et de cuivre. La chicha, bière de maïs fermenté qu'elle a du ingurgiter, commence à altérer sa conscience. Sur le chemin de l'autel, un ballet confus d'ornements nasaux tubulaires, grelots, disques solaires et coupes sacrificielles se dresse. Maintenant couchée sur la pierre sacrificatoire, le visage tourné vers le fils du dieu inca Viracocha, la lame du tumi, le couteau sacrificiel, s'abat sur son coeur. Le fils divin à qui ce coeur sera offert, c'est Inti, le Soleil, premier grand ancêtre masculin. Inti, dont il faut assurer la course et dont l'or est la sueur...

L`Or des Incas, exposition, or, argent, bijoux, Incas, civilisation, Pinacothèque, Paris, cultures andines précolombiennes, Mochica, Vic, Chim, Sicn, Nazca, Recuay, histoire, rétrospective, culteLa plupart des objets requis pour un tel rite ont non seulement résisté à l'usure du temps, mais ils ont également été épargnés par l'avidité des colons espagnols du XVIe siècle. Ils racontent aujourd'hui ce que l'absence d'écriture des civilisations pré-hispaniques a longtemps laissé silencieux. Véritables tropes visuels, la plupart d'entre eux, cultuels ou non, racontent en fait une même histoire : celle du pouvoir, divin comme humain. Rare, mais surtout inaltérable, l'or s’est imposé comme le matériau privilégié de l'expression de ce pouvoir. La couleur et le brillant du métal lui ont valu d'être associé par les Incas à la divinité solaire du panthéon religieux andin. Investi d'une charge symbolique jamais désavouée, il va connaître de multiples destins, dont la richesse ne peut que dénoncer en creux l'étroitesse de celui auquel le réduira l'Occident. Même s'il a été manié à l'état pur, en particulier dans la culture Sicán, l'or sera surtout mis en valeur au sein d'alliages binaires ou ternaires, avec le cuivre et l'argent. Sur certaines pièces, il se trouve également soudé à du bronze. Sans doute plus encore que les prouesses techniques, quoique souligné par elles, c'est le fait que l'or des peuples précolombiens n'a pas la valeur en soi qu'il prendra de l'autre côté de l'Atlantique qui interpelle. L'or ne manifeste le Soleil et ne sanctionne la hiérarchie sociale que lorsqu'il est fondu et / ou fusionné avec d'autres métaux par le métallurgiste, puis découpé, laminé, repoussé par les mains de l'orfèvre, et consacré, enfin, entre celles des prêtres ou des chefs de tribus et des classes dirigeantes. Ainsi l'or va-t-il, sans jamais faire l'objet de considérations pécuniaires ou mercantiles, cimenter le social et le cosmogonique jusqu'à la chute d’Atahualpa, dernier roi Inca, tombé entre les mains du conquistador Francisco Pizzaro.
 
L'au-delà et la sociétéL`Or des Incas, exposition, or, argent, bijoux, Incas, civilisation, Pinacothèque, Paris, cultures andines précolombiennes, Mochica, Vic, Chim, Sicn, Nazca, Recuay, histoire, rétrospective, culte
Deux mille ans avant Jésus-Christ, les premiers aborigènes andins apprenaient déjà à reconnaître les grands cycles naturels : celui des saisons, celui gouvernant la faune, celui des astres. Observateurs, et souvent rescapés, de cataclysmes divers - du phénomène climatologique El Niño aux tempêtes et aux séismes - les peuples du Pérou ancien développent une vision profondément intuitive du temps et de l'espace. Concevant l'univers comme un grand Tout régi par des forces invisibles et transcendantes, ils appréhendent la nature comme un ensemble complexe de forces surnaturelles, plus ou moins bienveillantes ou menaçantes, transmises à travers des cycles. Quand ils prodiguent leurs premiers rites, c'est dans l'espoir d'obtenir les faveurs de ces forces et de se prémunir contre la menace du Pachacuti - "cuti" signifie "révolution, bouleversement" et "pacha", "espace-temps" ou "terre" : le terme désigne les cycles réguliers de destruction et de recréation cataclysmiques du monde. Au sein des huacas, d'abord, sites naturels tels que les montagnes, lacs, sources. Sur de petits autels cernés d'enceintes, ensuite. Et enfin, au cœur de temples pyramidaux. C'est donc en réponse à l'au-delà que les plus grands temples andins - Chavín de Huántar, Kuntur Wasi, Pacopampa, Atalla… - se dressent. Un monolithe recuay (100 av. JC – 600 ap. JC) vient en rappeler l'esprit : la petite taille du personnage, le relief plat de ses contours, ses formes arrondies et ses grands yeux sphériques concourent à la figuration d'un état énigmatique, à mi-chemin entre la sérénité et le sentiment d'être surveillé.

C'est dans ce contexte que le premier travail de l'or fait son apparition. Le précieux minerai devient un élément de communion avec le divin, et l'exploitation artistique qui s'ensuit offre une grande leçon de sublimation de la matière. Envahissant l'entière production des objets de culte, des effigies, ainsi que les gravures architecturales, l'or peut céder pourtant le pas à l'argent et au cuivre qui composent une grande majorité de coupes et gobelets sacrificiels. De fait, il sera aussi, et surtout, généralement porté, attestant d'un autre pouvoir : celui des hommes.

L`Or des Incas, exposition, or, argent, bijoux, Incas, civilisation, Pinacothèque, Paris, cultures andines précolombiennes, Mochica, Vic, Chim, Sicn, Nazca, Recuay, histoire, rétrospective, culteLe métal doré n'a pas qu'une valeur cultuelle : il a également une portée culturelle. Témoin, la multitude des ornements corporels façonnés dans toutes les cultures andines, rassemblés dans l'exposition de la Pinacothèque : Orejera (ornement d'oreille), nariguera (ornement nasal), tembetá (ornement de lèvre), mais aussi tupus (ancêtres de la broche) portés aux épaules pour maintenir le vêtement, colliers et bracelets sont autant de mesures de l'échelle sociale. La finesse de certaines pièces rivalise avec la facture d'autres : moulés, ajourés, souvent filigranés, les métaux sont parfois accompagnés ou incrustés de pierres précieuses ou semi-précieuses, qui introduisent des variations chromatiques propres à rompre leur monotonie. C'est notamment le cas des colliers où se rencontrent ambre orangé, améthyste violine, quartz, mais aussi nacre et chrysocole turquoise. Sobres et figuratifs, ces bijoux se veulent des attributs sociaux qui ne relèvent en rien d'un effet de mode. Chaque pièce est bien plutôt un sceau identitaire. Et chacune renvoie à l'habileté mystérieuse de nombreuses mains créatrices. Une technicité précoce que ni la présence de mines dans la Cordillère des Andes, ni la découverte de nouvelles techniques de dorure, ni même la maîtrise grandissante de la fusion ne parviennent tout à fait à justifier. La culture Mochica (100 av. JC - 850 ap. JC) laisse ainsi très tôt des pièces parmi les plus spectaculaires de l'Amérique précolombienne. C'est que l'atelier de l'artisan compte déjà son marteau et son enclume en pierre sculptée, son emboutissoir, sa matrice en bois gravé, ainsi que ses spatules à chaux, particulièrement nombreuses dans la culture Chimú (900 - 1470 ap. JC), dont les terminaisons sont elles-mêmes décorées, d'un petit flûtiste, d'un singe, d'un marcheur, d'un aigle… Il s'agit de bien ouvrir l'œil, car partout un récit se fait conter.
 
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Mais les bijoux ne sont pas le seul support de l'iconographie andine, loin s'en faut. La céramique, se prêtant à un grand nombre d'usages et de tâches quotidiennes, leur vole quelque peu la vedette. L'ensemble des poteries données à voir couvre une échelle surprenante : aux côtés des Urpu - jarres incas pouvant mesurer jusqu'à 1,15 mètre de hauteur - trônent non moins majestueusement un éventail de vases peints, pichets et bouteilles modelés en forme de visage humain ou d'animaux, de calebasses et de gobelets, dont la matière même désigne l'usager auquel ils étaient destinés. Ainsi les gobelets en céramique ou en bois sont-ils l'affaire des villageois, quand ceux d'or ou d'argent trouvent les lèvres des prêtres et des notables.

Les motifs rencontrés constituent, au fur et à mesure des pièces exposées, un véritable bestiaire qui raconte la fascination longtemps exercée par la nature sur ces peuples parvenus à y prendre place, malgré la récurrence des désastres climatiques. Les mythes inspirés par la selva, forêt amazonienne jamais conquise ni apprivoisée, viennent gonfler la panse et informer le volume de nombreux récipients. Les représentations d'oiseaux, perroquet, canard, hibou, pélican... messagers du monde du ciel, prolifèrent aux côtés du serpent, souvent venu travestir la chevelure de créatures hybrides, et d'un félin protecteur, probablement le jaguar, dont les crocs sont volontiers mis en avant en signe de force. Cette nature idéalisée sera portée à son apogée par l'art céramique Nazca (350 av. JC - 500 ap. JC), Mochica et Huari (dit style pachacamac, 500 - 900 ap. JC), dont les thèmes anthropomorphes, zoomorphes ou purement géométriques témoignent d'une dextérité technique hors du commun de la part de ceux qui ne connaissent pas l'usage du tour.
 
Le moindre objet, telles cette pince à épiler ou cette petite bouteille à anses en étrier de la culture mochica, tient sa puissance de ce qu'il est à la fois utilitaire et artistique. Ou plutôt, en multipliant les occasions de prouver que le symbolique ne nuit pas nécessairement à l'utile, les cultures L`Or des Incas, exposition, or, argent, bijoux, Incas, civilisation, Pinacothèque, Paris, cultures andines précolombiennes, Mochica, Vic, Chim, Sicn, Nazca, Recuay, histoire, rétrospective, culteprécolombiennes proposent une véritable conception de l'art où la spiritualité se fait omniprésente dans le quotidien. Tout est maniable et lisible, à commencer par ce principe de la dualité, profondément enraciné dans la pensée andine - ainsi l'or d'Inti (le soleil) rencontre-t-il l'argent de Quilla (la lune) dans un bol cérémoniel chimú, ciselé avec une grande adresse.
 
Être de passage
Comme mouvement, la sublimation de la matière renvoie à un autre processus de transformation, essentiel chez les peuples préhispaniques : celui du passage mortuaire. Leur notion du temps cyclique leur permet de penser la mort non comme une fin mais comme une métamorphose. Un face à face avec une momie ica-chinca (900-1470 ap. JC) reste néanmoins déroutant. Le défunt, embaumé accroupi, est enrubanné dans plusieurs couches de tissus brodés. Jeu de mots en sus, la maille rivalise alors avec l'or. Car la virtuosité des précolombiens ne se réduit pas au traitement du minerai mythique : le textile occupe une place non moins importante, et l'unku, poncho de laine brodée, ou la chuspa, sac traditionnel pour le ramassage des feuilles de coca, deviennent des pièces tout aussi séduisantes. Dans l'art inca (1440-1532 ap. JC) le Quipu, instrument mnémotechnique alignant des fils de tissus noués à certains endroits, entraîne même volontiers de la séduction à la fascination. L'abîme de sens ouvert par sa signification ésotérique est, lui, redoublé par la présence d'une planche de calcul, appelé Yupana. "Les mythes des peuples sont tout sauf infantiles, les rites tout sauf de simples jeux, la magie tout sauf naïve, la peur de l'inconnu tout sauf immature, l'ordre du tabou et de l'ordre social (…) tout sauf (…) simpliste" (5), écrivait le philosophe Hans Jonas.
 
Marion Genaivre
Le 03/10/10
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L'Or des incas, origines et mystères, jusqu'au 6 février 2011
Pinacothèque de Paris
28 place de la Madeleine
75008 Paris
Tlj 10h30-18 h
Tarif plein : 10 €
Tarif réduit : 8 €
Rens. : 01 42 68 02 01

(5) Le principe responsabilité, ed. Champs, essais, p.213











 
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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Ornement frontal, Culture Mochica (100 av. J.-C. - 850 apr. J.-C.), Intermédiaire ancien, Alliage or-argent-cuivre, Laminé/Repoussé/Ajouré/Ciselé, 224 x 1 x 256 mm. Musée Larco, Lima (ML 100770), Musée Larco, Lima © Photo : Joaquín Rubio Roach. Décor de félins et d’oiseaux. Pièce probablement destinée à être cousue sur un tissu, par les trous encadrant le visage. [P.C.]
Photo 1 Masque, Culture Sicán (800-1350 apr. J.-C.), Intermédiaire récent, Or, Laminé/Repoussé/Soudé, 379 x 649 mm. Musée archéologique national Brüning, Lambayeque (MANB-00003), Musée archéologique national Brüning, Lambayeque © Photo : Joaquín Rubio Roach. Masque funéraire en or laminé. Les yeux en amandes et le nez prononcé ; les boucles d’oreilles et l’ornement nasal (nariguera) seraient ceux d’une divinité Sicán. Censés représenter les traits du défunts, les masques comme celui-ci faisaient partie de son trousseau funéraire. [P.C.]
Photo 2 Tumi (couteau sacrificiel), Culture Sicán (800-1350 apr. J.-C.), Intermédiaire récent, Or, Laminé/Gravé, 320 x 137 mm. Musées «Or du Pérou» - «Armas del Mundo» - Fondation Miguel Mujica Gallo, Lima, Lima (M-00067), Musées « Or du Pérou »-« Armas del Mundo » - Fondation Miguel Mujica Gallo, Lima © Photo : Manuel Figari Rouillon. Couteau rituel en or utilisé pour le sacrifice d’êtres humains et d’animaux, à motifs de personnage mythique entouré par des vagues. [L.M.V]
Photo 3 Pectoral, Culture Mochica (100 av. J.-C. - 850 apr. J.-C.), Intermédiaire ancien, Coquillage, Poli /Découpé, 260 x 510 x 8 mm. Musée Larco, Lima (ML 200086), Musée Larco, Lima © Photo : Joaquín Rubio Roach. Perles cylindriques de spondyle ou mullu (Spontylus Sp.). [L.M.V.]
Photo 4 Ornement Frontal, Culture Chimú (900-1470 apr. J.-C.), Intermédiaire récent, Or, Laminé/Repoussé/Embouti/Incrusté, 250 x 55 x 300 mm. Musée Larco, Lima (ML100006), Musée Larco, Lima © Photo : Joaquín Rubio Roach. Tête de félin orné de plumes, nez et bec d’oiseau. Deux singes dans la partie supérieure. Serpents bicéphales sur la partie inférieure. [P.C.]
Photo 5 Vase-portrait, Culture Inca (1440 – 1532 apr. J.-C.), Horizon récent, Argent, Laminé/Repoussé/Embouti, 190 x 108 mm. Musées «Or du Pérou» - «Armas del Mundo» - Fondation Miguel Mujica Gallo, Lima, Lima (M- 1278), Musées « Or du Pérou »-« Armas del Mundo » - Fondation Miguel Mujica Gallo, Lima © Photo : Manuel Figari Rouillon. Vase-portrait également appelé aquilla en quechua, utilisé par les Incas pour les libations accompagnant les cérémonies. [L.M.V.]
Photo 6 Bol cérémoniel, Culture Chimú (900-1470 apr. J.-C.), Intermédiaire récent, Or et argent, Laminé/Ciselé/Soudé, 82 x 117 x 117 mm. Musée Larco, Lima (ML 100865), Musée Larco, Lima © Photo : Joaquín Rubio Roach. Le personnage central de la frise et de la base présente un coiffe et les extrémités des membres terminés en tête de serpent. [L.M.V.]
Photo 7 Coupe cérémonielle, Culture Chimú (900-1470 apr. J.-C.), Intermédiaire récent, Bois, nacre, Sculpté/ Gravé/Pyrogravé/Serti, 399 x 167 x 165 mm. Musée Larco, Lima (ML 400029), Musée Larco, Lima © Photo : Joaquín Rubio Roach. Décor de la coupe : frise de 9 panneaux gravés représentant un personnage (à longue queue et aux pieds terminés en tête d’oiseau) associé à des êtres zoomorphes (félin) et à un singe. [L.M.V.]