LE ROMANTISME NOIR, semble-t-il, n'a pas de frontières. Il se déplace sans accroc d'une époque à l'autre, d'un lieu à un autre, d'un genre artistique au suivant. Il se transforme au contact de nouvelles réalités tout en continuant à se confronter à une même angoisse récurrente : celle de découvrir l'Autre qui est en soi, dans sa beauté et son horreur. Après un passage au Städel Museum de Francfort-sur-le-Main, c'est au tour du Musée d’Orsay d'accueillir, jusqu'au 9 juin, l'exposition L’Ange du bizarre. Soit 200 ans de romantisme noir dans la peinture, la sculpture, la littérature et, plus tardivement, dans le cinéma européen.
RARES SONT LES EXPOSITIONS nées d'un véritable geste créateur, qui édifient une nouvelle œuvre à partir de celles qu'elles exhibent, et donnent à connaître ce qui a déjà été dit en même temps qu'elles invitent à voir et à penser ce qui est connu autrement. Peut-être y a-t-il de la naïveté à croire que L'Ange du bizarre en fait partie, mais pour le profane qui embrasse pour la première fois ce thème si large du "romantisme noir" à travers l'image que lui en donne le Musée d’Orsay, le plaisir sera certainement au rendez-vous. Celui d'explorer une tendance qui semble sans limites, tant elle s'inscrit dans le foisonnement des genres, dans le dépassement de toute frontière géographique et historique ; ou bien celui de voir surgir de cette diversité, si ce n'est une cohérence, du moins un sens ; ou encore le plaisir de voir les mots entrer en contact avec les images, et d'abord en ce lieu où le titre, L'Ange du bizarre, né d'un récit d’Edgar Allan Poe, rencontre le tableau de Carlos Schwabe La Mort et le fossoyeur. Enfin, plaisir de comprendre, à travers la distance critique que permet l'organisation des œuvres en ensembles, mais aussi de s'immerger dans un univers qui reproduit mimétiquement celui du romantisme noir. Johann Heinrich Füssli, Eugène Delacroix, Francisco de Goya, F. W. Murnau et Alfred Hitchcock semblent alors déclarer en chœur avec Victor Hugo : "Nous n'avons que le choix du noir."
– Démons intérieurs
ON ENTRE dans la première salle comme on entre en soi-même. Par rétractation, par régression. Dans une forme de retour au pulsionnel et de face à face horrifique avec ce qui nous hante. "Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre." Dans la pénombre, à peine le seuil franchi, les spectres accueillent et guident dans un décor noir comme la scène nue d'un théâtre : scène intérieure, "autre scène", dirait peut-être Freud, scène que peuplent en tout cas mille créatures terrifiantes dans lesquelles s'incarne et se réincarne sans cesse la nuit noire de l'âme.
L'EXPOSITION PEUT SURPRENDRE par l'étendue des limites qu'elle se donne. "De Goya à Max Ernst", affiche le sous-titre, revendiquant d'emblée l'ambitieux projet d'offrir un voyage qui, à travers romantisme, symbolisme, surréalisme et expressionnisme, fera explorer les pulsions, les violences et les conflits refoulés par le culte de la raison. De la face sombre de l'époque des Lumières aux effrois d'un XXe siècle où le progrès technique s'associe à une escalade de catastrophes, les artistes des deux derniers siècles n'ont cessé de mettre en images et en récit l'entropie, de créer un espace où puisse s'exprimer cet irrépressible désir anomique qui résiste à toute tentative de mettre le monde en ordre et en systèmes. C'est que le romantisme noir n'est pas un mouvement au sens strict du terme, mais plutôt une nécessité toujours renouvelée d'explorer ses démons intérieurs, nécessité dont l'urgence semble naître d'une disjonction propre à la modernité. Le romantisme est subversion de la norme, transgression des cadres formels établis par la culture classique. Le romantisme noir, héritier de l'imaginaire sadien, est une remise en cause de toute forme d'ordre et de régulation. Loin d'être un phénomène ponctuel, circonscrit par une intention qui fonctionnerait comme manifeste, il semble donc se comprendre comme un mode de relation à l'étrangéité et à l'Autre qui est en soi. Né d'une angoisse exacerbée par la modernité et qui, une fois soulevée, jamais plus ne s’apaise, il trouve à chaque génération de nouvelles voies pour se dire.
– Visages de l'horreur
TOUS LES GRANDS BOULVERSEMENTS historiques – parmi lesquels on peut citer, pêle-mêle, l'agitation révolutionnaire, l'érosion des anciens systèmes de sens, le délitement de l'ordre religieux, la confrontation avec de nouvelles formes de violence, le renouvellement des régimes politiques ou les révolutions scientifiques majeures, parmi lesquelles la théorisation de la psychanalyse n'est pas des moindres – habitent, en creux, l'évolution des représentations de l'horreur. Les mutations du romantisme noir inventent ainsi des réponses aux monstres que façonne l'histoire en l'homme. Littéralement, elles incarnent le mal, le mettent en chair et en forme pour en faire un objet esthétique. Comme le bouclier de Persée, elles permettent de ne pas voir l'horreur en face mais d'affronter la Gorgone par le détour de son image. Est-il juste, pour autant, de dire que ces monstres prennent à chaque époque de nouveaux visages ? Oui et non. Non, car la manière qu'ont artistes et écrivains de donner corps à une horreur qui, sans eux, demeurerait informe, se cristallise sur quelques figures récurrentes qui, quand elles ne sont pas déjà mythiques, le deviennent en pénétrant l'imaginaire romantique : le serpent, la sorcière, Satan, la Méduse... Oui, parce qu'il y a dans le traitement de ces figures un constant déplacement qui, en subvertissant la source, cherche à dire quelque chose de propre à l'époque dans laquelle prend place la création de l'œuvre.
LE TABLEAU, L'IMAGE, L'OBJET SCULPTÉ, même le récit jusqu'à un certain point, sont une manière de matérialiser la violence tout en la circonscrivant dans une représentation symbolique qui peut tout aussi bien évoquer la férocité de l'histoire que la cruauté de l'individu. Si l'horreur du romantisme noir à un visage, elle n'a ni lieu ni date. Elle peut s'appeler Méduse, Tempête, Médée, mais non Guernica. Elle se situe toujours dans un hors-temps qui la porte sur la scène du fantastique et du fantasmé. L'horreur du romantisme noir est celle du Cauchemar de Füssli, représentation détournée d'un viol qui ne se dit que sur la scène trouble du désir et du rêve, dans le déplacement symbolique que permet l'image du cheval passant sa tête dans l'ouverture des rideaux, ou dans la peinture d'un démon pesamment assis sur la silhouette blanche et alanguie d’une femme endormie.
LE RÉFÉRENT HISTORIQUE est plutôt rare dans ces œuvres nées d'une modernité pourtant éveillée à la conscience de son historicité. Si peintures et dessins disent bien l'angoisse provoquée par l'histoire, c'est à travers la mise en scène de figures récurrentes et de peurs primitives. La ronde des sorcières, des fantômes, des gorgones, des sphinx ou des démons, les terreurs liées à la mort, à l'obscurité, à la sexualité ou à la dévoration, déplacent l'histoire dans l'univers du mythe et se construisent dans un perpétuel dialogue avec les œuvres littéraires et, plus tardivement, avec les champs de l'inconscient ouverts par la psychanalyse. Bien sûr, peindre l'Ombre de Marguerite apparaissant à Faust et Méphisto, comme le fait Eugène Delacroix en 1828, c'est évoquer à travers le personnage de Goethe le fait divers qui l'a inspiré : celui de l'infanticide de Margaret Brandt en 1772. Mais dans la mesure où la peinture de Marguerite côtoie une esquisse de Médée, elle aussi œuvre de Delacroix, le meurtre de l’enfant est ramené dans le domaine des peurs enfouies et atemporelles. De même, si on ne peut nier que l'imaginaire de Goya soit hanté par la violence de la guerre d'Espagne, on verra, dans les Désastres de la guerre, les maux du temps dénoncés sous les traits de rapaces et de chauves-souris. Et si, à partir des années 1930, la série de photos de graffitis que Brassaï intitule La Mort évoque un danger que l'histoire rend de plus en plus présent, l'artiste choisit de le formuler à travers la démultiplication d'un symbole séculaire et détemporalisé : celui du crâne.
– Des images et des mots
AUX RACINES de cette exposition, il y a un livre, celui de Mario Praz, La Chair, la mort et le diable, premier ouvrage critique à avoir théorisé le romantisme noir. Et aux racines du romantisme noir, se trouve aussi le livre, ou plus précisément le roman noir, genre initié par Horace Walpole en 1764 avec son Château d'Otrante. Cette interaction entre images et récits n'a cessé de façonner l'histoire du mouvement. Füssli peint les trois sorcières de Macbeth, Delacroix s'inspire de Faust, tandis que les personnages de la créature de Frankenstein et de Dracula, créés par Mary Shelley et Bram Stoker à l'aube du XIXe siècle, continuent à hanter l'imaginaire cinématographique d'un James Whale ou d'un Murnau. L’exposition joue de ces étincelles obtenues par le frottement des images et des mots pour faire résonner en nous des citations de Baudelaire, de Shakespeare ou de Sade, artistes du langage dont les paroles entrent en écho avec les œuvres qui, du fond de leurs cadres, nous regardent autant que nous les regardons. Et le spectacle est si saisissant que, malgré l'appel du printemps dans le Jardin des Tuileries tout proche, malgré les démons maléfiques qui poussent les visiteurs vers la sortie une demi-heure avant la fermeture annoncée du musée, on en oublierait presque de revenir à la lumière.
L’Ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst
Jusqu’au 9 juin 2013
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion d’Honneur 75007 Paris
Tlj (sf lun) : 9h30-18h
Nocturne le jeudi (21h45)
Tarif plein : 9 €
Tarif réduit : 6,50 €
Rens. : 01 40 49 48 14